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La vraie spiritualité
10. La guérison intérieure

Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible

Au chapitre précédent nous avons considéré le monde de nos pensées. Poursuivons maintenant notre étude de la vie chrétienne en élargissant notre discussion aux problèmes psychologiques. Il s'agit de la séparation de l'homme d'avec lui-même et de son rapport à lui-même dans le monde de la pensée. Dieu en tant que personne pense, agit et éprouve des sentiments. De même, je suis une personne qui pense, agit et éprouve des sentiments. Ma personne est un tout, une unité. Je peux employer différents termes pour désigner les divers aspects de ma personne: le corps et l'esprit, ou encore, la partie physique et la partie spirituelle. Je peux très bien distinguer en moi l'intellect, la volonté et les sentiments, et cela à juste titre, car il est facile de les soumettre à l'observation. N'oublions pas, cependant, que, selon la Bible, l'être humain n'est pas uniquement composé de plusieurs parties, mais qu'il est un tout, une unité. Ce fait constitue le point de départ de notre étude. Francis Schaeffer n'est pas un assemblage de parties isolées, ni un simple flux de conscience. Tout ce qui porte atteinte à cette unité détruit le fondement même de ce que l'homme est et de ce qu'il aspire à être.

Dès que je commence à comprendre quelque peu cette vérité, je me rends compte de l'immense portée du péché, bien au-delà de notre conception limitée, qui le réduit généralement à une question juridique. L'aspect juridique du péché est certes très important, car Dieu est saint et doit me déclarer coupable, mais le péché est bien plus qu'une simple question légale.

La vérité n'est pas seulement abstraite; il y a, par exemple, la vérité de ce que je suis. Dans notre étude de l'homme, deux questions semblent fondamentales. La première concerne l'être, ou le problème de l'existence. Tout homme, quelle que soit sa philosophie, est confronté à cette énigme. Nul ne peut se soustraire au fait qu'il existe. Le non-chrétien est assailli d'innombrables questions concernant son existence, son être. Quel qu'il soit, quelle que soit sa philosophie, il existe bel et bien, il est là. Même par le suicide, il ne peut pas échapper à cette énigme, car si par ce geste il croit pouvoir cesser d'être, il ne peut effacer, même dans son propre schéma de pensée, le fait qu'il a été. Nous devons donc considérer en premier lieu la question de l'être.

La deuxième question concerne mon identité au sein même de mon existence, dans mon cercle de vie. Autrement dit, je suis, mais que suis-je en comparaison de ce que Dieu est? Quelle différence y a-t-il entre mon environnement existentiel et celui de Dieu? Et, d'autre part, quelle différence y a-t-il entre mon existence et celle des animaux, des plantes et des objets sans vie qui, eux aussi, existent? A la suite du problème de l'existence se pose ainsi celui de la distinction à faire entre l'homme et Dieu d'une part, et entre l'homme et les animaux, les plantes et les machines d'autre part.

A la question de l'existence, il n'est pas de réponse rationnelle en dehors du Créateur, le Dieu de la Bible. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas de réponse rationnelle sans le mot "Dieu", car on peut employer ce mot sans lui reconnaître le contenu que la Bible lui attribue: celui du Dieu infini et personnel qui est le Créateur. La solution ne réside pas, en effet, dans le mot "Dieu", mais dans l'existence de ce Dieu de la Bible. Sans l'existence de ce Dieu personnel, il n'y a pas de réponse rationnelle à l'existence en tant que telle. Il n'y a aucune solution possible sans un point de référence à la fois infini et personnel.

Face à ce problème de l'être, le besoin de l'homme est double. Il a besoin d'un point de référence infini: mais cela ne suffit pas. Ce point de référence infini doit aussi revêtir un caractère personnel. Ce sont bien là les deux attributs du Dieu de la Bible. Le chrétien qui s'incline en présence de ce Dieu qui existe, peut alors s'échapper de l'unique position acceptable pour un non-chrétien, à savoir demeurer consciemment, mais en silence, dans le cocon de son être sans rien connaître en dehors de lui-même. C'est le dilemme final de tout positivisme, une situation sans issue : s'il veut conserver une pensée et une logique cohérentes, le non-chrétien ne peut que demeurer dans le silence de son cocon. Il sait peut-être qu'il existe, mais il sait aussi qu'il est impuissant pour en sortir.
Note: pour une étude approfondie de cette question, lire "Dieu ni lointain ni silencieux", éditions Trobisch.

