La vraie spiritualité
Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible
II. L'homme séparé de son ensemble
12. Le renouvellement des relations personnelles
Nous allons aborder, maintenant, la question de la personnalité sous l'angle de l'amour et de la communication, avec pour clé la nature personnelle de Dieu. La pensée et la vie chrétiennes partent du principe que Dieu est un Dieu infini et personnel, avec une insistance particulière sur ce dernier trait. La notion de personnalité est donc réelle et prééminente dans l'univers, et ne relève pas du hasard.
Le témoignage global de l'Ecriture atteste que Dieu agit envers nous en fonction de sa propre nature, puis de celle qu'il nous a donnée, sans violer ni la sienne, ni la nôtre. Ainsi la relation de Dieu avec l'homme est toujours une relation de personne à personne. Bien plus, Dieu dans son infinité peut traiter chacun de nous comme s'il était seul sur terre. Il peut s'occuper de chacun de nous personnellement, car il est infini. Le comportement de Dieu envers l'homme ignore, en outre, l'automatisme. Son attitude n'est pas machinale. Quoique comportant certains aspects juridiques enracinés dans la nature-même de Dieu, ses relations avec nous ne sont pas non plus de nature légale par priorité. Le Dieu de la Bible est différent des dieux que l'homme a inventés. Il est un être personnel dont la nature constitue la loi de l'univers, absolue et parfaite. En péchant, l'homme viole cette loi et se rend coupable; Dieu doit alors traiter avec lui sur le plan proprement juridique. Puisque nous avons péché, nous devons être justifiés avant de pouvoir nous approcher de Dieu. Cependant, s'il n'oublie pas cet aspect dans ses relations avec nous, Dieu nous traite avant tout sur le plan personnel.
Ces deux derniers chapitres portent sur la nature de la vraie spiritualité face au problème de notre séparation d'avec autrui, d'avec Dieu avant tout autre.
Puisque Dieu nous traite toujours en fonction de ce qu'il est et de ce que nous sommes, nos pensées et nos actes envers lui devraient suivre le même principe. Gardons-nous d'envisager notre relation avec Dieu comme automatique. Pour cette raison, un système sacerdotal rigide s'avère toujours faux. Nos relations avec Dieu ne peuvent en aucun cas être machinales, et ne devraient pas se réduire au seul aspect juridique, bien que cet aspect existe. La relation du chrétien avec Dieu est surtout une relation de personne à personne.
Il y a, bien sûr, une différence à ne pas perdre de vue: Dieu est le Créateur, tandis que nous sommes des créatures. Il me faut donc toujours garder en mémoire ce rapport créature-Créateur lorsque je pense et agis à l'égard de Dieu. Mais cette différence n'altère en rien le caractère personnel de ma relation avec lui. Je suis appelé à aimer Dieu de tout mon cœur, de toute mon âme et de toute ma pensée. Il ne prend plaisir que dans mon amour pour lui. Ma vocation ne concerne pas seulement ma justification. Dieu a créé l'homme pour qu'il vive en communion personnelle avec lui et pour qu'il l'aime. Considérons donc la prière comme une communication de personne à personne, et non comme un simple exercice de dévotion, car, réduite à cela, elle cesse d'être biblique.
Passons, maintenant, de notre relation personnelle avec Dieu, à nos rapports avec nos semblables. S'il est capital de garder en mémoire que mes relations avec Dieu doivent être maintenues sur le plan créature-Créateur, je n'oublie pas qu'à l'inverse les rapports avec mon semblable sont d'égal à égal, et non pas de créature à Créateur, ou de supérieur à inférieur. Elles ne sont pas pour autant impersonnelles. Nous ne trouvons pas de relations humaines automatiques dans la Bible; elles sont exclues, car Dieu n'a pas fait de nous des machines. Par ailleurs, les considérations juridiques qui règlent nos relations avec notre prochain ne sont pas primordiales non plus. Avant tout, les relations humaines doivent être personnelles. Ce principe paraît simple, mais il ne l'est pas du tout en réalité. Trop souvent, l'Eglise a commis le péché d'oublier ce point important.
Qui donc sont ces êtres semblables à moi avec qui je dois maintenir des relations personnelles? Ce sont les descendants d'Adam, sans exception. Actes 17:26 nous dit: "Il a fait que tous les hommes, sortis d'un seul sang, habitent sur toute la surface de la terre." Nous qui croyons les affirmations de la Bible insistons sur l'existence réelle d'Adam; pour être cohérents, il importe de considérer tous ceux qui sont issus d'Adam comme nos semblables. Cela englobe toute la race humaine. Avec chaque personne rencontrée, nous avons à entretenir des rapports de personne à personne, d'égal à égal.
