Guetter les affleurements de la grâce…
Nous sommes toujours déjà comme au bord de la grève, et je suis de ceux-là qui tirent les filets quand passe un banc d’immortalité.
- Arséni Tarkovski
Ce que l’œil n’a pas vu et que l’oreille n’a pas entendu, ce que l’esprit humain n’a jamais soupçonné, mais que Dieu tient en réserve pour ceux qui l’aiment. Or, Dieu nous l’a révélé par son Esprit.
- 1 Corinthiens 2:9-10
Lorsque celui dont nous allons célébrer la naissance marchait sur les routes de Palestine en parlant du Royaume de Dieu, du Royaume des cieux ou encore du Royaume de son Père, ceux qui l’écoutaient n’avaient en réalité pas la moindre idée de ce qu’il évoquait par ces mots. Comme très souvent, le langage est source de malentendus, même lorsque nous désirons réellement apprendre, à plus forte raison si nous avons des raisons de ne pas vouloir comprendre. Lorsque les responsables religieux de l’époque lui posent la question:
– Mais où se trouve donc ce fameux Royaume dont tu nous rebats les oreilles jour après jour ? Où est bâti le palais, où est le trône ? Où se cachent son armée, ses ministres, ses comptables, sa banque ?
La réponse de Jésus, bien qu’apparemment très simple et précise, n’est absolument pas comprise :
– Le royaume de Dieu ne vient pas en se faisant remarquer, il n’est pas ici ou là; le royaume de Dieu est au dedans de vous.1
2000 ans et des poussières plus tard, le malentendu persiste, il s’est même aggravé...
Pour quelques-uns, le Royaume de Dieu s’établira sur terre dans un des épisodes de la fin des temps, pour d’autres il est une image poétique sans réalité concrète, pour d’autres encore il est représenté par des institutions ayant pignon sur rue, églises, dénominations, lieux saints, et même, pour certains, par des gouvernements humains dans un mariage dramatique entre religion et politique…
C’était pourtant tellement évident pour Paul – lorsqu’il écrit aux disciples qui se trouvent dans la région de Colosse – qu’il ne l’explique même pas, se contentant de le mentionner comme un fondement connu de tous concernant la Bonne Nouvelle: Christ, celui qui habite en vous, et qui est votre espérance…2
Nous n’avons pas à chercher « à l’extérieur » celui qui vit en nous, connecté et alimenté par Dieu l’Esprit. Ce lieu qui abrite l’invisible Royaume, «ce lieu de Dieu en l’homme», comme le nommaient les Pères de l’Église byzantine. C’est à cette réalité insaisissable que Jésus se réfère lorsqu’il explique comment prier à ses disciples, il leur recommande de s’enfermer à double tour dans la chambre la plus intime de leur âme pour s’attendre au Père qui «voit dans le secret».3
La relation que le Christ est venu initier en s’incarnant et en offrant sa vie pour reconnecter les humains avec leur créateur trouve sa source dans cette chambre secrète. Tout ce qui n’est pas le fruit des émanations de l’Esprit dans ce « lieu de Dieu » n’est que religion, la manifestation de la lettre qui tue et non de l’action de la grâce qui donne la vie.
Le récit honteux, triste des pitoyables contrefaçons du Royaume de Dieu est écrit en lettres de feu et de sang dans les lignes de notre histoire : croisades, bûchers, inquisition, guerres, intolérance, légalisme, abus d’autorité, racisme, sexisme, esclavage, génocides… Une terrifiante liste d’horreurs accomplies, justifiées, par des hommes qui brandissent des versets, des chapitres d’un livre qu’ils utilisent pour justifier leur soif de pouvoir.
Nous sommes à des années-lumière, aux antipodes du message de cet enfant né dans le dénuement et la simplicité, celui qui, devenu adulte, a proclamé la réalité de ce Royaume de Dieu caché au milieu de nous, au plus profond de nous. Il attend que nous arrêtions de fabriquer des imitations mortes de ce Royaume. Mettons plutôt notre énergie à ne rien faire qui empêche cette vie cachée en nous de remonter à la surface.
Désirons-nous une authentique célébration de Noël ? Il est temps de nous arrêter, de faire une pause, de rentrer en nous-mêmes, d’apprendre, de pratiquer la patience, d’attendre… attendre pour entendre la voix de celui qui nous dit : je me tiens à la porte de « ton lieu secret » et je frappe, si tu ouvres, j’entrerai, je partagerai un repas d’amour avec toi…4
Ayons le courage de l’inactivité apparente pour guetter les affleurements5 de la grâce, comme une sentinelle attend le matin, comme un chat devant une taupinière, comme Anne ou Siméon dans le temple, une vie d’attente pour une rencontre qui change tout.
Et si Noël, cette année, était essentiellement constitué de cette attente active afin de discerner les effluves de l’Esprit, lorsqu’ils remontent de ce Royaume caché en nous, mais destiné à se manifester autour de nous. Nous n’avons pas à le fabriquer, nous ne sommes pas la lumière, simplement les photophores, vases fragiles et heureusement fêlés, fissurés afin que cette lumière s’infiltre pour rayonner, éclairer autour de nous…
Que nous puissions recevoir en présent de Noël l’un de ces filets capables de saisir quelques prises lorsque passent les bancs d’éternité…
Je nous souhaite une belle et bonne pêche, ainsi qu’un cœur vigilant pour repérer les affleurements de la grâce.
Philip
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1 Luc 17:20-21
2 Colossiens 1:27
3 Matthieu 6:6
4 Apocalypse 3:20
5 En géologie, on parle d’affleurement lorsque les roches profondes apparaissent à la surface. Par extension, ce mot parle de l’émergence de ce qui vient de l’intérieur.
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