Lorsque un chrétien s'incline devant Dieu, il peut sortir de cette position sans faire violence à sa raison. L'homme sans Dieu, s'il veut rester cohérent dans sa position jusqu'au bout, sait peut-être qu'il existe, mais rien de plus. Il ne peut pas savoir que quelque chose d'autre existe. Il ne peut pas vivre ainsi, d'ailleurs, personne ne le peut. Du point de vue logique et rationnel, l'homme ne peut vivre dans ce cocon de silence. Il est aussitôt condamné dans son esprit, non seulement par l'accusation que Dieu lui adresse: "tu es pécheur", mais par son être-même. Créé être rationnel, il se trouve, tout à la fois, dans la nécessité de quitter son cocon et dans l'incapacité totale de s'en dégager; il est donc accablé par sa propre nature. Il y a, certes, l'acte d'accusation de la justice divine qui le déclare coupable, mais il n'y a pas que cela: sa nature elle-même provoque une déchirure en lui et le sépare de lui-même. La tension est intérieure à l'homme. Aussi lorsque le chrétien se courbe devant le Créateur personnel, auquel l'existence de l'homme rend un puissant témoignage, un "pont" de réponses et la réalité s'étendent-ils de ses pieds jusqu'au bout de l'infini. Voilà la différence!

La position chrétienne affirme deux choses: Dieu existe: infini et personnel, et vous existez, puisque créés à son image. Dieu a parlé, et ce qu'il enseigne forme un tout avec ce qu'il a fait.

L'admirable, c'est que ces réponses n'aboutissent pas à une simple compréhension abstraite et purement scolastique de l'être, ce qui serait pourtant prodigieux en soi. Elles aboutissent à une communion avec le point de référence infini et personnel qui est là, Dieu lui-même. C'est extraordinaire! Dès lors, vous pouvez adorer. C'est là que s'épanouit la véritable adoration: non pas dans les vitraux, les cierges ou les accessoires d'autel, ni dans les expériences mystiques sans contenu, mais dans la communion avec le Dieu qui existe, une communion présente et éternelle avec un Dieu infini et personnel, révélé comme Abba, Père.

La seconde question, soulevée en début de chapitre, concerne ma qualité d'être humain. En tant qu'homme, que suis-je? Plusieurs réponses sont possibles, mais la plus appropriée à notre XXe siècle est, sans doute, celle-ci: un être rationnel et moral. Je suis, j'existe, mais j'existe précisément en tant qu'être rationnel et moral. Je me distingue aussitôt de tout le reste. Tout d'abord, je suis différent de Dieu, car il est infini, tandis que je suis "fini". Il existe, et j'existe également; il est un Dieu personnel, et j'ai été créé être personnel, à son image. Mais il est infini, et moi fini. D'autre part, je suis différent des animaux, des plantes et des machines, car ce ne sont pas des personnes, alors que j'en suis une. Lorsque je commence à prendre conscience du dilemme qui perturbe ma vie ici-bas, de ma séparation d'avec moi- même, il est bon que je me pose cette question: qui suis-je? Je suis un être personnel, rationnel et moral. De par ma personnalité, je suis comme Dieu, mais de par mon caractère "fini", je suis comme les animaux et les machines; ils sont, en effet, "finis" comme moi, mais à l'exclusion de la personnalité.

La révolte de l'homme réside dans la tentative d'exister en-dehors du cadre prévu par Dieu. L'homme essaye d'être ce qu'il n'est pas. Mais dans cette tentative, il va à l'encontre de tous les composants de sa nature humaine. Au moment où l'homme se tiendra devant Dieu pour être jugé, sa propre nature se sera déjà manifestée pour le condamner dans la vie présente.

Illustrons ce point, tout d'abord, dans le domaine de la raison. Dans ce domaine, l'homme tend, aujourd'hui plus que jamais, à s'appuyer sur une démarche mystique pour résoudre des énigmes telles que celle de l'unité du tout, et celle de la raison d'être de l'homme. D'une part, il se demande: "Pourquoi chercher une explication rationnelle à l'existence? Pourquoi ne pas l'accepter comme irrationnelle?" D'autre part, il est condamné par sa propre nature. Dieu l'a créé tel qu'il se rend compte de la nécessité d'une certaine unité. Ainsi, pour avoir été créé être rationnel par Dieu, tout homme est sujet à cette tension intérieure. A la différence des animaux et des machines, il est rationnel, et cette rationalité le condamne. Refusant au départ de se courber devant Dieu, il achève sa course, malgré les cris de sa raison, par un grand saut dans le vide. Même alors, sa raison est toujours là pour lui demander d'expliquer valablement la relation entre l'universel et le particulier; l'homme est constamment embarrassé, déchiré en lui-même. Sa tentative de partir de lui-même pour progresser vers l'extérieur est vouée à l'échec. Un tel cheminement exigerait une rationalité infinie. Aussi, l'homme se trouve-t-il, par nature, séparé de lui-même dans le domaine de la raison.