La Bible montre clairement que l'humanité est divisée en deux catégories: d'une part, ceux qui ont accepté Christ comme leur Sauveur, les chrétiens et, d'autre part, ceux qui l'ont rejeté; ceux qui sont frères et sœurs en Christ, et ceux qui ne le sont pas. Mais cette distinction faite, ne perdons de vue que nous avons à entretenir des rapports personnels avec tous les hommes, et pas seulement avec les chrétiens. L'Eglise a toujours reconnu ce fait, en soulignant que Dieu a donné le mariage à tous les hommes et pas seulement aux rachetés. L'union conjugale est une ordonnance de Dieu pour tous les hommes. Le péché de l'homme et son éloignement de Dieu ne le privent pas des ordonnances divines envers l'humanité. C'est pourquoi le Seigneur Jésus, dans le commandement fondamental qu'il nous a donné à l'égard de nos semblables, a utilisé le mot "prochain": "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Il n'y a pas de distinction à faire entre chrétiens et non-chrétiens. Je dois aimer mon prochain, chaque homme, comme moi-même. Le Seigneur a, par la suite, clairement expliqué sa pensée dans l'histoire du bon Samaritain. (Luc 10:27-37) Il est très significatif que, dans le dernier des Dix Commandements, nous retrouvions le même mot: "Tu ne convoiteras point... ton prochain". (Exode 20:17). Tout homme est mon prochain, et a le droit de pouvoir jouir avec moi de relations véritablement humaines et personnelles. Toutes les fois que nous agissons envers autrui comme s'il était un objet, nous renions l'enseignement fondamental de la Parole de Dieu, c'est-à-dire l'existence d'un Dieu personnel qui a créé l'homme à sa propre image.
Nous pouvons envisager notre sujet d'une autre manière. L'homme s'est arrogé la place de Dieu au centre de l'univers, d'où sa tendance à se tourner toujours vers l'intérieur, vers lui-même, plutôt que vers l'extérieur. Il se constitue ainsi lui-même l'ultime référence de l'univers et signe en quelque sorte sa révolte. Lorsque, par contre, Dieu se tourne vers lui-même, il est Trinité; et les membres de la Trinité ont toujours eu entre eux, dès avant la création du monde, des relations fondées sur l'amour et la communication. Ainsi, quand Dieu, comme centre de l'univers, regarde en lui-même, la communication et l'amour subsistent. Mais moi, au contraire, si je regarde en moi-même au lieu de me tourner vers l'extérieur, je n'ai personne avec qui communiquer. L'homme replié sur lui-même ressemble en tout point au Minotaure, enfermé dans sa propre solitude, au beau milieu de son labyrinthe de Crète. C'est la tragédie de l'homme. Quand il se replie sur lui-même, l'homme n'a personne pour lui répondre.
Cette situation engendre des problèmes psychologiques; bien plus, elle détruit mes relations avec autrui. Mais si je me mets à penser et à agir selon ma qualité de créature, je peux me tourner vers l'autre, mon égal. Je cesse brusquement de marmonner tout seul. Lorsque j'accepte d'être l'égal des autres, je peux parler avec eux comme tel. Je cesse d'être l'objet central et final de mes monologues. Si je reconnais que je ne suis pas Dieu et que tous les hommes sont pécheurs depuis la Chute, je suis capable d'entretenir avec mes semblables de véritables relations humaines sans me laisser abattre par leurs insuffisances ou leurs imperfections. L'homme sans Dieu ignore que tous les hommes sont pécheurs; de ce fait, il attend trop de ses relations personnelles, si bien qu'elles finissent par s'effondrer et se rompre. Aucune relation d'amour entre un homme et une femme n'a jamais été assez grande pour supporter une telle exigence. Elle finira par se désagréger et se détruire. Mais, dans ma position de créature en présence du Créateur - conscient que ma relation ultime est avec un Dieu infini et que mes relations avec les hommes sont d'égal à égal - je peux ramener ces relations humaines aux dimensions voulues par Dieu, sans leur imposer une charge excessive. Bien plus, lorsque j'admets que personne ici-bas n'est parfait, il m'est possible de voir la beauté d'une relation et d'en jouir, sans pour autant m'attendre à la perfection.
