Aimer ou Posséder… les verbes ennemis
Je l’aimais tant que pour la garder, je l’ai tuée, je ne suis qu’un fou… Requiem pour un fou.
- GILLES THIBAUD
L’amour de certaines mères est comme une corde passée au cou de l’enfant: au moindre mouvement de celui-ci vers la vie, le nœud coulant se resserre.
- CHRISTIAN BOBIN
Oui, Dieu a tellement aimé les humains qu’il a donné…
- JEAN 3:16
Le langage est source de malentendus, expliquait le renard au Petit Prince qui voulait l’apprivoiser. Il avait bien raison. Sous un même mot, comme dans une boîte fourre-tout, on peut trouver tellement de choses qui n’ont rien à voir entre elles.
J’aime les fraises, j’aime chanter, j’aime mes enfants, j’aime le silence, j’aime mes parents, j’aime la montagne, j’aime ma compagne…
Dans cette liste, non exhaustive, chaque « j’aime » a un autre sens. Nous pourrions regretter que le français, comme d’autres langues, n’ait pas plus de termes pour parler de ces différentes utilisations, mais cela ne changerait pas grand-chose.
Quel que soit le contexte, quel que soit l’objet de cet « amour », qu’il s’agisse d’autres humains, d’animaux, de situations ou d’activités, on peut tracer une frontière unique pour séparer deux réalités, deux attitudes, deux attentes, deux motivations qui constituent deux territoires distincts.
De part et d’autre de cette frontière, des verbes dissemblables forment les bases de la langue officielle.
Dans l’un, on s’exprime essentiellement avec les vocables « prendre », « posséder », « avoir », « garder », « détenir », « stocker », « engranger », « investir », « produire », « rapporter », « affirmer », « rejeter », « exiger », « exclure ».
Dans l’autre, on trouve comme fondement du dialecte local les verbes « donner », « partager », « recevoir », « prodiguer », « distribuer », « consentir », « offrir », « appartenir », « écouter », « proposer », « accueillir », « pardonner », « accepter ».
Lorsque je déclare: « J’aime les fraises », il n’y a pas d’ambiguïté, tout le monde comprend ce que je veux dire: « j’aime les consommer, cela me procure du plaisir ».
Mais lorsque je dis: « J’aime mes enfants, ma femme, mes amis, mes parents… » qu’est-ce que cela signifie réellement ? De quel côté de la « frontière » est ce que je me situe ? Quel est le véritable langage qui se cache derrière mon affirmation ?
Je suppose que dans la grande majorité des cas, nous sommes « Suisses », quelle que soit la nationalité inscrite sur notre passeport; nous essayons d’obtenir le meilleur compromis, un consensus « acceptable », un pied de part et d’autre de la frontière. C’est probablement un moindre mal.
Prendre quelques instants pour réfléchir à ce que signifie pour nous « aimer » ne peut être que salutaire. Encore une fois, les mots que nous utilisons sont révélateurs.
Est-ce que je dis « Ma femme » ou, avec la poésie un peu rude de Renaud, « Celle que j’suis son mec » ? Vous saisissez la nuance ? Celle qui m’appartient ou celle à qui je me donne ? Est-ce que je pense à elle comme « celle qui doit me procurer amour, plaisir et réconfort ? » ou, comme le chante si joliment Francis1, celle vis-à-vis de qui « Je ne dois rien vouloir, je dois juste essayer de lui appartenir… »
Les pasteurs, prêtres, responsables religieux de tous poils devraient aussi se poser la question. Lorsqu’ils disent « mon église », pensent-ils « l’église dont je suis le patron » ou « la communauté de femmes et d’hommes auxquels j’ai été offert par Dieu pour les aimer et les servir » ?
L’état des lieux de « nos amours » est important à faire, mais attention ! Lorsque le bilan sera fait, ne vous recroquevillez pas dans la culpabilité, la justification, la comparaison, le déni ou l’abattement. Tournez-vous sans façon vers celui pour qui aimer veut pleinement dire « donner » et même « se donner ». Il est le seul qui puisse, en nous remplissant de son « amour-don », nous mener un peu plus loin sur les sentiers de l’amour authentique.
Apprenons de Lui à changer notre vocabulaire amoureux et surtout la réalité qu’il recouvre. Laissons-le nous donner, nous accepter, s’offrir à nous… et souvenons-nous que notre part consiste simplement à « ne rien vouloir, juste essayer de lui appartenir ».
Philip
P.S. Je ne suis peut-être pas un cadeau, mais je vous ai pourtant été offert…
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1 Francis Cabrel. Je l’aime à mourir.
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