Dans le domaine moral, il en est exactement de même. L'homme ne peut ignorer en lui certains élans qui témoignent de l'existence du bien et du mal, non dans le sens d'une simple moralité imposée par la société ou dictée par le plaisir, mais dans le sens d'une moralité objective, fondée sur l'existence d'un bien et d'un mal véritables. Lorsque, malgré tout, l'homme cherche à établir une morale à partir de lui-même, il ne parvient pas à déterminer de normes absolues, ni même à observer les normes relatives et pitoyables qu'il s'est données.

Prenons encore un autre exemple. Nous pouvons dire que la personnalité s'exprime par les pensées, les actes et les sentiments. Nous avons déjà traité de la pensée en parlant de la raison; considérons maintenant les actes. Volonté et champs d'action sont bien là - mais mille et un obstacle viennent se mettre en travers de ma volonté. Je peux vouloir entreprendre quelque chose, mais je ne puis traduire ma volonté dans une action infinie, illimitée. Même dans le cadre restreint d'une peinture, cela m'est impossible. Je ne peux exercer d'action illimitée même dans les plus modestes domaines de la vie, sans parler des grands. Si j'aspire alors à une liberté sans bornes, pour l'ensemble de ma vie, ou pour un domaine restreint, je ne peux y parvenir; tout concrètement, je ne suis pas Dieu. Ecrasé par les tensions naturelles qui sont en moi, je me retrouve à terre tel un papillon dont les ailes délicates, aux dessins multicolores ont été touchées et endommagées.

Les mêmes tensions se retrouvent dans le domaine des sentiments et des émotions. A ce sujet, il n'y a pas meilleur exemple que celui de Freud et de sa fiancée. Freud, pour qui la fin de toute chose était le sexe, ne croyait pas vraiment en l'amour. Il éprouvait néanmoins le besoin d'un véritable amour lorsqu'il a écrit à sa fiancée: "Lorsque tu viens à moi, petite Princesse, aime-moi irrationnellement." Je dis souvent que rien de plus triste ne pouvait provenir de la plume d'un homme tel que Freud. A ce moment-là, Freud en était arrivé à un "point mort" qui fait frémir. Il se trouvait condamné par sa propre nature, par les émois intérieurs d'un véritable amour, parce que créé à l'image de Dieu. Ici encore, nous sommes témoins de cette déchirure intérieure, conséquence de la révolte de l'homme contre Dieu.

Ainsi, en révolte contre Dieu, refusant les limites de sa nature dans sa tentative d'être comme Dieu, l'homme trébuche et se détruit. S'il veut conserver une cohérence rationnelle, il ne lui reste que deux possibilités. Soit il réintègre sa place de créature personnelle devant le Créateur personnel; soit il s'abaisse au-dessous de son niveau en reniant le caractère unique de son humanité. Le second choix n'est pas nécessairement motivé par un raisonnement intellectuel fondé sur des faits; simplement, dans sa révolte contre Dieu, l'homme choisit une position inférieure plutôt que de réintégrer sa place: celle de créature devant le Créateur. Il n'a, en effet, que ces deux possibilités : revenir en arrière ou descendre plus bas. L'homme révolté contre Dieu n'a pas, comme Jean-Baptiste dans les peintures de la Renaissance, un doigt pointé vers le haut. L'homme pécheur choisit ainsi d'exister dans les zones inférieures de l'existence. Il abandonne sa qualité d'être humain pour se situer au niveau inférieur des animaux et des machines. L'homme est donc divisé contre lui-même dans tous les aspects de sa nature : dans sa raison, ses pensées, ses actes, ses sentiments. Il en est ainsi à cause de sa révolte. Sa rébellion entraîne d'autre part une réelle culpabilité morale, qui le sépare également de Dieu. L'homme, dans son désir d'être comme Dieu, alors qu'il ne l'est pas de par sa finitude, est condamné par sa nature elle-même. Il est pareillement condamné dans ses vains efforts pour se cacher parmi les animaux et les machines, car l'image de Dieu qu'il porte toujours en lui le trahit. C'est sa propre nature, créée par Dieu, qui le condamne de part et d'autre. Chaque aspect de sa nature proclame sa qualité d'humain. Aussi noire que soit la nuit de son âme révoltée, chaque parcelle de son être clame: "je suis un homme, je suis un homme."