Avant tout, il me faut admettre qu'aucune relation humaine ne sera jamais pleinement suffisante. La seule relation pleinement suffisante, en fin de compte, est celle qui s'établit avec Dieu lui-même. Nous, les chrétiens, jouissons de cette relation avec Dieu; nos relations humaines peuvent être tout à fait valables, sans pour autant constituer notre ultime source de satisfaction. Pécheurs, conscients de notre imperfection, nous n'avons pas, sous prétexte qu'elles se révèlent imparfaites, à rejeter toutes les relations humaines: les liens du mariage, ou les liens fraternels au sein de l'Eglise. Une fois ce point compris, je peux entrevoir la possibilité d'une réelle amélioration de mes relations actuelles, sur la base de l'œuvre parfaite de Christ. Deux chrétiens, dont la relation se heurte à un obstacle, peuvent venir, la main dans la main, placer leurs manquements sous le sang de Christ, se relever et aller de l'avant. Songez aux conséquences pratiques d'une telle attitude dans toutes les relations humaines, le mariage, l'Eglise, les relations parents-enfants et les rapports employeurs-employés.
Regardons cette question des relations sous un troisième angle. Le chrétien, nous l'avons vu, devrait être une démonstration de l'existence de Dieu. Mais si les chrétiens, sur le plan individuel, ou sur celui de l'Eglise, n'entretiennent pas de relations vraiment personnelles avec autrui, où verra-t-on que Dieu, le Créateur, est personnel? Si notre attitude envers les hommes ne montre pas l'importance que nous attachons aux relations de personne à personne, mieux vaut alors nous taire. Notre comportement doit manifester le sens profond des relations personnelles; telle est notre vocation et c'est autre chose que de belles paroles. Si le chrétien individuel et l'Eglise de Christ ne laissent pas le Seigneur Jésus-Christ produire son fruit dans le monde sur le plan des relations personnelles, nous ne pouvons attendre du monde qu'il croie. Le manque d'amour, le contraire même de ce que Dieu est, ressemble à une mer sans rivages. Dans cette mer d'indifférence et d'impersonnalité, non seulement mon prochain finit par se noyer, mais je me noie moi-même et, pire encore, la manifestation de l'existence de Dieu s'y noie aussi.
Le chrétien ne doit pas pactiser avec de fausses doctrines, sans pour autant oublier, au cœur même des luttes pour l'orthodoxie, les relations proprement personnelles. La découverte d'une erreur chez l'autre est dangereuse, car elle peut exalter mon "moi" et. le cas échéant, détruire ma libre relation avec Dieu. Si le fait d'avoir raison m'induit à l'orgueil, ma communion avec Dieu peut être rompue. Ce n'est pas le fait d'avoir raison qui est mauvais, mais la mauvaise attitude qui peut en découler, au point d'oublier la nécessité de maintenir un caractère personnel, d'égal à égal, à mes relations avec autrui. Si j'aime vraiment mon prochain comme moi-même, mon désir sera de le voir tel que l'œuvre de Christ peut le rendre, car c'est aussi ce que je souhaite ou devrais souhaiter pour moi. Si tel n'est pas le cas, je transgresse le second commandement qui m'enjoint d'aimer mon prochain comme moi-même; ma communion avec l'homme est alors brisée, tout comme ma communion avec Dieu.
Cela reste vrai même si mon prochain a réellement tort et moi raison. Nous lisons en 1 Corinthiens 13: "L'amour ne se réjouit point de l'injustice." Ce verset dit bien ce qu'il veut dire. Ne nous réjouissons pas du mal en l'autre. Il me faut faire preuve d'une grande prudence, lorsque je me trouve avoir raison contre mon prochain, et ne pas profiter de la situation en me plaçant en position de supériorité à son égard, au lieu de maintenir avec lui les relations propres à des créatures égales devant Dieu.
Si je dois me considérer comme l'égal de tous les autres, je vis néanmoins dans un monde déchu où l'ordre est nécessaire; une question pratique se pose alors: d'où cet ordre découlera-t-il? Ce problème a tourmenté l'humanité au long des siècles. Pourtant, avec une perspective biblique, la question ne semble pas vraiment difficile, quoique riche d'implications pratiques. La Bible fait une distinction entre ma position de créature, et ma position dans la hiérarchie des fonctions que Dieu a établies parmi les hommes. L'idée maîtresse est exprimée dans l'un des Dix Commandements: "Honore ton père et ta mère". Nous touchons là le cœur du sujet. Il y a, dans les relations parents-enfants, un aspect proprement juridique. Mais lorsque cet aspect-là est observé, cela ne veut pas dire que la volonté de Dieu soit pleinement satisfaite. Loin de là. Mes enfants peuvent très bien me respecter sans que nous vivions une relation vraiment épanouie. Les enfants doivent aimer leurs parents et les parents leurs enfants, sur le plan personnel, à l'intérieur du cadre juridique; si nous comprenons ce principe, nous comprendrons tout le reste. Il s'agit, certes, de rapports hiérarchiques de fonction, mais entre des êtres humains semblables et égaux.