Il n'est donc pas étonnant que la Chute ait, non seulement, séparé l'homme de Dieu et de ses semblables (souvenez-vous de Caïn, meurtrier d'Abel, par exemple), mais également de lui-même. A l'heure de la mort, le corps et l'âme seront séparés pour un temps, mais Dieu donne un signe annonciateur de cette séparation durant le temps de la vie présente déjà, en ce que l'homme individuel se trouve de bien des manières séparé de son corps. Une grande partie de la malédiction divine prononcée sur l'homme en Genèse 3 porte clairement sur l'aspect actuel de sa séparation d'avec lui-même. Il est surtout question dans ce passage de malédictions physiques, mais ces versets ont certainement une bien plus grande portée.

"Il dit à la femme: J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur (elle est séparée de son propre corps), et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. Il dit à l'homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre: Tu n'en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi (nous avons, ici, une malédiction sur la nature, extérieure à l'homme). C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière." A l'heure de la mort, il y a séparation d'avec le corps, mais le processus commence déjà avant. L'homme est, dès sa vie ici-bas, séparé de la nature et de lui-même, non seulement sur le plan physique, mais également dans le monde de sa pensée, comme nous l'avons déjà évoqué. La déchirure traverse sa personnalité. Depuis la Chute il n'y a personne qui jouisse d'une santé physique, ni d'un équilibre psychique parfaits. Les conséquences de la Chute abîment notre personne dans son ensemble et dans ses diverses parties.

Face à cette situation, le psychologue moderne non-chrétien s'efforce de rétablir une intégration mentale. Mais en raison de la nature de ses croyances, sa tentative restera confinée au niveau de la révolte originelle. Au mieux, il essayera de susciter cette intégration par un saut sans fondement dans l'irrationnel. Par conséquent, cette intégration se réduira soit à une tentative de rattacher aux animaux et aux machines ce qui reste de la personne, soit à un saut purement romantique et irrationnel. Cela ne signifie pas que nous n'ayons rien à apprendre des psychologues; nous pouvons, au contraire, tirer grand profit de leurs observations, car ce sont des êtres brillants et très perspicaces. Dans sa globalité cependant, leur science ne répond pas aux besoins de l'homme, car elle se fonde sur une fausse conception de l'être humain. C'est comme si, sous prétexte de similitudes entre une machine et la structure physique de l'homme, nous demandions à un bon mécanicien de s'occuper de nos problèmes de santé. Certes, le médecin pourra trouver quelques idées auprès du mécanicien, mais le savoir de ce dernier sera largement insuffisant. Nos questions et nos problèmes fondamentaux demeurent donc sans réponse. L'homme doit, alors, dissimuler ces problèmes au plus profond de lui-même, ce qui produit de nouvelles déchirures et cicatrices. Quelque part en lui-même, il ne peut pas oublier qu'il est homme, ni renier complètement sa raison et son sens moral.

Une telle situation a de quoi nous troubler profondément. N'y a-t-il pas ici-bas de vraie réponse à notre rupture intérieure? Si, grâces à Dieu! Nous pouvons en découvrir la clef, me semble-t-il, en nous demandant pourquoi des psychologues comme Cari Gustav Jung, qui adoptent une conception purement pragmatique de l'existence de Dieu, peuvent apporter un certain réconfort à leurs patients. Je pense qu'il y a une part de vrai dans ce qu'ils disent, et c'est toujours cette part de réalité qui produit un véritable réconfort. Nous trouvons au moins le mot Dieu chez Jung, ou le sentiment d'un dessein universel, accepté aveuglément et irrationnellement, chez Victor Frankl. Ces psychologues montrent ainsi la bonne direction, surtout ceux qui prononcent le mot Dieu, et peuvent par là apporter de l'aide. Certes, ils ne voient dans les concepts en question que fiction, mais à leur insu, ils tendent vers le vrai. En fait, il est bien là, ce Dieu personnel et saint, au sens moral du terme. Dans leur refus de s'incliner devant lui, ces hommes ne le reconnaissent pas, mais pensent néanmoins devoir agir, sur le plan pragmatique, comme s'il était là.

II nous faut faire, ici, une distinction importante. Une culpabilité d'ordre purement psychologique existe réellement chez les pauvres êtres que nous sommes devenus depuis notre révolte. Je trouve les chrétiens "évangéliques" souvent très durs à ce sujet. Ils ont tendance à agir comme si la culpabilité psychologique n'existait pas. Mais c'est un mal tout aussi réel qu'une fracture, et un mal bien cruel. Les chrétiens savent cependant qu'il existe également une véritable culpabilité, une culpabilité morale devant le Dieu saint. Culpabilité psychologique d'une part et culpabilité réelle d'autre part, voilà la distinction qu'il convient de faire.