Si nous comprenions cela, nous verrions bien moins de ces drames déplorables, consécutifs à l'incompréhension entre parents et enfants. L'enfant mineur placé sous ma tutelle est une créature de Dieu au même titre que moi; je ne suis pas par nature supérieur à lui. Pendant un certain nombre d'années, une relation hiérarchique est nécessaire entre nous, sans pour autant que je perde de vue que cet enfant en face de moi, ou blotti dans mes bras, est une créature de Dieu au même titre que moi. Bien plus, si mon enfant devient chrétien avant sa majorité, je n'oublie pas qu'à partir de ce moment-là, il est non seulement une créature semblable à moi, mais également mon frère ou ma sœur en Christ.
L'enfant de son côté ne se limitera pas au rôle qui lui est propre, mais s'appliquera à entretenir avec ses parents une relation personnelle dans l'amour. Sans cette intimité, la relation parents-enfants se trouve non seulement faussée, mais elle devient une source de chagrins et de souffrance.
Voici l'enseignement du Nouveau Testament au sujet des relations humaines: "Ne vous enivrez pas de vin: c'est de la débauche. Soyez, au contraire, remplis de l'Esprit; entretenez-vous par des psaumes, par des hymnes, et par des cantiques spirituels, chantant et célébrant de tout votre cœur les louanges du Seigneur; rendez continuellement grâces à Dieu le Père pour toutes choses, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, vous soumettant les uns aux autres dans la crainte de Christ. Femmes, que chacune soit soumise à son mari, comme au Seigneur... Maris, que chacun aime sa femme, comme Christ a aimé l'Eglise, et s'est livré lui-même pour elle... C'est ainsi que le mari doit aimer sa femme comme son propre corps. Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. Car jamais personne n'a haï sa propre chair, mais il la nourrit et en prend soin, comme Christ le fait pour l'Eglise... C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair... Du reste, que chacun de vous aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari. Enfants, obéissez à vos parents, selon le Seigneur, car cela est juste. Honore ton père et ta mère (c'est le premier commandement avec une promesse), afin que tu sois heureux et que tu vives longtemps sur la terre. Et vous, pères, n'irritez pas vos enfants, mais élevez-les en les corrigeant et en les instruisant selon le Seigneur. Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ, non pas seulement sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes, mais comme des serviteurs de Christ, qui font de bon cœur la volonté de Dieu. Servez-les avec empressement, comme servant le Seigneur et non les hommes, sachant que chacun, soit esclave, soit libre, recevra du Seigneur selon ce qu'il aura fait de bien. Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez- vous de menaces, sachant que leur maître et le vôtre est dans les cieux, et que devant lui il n'y a point de favoritisme." (Ephésiens 5:18-22; 25, 28-29; 31, 33; 6:1-9)
Chacun des cas mentionnés comporte deux aspects: le cadre juridique et, au sein de ce cadre, une solide relation personnelle. Les deux aspects se retrouvent dans les rapports conjugaux, familiaux et professionnels. Il est intéressant de noter que la Bible nous place également dans une relation juridique avec les Autorités qui nous gouvernent. Mais même là, nos prières en leur faveur impliquent une relation de caractère personnel.
L'Eglise est appelée à être un lieu où règne l'ordre et non pas le chaos. Nous lisons en 1 Pierre 5:1-3: "Voici les exhortations que j'adresse aux anciens qui sont parmi vous, ancien comme eux, témoin des souffrances de Christ, et participant de la gloire qui doit être manifestée: Paissez le troupeau de Dieu qui est sous votre garde, non par contrainte, mais volontairement, selon Dieu; non pour un gain sordide, mais avec dévouement; non comme dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en étant les modèles du troupeau." Ce passage nous montre l'existence de rapports de fonction dans l'Eglise du Seigneur Jésus-Christ; mais Pierre supplie les anciens de maintenir également vivantes et véritables les relations personnelles. Il faut donc un ordre dans l'Eglise, tout comme dans la famille ou dans l'Etat. La diversité des fonctions est nécessaire; cependant, pour chaque office présenté dans l'Ecriture, nous trouvons souligné l'aspect personnel en même temps que l'aspect juridique. Dans l'Eglise, l'ancien remplit une charge; mais qu'ils soient prédicateurs ou titulaires d'un autre office, les anciens sont tous des "ministres"; ce mot implique une relation personnelle, et non pas une prédominance. L'ordre est nécessaire à l'Eglise, et l'ancien est appelé à être un ministre qui cultive avec ceux dont il a la charge une relation personnelle, dans l'amour, même s'il faut parfois redresser leurs égarements.
Dans l'exercice d'une charge, au sein de l'Eglise, de la famille ou de l'Etat, les rapports entretenus doivent être vraiment personnels. D'une part l'homme est un rebelle, et d'autre part l'ordre est indispensable dans ce pauvre monde; mais je me garde d'oublier que l'exercice de mes fonctions au sein de l'Eglise, de la famille, de l'Etat ou de mon entreprise, a comme but la gloire de Dieu et le bien d'autrui. Si ma position m'oblige à formuler un jugement à caractère juridique dans le milieu où j'assume une responsabilité, il est nécessaire de montrer que ma façon d'agir est fondée sur l'enseignement de la Bible. En moi-même je ne possède aucune autorité intrinsèque. Je suis une créature comme mon interlocuteur; comme lui, je suis pécheur. Et chaque fois que j'accède à une fonction d'autorité, je l'assumerai en tremblant, car la Parole de Dieu me déclare que j'aurai finalement à rendre compte de mon administration, du point de vue des relations aussi bien d'ordre juridique que personnel.
Un des reproches que l'on peut faire aux humanistes, c'est leur tendance à "aimer" l'humanité dans son ensemble, l'homme avec un grand "H", l'idée de l'homme, et à oublier l'homme en tant qu'individu, en tant que personne. Le chrétien adoptera l'attitude inverse. Il n'a pas à cultiver un amour abstrait, mais à aimer la personne en face de lui, dans une relation de personne à personne. L'autre ne doit jamais nous être anonyme, sinon nous renions tout ce que nous prétendons croire. Mais cette attitude nous en coûtera toujours; il y aura un prix à payer, car nous vivons dans un monde déchu, et nous sommes déchus nous-mêmes.
La question se pose alors: que se passe-t-il quand mon péché a fait du mal à mon prochain? Selon la Bible, le sang versé de notre Seigneur Jésus-Christ est efficace pour ôter notre culpabilité morale, dès que nous confessons ce péché à Dieu. Les chrétiens soulignent volontiers que le péché est toujours, en fin de compte, commis contre Dieu. Quand je fais du tort à l'homme, je pèche contre Dieu. Mais n'oublions jamais pour autant que celui que j'ai blessé a une valeur réelle, car créé à l'image de Dieu. Il est capital pour moi de le comprendre, mais aussi d'en faire la démonstration pratique. Mon semblable n'est pas sans importance. Il porte en lui l'image de Dieu, qu'il soit chrétien ou non. Il est peut-être perdu, mais il est toujours un homme. C'est pourquoi, lorsque Dieu me dit: "Mon enfant, ton péché est dans ce cas différent, tu as cette fois-ci fait du tort à une autre personne", je réponds: "Seigneur, que dois-je faire?" Et la Parole de Dieu me donne une réponse très claire: "Rends justice à cette personne que tu as offensée, elle n'est pas quantité négligeable!"
Ma réaction habituelle à une telle injonction est de protester: "C'est humiliant!" Et pourtant, si je suis prêt à demander pardon à Dieu pour mon péché, je dois être prêt à demander pardon à la personne que j'ai blessée. Comment puis-je demander pardon à Dieu, si je ne suis pas prêt à demander pardon à l'homme à qui j'ai fait tort, alors qu'il est mon égal, mon prochain, mon semblable? Une telle repentance n'est qu'une absurde hypocrisie. C'est pour cette raison que tant de vies chrétiennes sont au point mort. Ne nous attendons pas à voir notre relation avec Dieu s'épanouir, si nous foulons aux pieds nos relations humaines.
Jacques 5:16 nous enjoint: "Confessez donc vos péchés les uns aux autres." Il ne nous est pas dit de confesser nos fautes à un prêtre, ni à la communauté, à moins que celle-ci n'ait été offensée, mais de les confesser à la personne lésée. C'est une exhortation toute simple, mais très difficile, vu notre état d'imperfection. Aller dire: "Je regrette", c'est entrer par la petite porte; il faut d'abord confesser son péché à Dieu, puis l'avouer à la personne offensée. Je le répète, j'ai en face de moi une personne, un être humain créé à l'image de Dieu. Vu sous cet angle, la porte à franchir ne semble plus si petite que cela, mon aveu revient simplement à reconnaître mon égalité avec la personne lésée. Si j'admets cette égalité, j'aurai envie de dire "Je regrette". Seul un désir de supériorité m'empêchera d'avouer et de demander pardon.
Lorsque je vis en étroite communion avec la Trinité, mes relations humaines deviennent d'un côté plus précieuses, car je suis conscient de la valeur réelle de l'homme; mais de l'autre, elles perdent de leur importance, car je ne ressens plus le besoin d'être un "Dieu" dans mes rapports avec autrui. Je peux désormais aller demander pardon à mon prochain pour tel ou tel préjudice, sans pour autant porter atteinte à la cohérence de mon existence, car celle- ci ne repose plus sur moi, mais sur Dieu. N'attendons jamais que tout explose, surtout entre frères et sœurs en Christ. N'attendons pas non plus que l'autre fasse le premier pas. Nous agirons ainsi en conformité avec ce que Dieu attend de nous à tout moment.
C'est cela la communication. Les hommes d'aujourd'hui se demandent si la personnalité et la communication sont une réalité, si elles ont un sens. Les chrétiens peuvent s'époumoner en beaux discours, mais ce ne sera que du vent s'ils ne vivent pas une vraie communication. Si le chrétien s'avance vers son prochain pour lui dire: "Je regrette", son attitude est non seulement conforme à la loi et agréable à Dieu, mais elle constitue un exemple de véritable communication à un niveau hautement personnel. Soudain l'homme est réellement humain!
Bien entendu, la confession à Dieu doit toujours intervenir en premier lieu. C'est au moment où nous confessons notre péché à Dieu et le plaçons sous l'efficacité du sang versé par Christ que nous sommes purifiés; la confession à un homme ne nous purifie pas. Il faut bien insister là-dessus, car il y a parfois confusion. Mais il n'en demeure pas moins qu'après la confession à Dieu, je dois rechercher une communication réelle avec la personne que j'ai offensée, sans intermédiaire, dans le cadre d'une relation personnelle.
Il y a trois précautions à prendre à ce propos. Evitons tout d'abord de simuler un repentir pour nous faire bien voir des hommes ou de l'Eglise, car cette comédie ne fera qu'empirer la situation.
Deuxièmement, il est évident qu'une telle démarche peut nous demander un retour en arrière de plusieurs années. Si nous avons perdu le contact au sein de l'Eglise, de la famille ou avec nos semblables en général, cela provient presque toujours d'un dérapage dans une relation personnelle bien des années auparavant. Dans le chapitre consacré à la libération de la conscience, nous avons souligné, à propos du péché vis-à-vis de Dieu, la nécessité de revenir à l'instant où nous avons fait fausse route. Même si cela date de vingt ans. La procédure est identique dans nos relations humaines. Si j'ai conscience d'avoir, à une certaine époque de ma vie, montré envers un chrétien ou un non-chrétien une attitude dénuée de sentiments humains, je dois, dans la mesure du possible, revenir en arrière, réparer les pots cassés et demander pardon. Nombreux sont ceux qui peuvent témoigner qu'une telle démarche avait fait jaillir des fleuves d'eau vive.
Troisièmement, rappelons-nous que la crucifixion de Christ a été une réalité du monde visible. Dans l'Epître aux Philippiens, il nous est dit: "Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ." (Philippiens 2:5) La crucifixion de Christ a eu lieu sur une colline, près d'une route où tous les passants ont été témoins non seulement de sa douleur, mais aussi de son opprobre. La croix ne s'est pas dressée dans un lieu sombre et caché. Si vous et moi réalisons ce que signifie vivre au bénéfice de la mort du Seigneur Jésus-Christ, notre repentance envers Dieu et nos semblables doit être aussi visible que l'a été la crucifixion de Christ sur cette colline, à la vue du public. Acceptons de connaître la honte et la douleur aux yeux de tous. Dans les relations personnelles, les principes ne suffisent pas, il faut également la mise en pratique. C'est la seule façon de manifester et de faire comprendre au monde qui nous observe que nous vivons dans un univers personnel où les relations personnelles ont de la valeur et de l'importance; ainsi seulement, nous montrerons que le Seigneur Jésus-Christ nous a rachetés, non seulement en théorie, mais de manière réelle, et qu'il offre dès ici-bas une solution réelle aux déchirements entre les hommes. Que la personne offensée soit chrétienne ou pas, peu importe. C'est à moi qu'il incombe de vivre et de manifester ces réalités.
Il y a deux sphères dans lesquelles l'amour et la communication chrétiens sont le mieux mis en évidence: d'une part, dans le couple et la famille chrétienne, d'autre part, dans la communauté de l'église. Si de telles manifestations concrètes et personnelles sont absentes dans ces deux domaines, le monde peut conclure que la doctrine chrétienne orthodoxe n'est que mots vains, paroles sans vie. Dans l'engouement actuel pour la psychologie, on peut essayer de trouver une explication naturelle aux résultats observés dans la vie individuelle d'un chrétien, mais l'amour et la communication manifestés entre chrétiens comportent une dimension humaine qu'il serait plus difficile d'expliquer par la seule psychologie, surtout à notre époque.
Après la Chute, Dieu a imposé à l'homme et à la femme certaines contraintes juridiques dans le domaine du mariage. Tournés l'un vers l'autre, l'homme et la femme sont tous deux des créatures, mais pour maintenir un ordre désormais nécessaire dans le monde déchu, l'homme a reçu une responsabilité précise dans le foyer. Cependant, gardons-nous de définir la relation conjugale en termes purement négatifs, en dénonçant par exemple l'inversion des rôles dans le foyer, ou le péché d'adultère, si importants que soient ces aspects. Notre définition doit inclure également le commandement et les raisons d'aimer. Le mariage est une image de Christ et de son Eglise (Ephésiens 5:25). Nous avons une bien piètre conception de l'œuvre de Christ si nous en faisons une affaire purement juridique. Quelle perte si nous ne comprenons pas que nous sommes appelés à jouir de la communion avec Christ, et qu'entre lui, l'époux, et nous, son épouse, doit régner un amour réciproque. Si Dieu a voulu que le mariage soit une image de cette extraordinaire union de Christ avec son Eglise, alors la communication et l'amour entre l'homme et la femme doivent être l'occasion de chanter et de manifester notre joie.
Conscients de notre finitude, nous ne nous attendons pas à retirer une pleine satisfaction de nos relations humaines, y compris du mariage. Il n'y a de bonheur total que dans une relation avec Dieu. Mais sur la base de l'œuvre parfaite de Christ, par l'action du Saint-Esprit et au moyen de la foi, nous pouvons connaître une guérison et une joie dans nos relations humaines.
La clairvoyance du chrétien va plus loin encore. Nous savons non seulement, que nous avons été créés limités, mais aussi que, depuis la Chute, nous sommes tous pécheurs; nous savons donc que nos relations humaines ne seront jamais idéales. Mais sur la base de l'œuvre parfaite de Christ, ces dernières peuvent s'améliorer considérablement et nous procurer de la joie. Le christianisme est la seule réponse au problème de l'homme. Beaucoup demandent l'impossible à leurs partenaires humains, d'où les divorces réitérés. Pourquoi ces personnes persistent-elles à divorcer au lieu d'entretenir plusieurs liaisons libres en même temps? Parce qu'elles cherchent bien davantage qu'une simple satisfaction sexuelle. Mais leur quête n'aboutit jamais. Ce qu'elles cherchent ne peut pas se trouver dans une relation "finie". C'est comme si elles essayaient d'étancher leur soif en avalant du sable.
L'homme qui essaie de trouver l'absolu dans l'amour ou l'amitié humaine détruit, tout à la fois, ce qu'il recherche et l'être aimé. Il l'épuise, le dévore et finit par l'anéantir, ainsi que la relation qui les lie. Le chrétien n'est pas condamné à ce processus. Sa soif de communication et d'amour se trouve selon le dessein divin comblée en Dieu lui-même, le Dieu infini et personnel, sur la base de l'œuvre de Christ à la croix.
Cela vaut également pour les rapports entre les parents chrétiens et leurs enfants. Si nous recherchons l'absolu dans une relation humaine, en oubliant que ni nous, ni nos enfants, ne sommes parfaits, nous détruirons nos enfants. Le pont des relations humaines n'est tout simplement pas assez solide. A essayer de lui imposer une charge trop lourde, nous causons notre propre perte et détruisons la relation elle-même. Et pourtant, les relations humaines peuvent être magnifiques si nous ne recherchons pas en elles l'absolu.
L'amour engage la personnalité tout entière, et la personnalité englobe à la fois l'âme et le corps. La Bible enseigne que l'âme survit au corps, mais dans ce domaine évitons la conception platonicienne. L'Ecriture souligne surtout l'unité de la personne, l'unité de l'âme et du corps. Or, l'instrument d'une vraie communication, même si elle demeure au fond toujours imparfaite, c'est le corps. Ce dernier est en fait le seul moyen de communication à notre disposition. Dans le mariage, ce fait revêt un caractère tout particulier. L'amour physique et l'amour romantique, en dehors de leur cadre juridique approprié, l'union conjugale, sont aussi faux, aussi déplacés, l'un que l'autre. Même dans le cadre d'une relation légitime, ils s'étioleront si l'un d'eux constitue le "tout". Ils ne laissent derrière eux qu'une grande détresse, ou une soif de changement. Mais si au sein du couple, dans le cadre juridique approprié, deux personnalités en tant que telles, se font face, alors les aspirations romantiques et sexuelles trouveront leur satisfaction dans ce que nous sommes, en pensées, en actes et en sentiments.
Dans ce contexte, le Cantique des Cantiques fait partie de ce chant de triomphe: "Le Seigneur a glorieusement triomphé". L'ennemi, le diable a été précipité dans l'abîme. Voilà ce que devrait être le mariage entre chrétiens. Du cadre juridique du mariage jaillit la vie et le bonheur. La joie et la beauté sont au cœur de l'interaction des deux personnalités qui se donnent l'un à l'autre.
Le péché a entraîné une division entre l'homme et la femme, ainsi qu'une tendance à dissocier le corps de la personnalité. Dans la mesure où nous laissons ces divisions régenter notre vie, nous portons atteinte à la dignité conférée à l'homme. Le chrétien qui vit ainsi corrobore l'affirmation du XXe siècle: "Nous ne sommes que des animaux ou des machines." Pour l'animal, une relation sexuelle intervenant au moment voulu est suffisante, mais il n'en est pas ainsi pour l'homme. L'aspect personnel est essentiel. La relation homme-femme doit être considérée comme un tout, une unité, à vivre dans le cadre juridique approprié, sans pour autant négliger l'amour et la communication.
Si l'amour et la communication sont exclus du mariage, comment une relation personnelle entre les parents et les enfants pourra-t-elle s'établir plus tard? Celle-ci doit naître de la relation substantiellement restaurée des conjoints. La relation parents-enfants comporte aussi certains aspects juridiques; mais là encore, l'aspect personnel prime sur ceux-ci. Dans les rapports conjugaux comme dans les relations entre parents et enfants, l'aspect personnel est censé être central. Dans l'un et l'autre cas, les liens sont d'abord juridiques, car notre Dieu est un Dieu Saint dans son essence; cependant, outre ces liens, il doit y avoir communion et amour. Lorsque un premier enfant s'ajoute au foyer, l'amour et la communion cessent d'être exclusivement réciproques; ils prennent des formes profondément variées. Quand deux chrétiens se marient, ils sont non seulement mari et femme, mais aussi frère et sœur; "ma sœur, ma fiancée" dit le Cantique des Cantiques (4:9,12). Plus tard, les enfants à leur tour deviendront frères et sœurs en Christ, lorsqu'ils auront grandi et accepté pour eux-mêmes la mort rédemptrice de Jésus. Sachant cela, quel chrétien voudrait épouser un incroyant?
Tous les chrétiens ne sont pas appelés à se marier, mais tous sont appelés à montrer au monde, qui les observe, la réalité et la richesse des relations personnelles réciproques. Les rapports fraternels entre hommes, entre femmes, entre amis, au sein de l'Eglise de Christ peuvent aussi témoigner d'une substantielle restauration des relations humaines. Dans l'Eglise primitive, l'unité, sans être parfaite, était une vivante réalité. Le témoignage donné à cette communion dans l'Ecriture, et l'exclamation que nous entendons au sujet des premiers chrétiens: "Voyez comme ils s'aiment", nous montrent que cette communion n'était pas simplement théorique, mais bien concrète.
Que le christianisme est beau! D'abord à cause de ses réponses intellectuelles étincelantes, mais aussi à cause de la remarquable qualité de ses réponses humaines et personnelles. Il faut, en effet, que ces dernières soient riches et belles. Un christianisme revêche n'est pas un christianisme orthodoxe. Mais ces réponses humaines et personnelles ne nous sont pas données de manière automatique, une fois que nous sommes convertis. Elles nous sont accordées en fonction de la nature que Dieu nous a conférée dès le départ: une nature personnelle. C'est de cette manière uniquement que nous recevrons ces magnifiques réponses. On ne les obtient pas automatiquement, ni par le simple respect d'un cadre juridique, si important que soit ce dernier. Ces réponses se développent à la lumière de ce que nous affirmons croire en tant que chrétiens respectueux de l'orthodoxie biblique: nous sommes des créatures et, sans être parfaits ici-bas, même une fois sauvés, nous pouvons voir, et nous voyons effectivement, des relations humaines magnifiques se rétablir, par une foi de tous les instants en l'œuvre parfaite accomplie par Christ sur la croix. L'orthodoxie doctrinale est indispensable, c'est vrai. Mais il faut aussi une mise en pratique orthodoxe de la doctrine, ce qui implique une attitude correcte dans nos relations humaines.
J'ajouterai, en conclusion, que ce genre de vie a un caractère festif. Dieu veut un christianisme joyeux. Les relations entre chrétiens, qu'elles soient individuelles ou collectives, doivent être imprégnées d'amour et de communion, se montrer vraiment personnelles, et manifester une joie de vivre profonde.