Lorsque l'homme d'aujourd'hui est tourmenté à cet égard, il ne sait que penser: il ressent en lui-même une véritable culpabilité, mais les penseurs modernes lui affirment que ce ne sont que des "sentiments" de culpabilité. Il ne peut donc jamais dissiper son malaise, car s'il est vrai qu'il peut éprouver de simples sentiments de culpabilité, il est aussi vrai qu'il a une conscience morale sensible à sa véritable culpabilité. Vous pouvez lui répéter un million de fois qu'une véritable culpabilité n'existe pas, il saura toujours qu'elle existe. Vous ne trouverez jamais personne qui soit incapable de découvrir quelque part dans sa conscience un vestige d'un tel sentiment.

Nous avons considéré précédemment la libération de nos consciences. Nous avons vu qu'il y a un étroit parallélisme entre celle-ci et la justification. Devenu chrétien, je reconnais la réalité du péché, je fais appel à l'œuvre parfaite de Christ, et je rends grâces à Dieu; ma conscience peut alors être en paix. Ce processus, remarquons-le, ne passe pas sous silence ma véritable culpabilité. Cette dernière se trouve désormais placée dans un cadre tout à fait rationnel; je peux y faire face sans créer de rupture entre mon intelligence et mon sens moral. En toute conscience et intelligence, sur la base de l'existence de Dieu et de l'œuvre parfaite de Jésus-Christ notre substitut, j'accepte la responsabilité de ma véritable culpabilité, puisque j'ai délibérément fait ce que je savais être mal; puis celle-ci est effacée par la rédemption de Christ, de manière réelle, rationnelle et objective. Dès lors, je peux imposer silence à ma conscience. Ma véritable culpabilité a disparu et je sais que tout ce qui me tourmente encore est d'ordre purement psychologique. Il m'est possible de faire face à cette culpabilité psychologique non plus de manière confuse, mais en la considérant comme une des misères propres à la vie de l'homme déchu.

Il est vain de nier l'existence d'une véritable culpabilité morale, car l'homme sait au fond de son être qu'elle existe. Mais lorsque je sais qu'elle trouve sa résolution en Christ, je peux aborder sans crainte les interrogations fondamentales qui se pressent au fond de moi et reconnaître le caractère purement psychologique du sentiment de culpabilité qui demeure en moi. Celui-ci n'en est pas moins cruel. Mais je peux à présent l'identifier ouvertement comme tel, et ne plus subir cette pénible confusion entre culpabilité réelle et culpabilité psychologique. Cette clairvoyance ne veut pas dire que ma santé psychique sera désormais parfaite, pas plus que ne l'est ma santé physique. Mais, Dieu soit loué, je peux à présent progresser. Disparu, le cercle vicieux. Plus de chien qui court après sa queue. La lumière est entrée. J'ai un point de repère, et je peux avancer dans l'intégrité de ma personne, avec toute mon intelligence. Je ne dois, certes, pas m'attendre à devenir parfait. Ce n'est qu'au retour de Jésus-Christ et à la résurrection des corps que j'atteindrai la perfection morale, physique et psychique. Prenant appui sur l'œuvre parfaite de Christ, je peux néanmoins, dès ici-bas, connaître la victoire sur cette déchirure psychologique, une victoire considérable et réelle, sinon complète.

Ne nous leurrons pas: depuis la Chute, nous avons tous des problèmes psychologiques. Prétendre que le chrétien ne souffre jamais de tels problèmes est une absurdité bien romantique, mais qui n'a rien à voir avec le christianisme biblique. Nous avons tous des problèmes psychologiques de nature et de degré divers. L'Evangile et l'œuvre parfaite de Christ sur la croix du Calvaire, dans leur portée actuelle, apportent là également une réponse.

Soulignons un détail très pratique pour nous-mêmes et ceux que nous pourrions aider: il n'est pas toujours possible de distinguer la vraie culpabilité de la culpabilité psychologique. A ce sujet, le concept de l'iceberg est tout à fait approprié. Ce concept bien connu a pris une importance accrue de nos jours, car les penseurs modernes abondent de plus en plus dans cette direction. On évoque sans cesse autour de nous la notion de subconscient, concept né de l'idée que l'homme est plus que ce qui apparaît à la surface. Le chrétien "évangélique" néglige trop souvent ce fait.

Depuis la Chute, l'homme est séparé de lui-même, une partie de son être se trouvant engloutie sous la surface. L'iceberg illustre bien la situation: un dixième dessus, neuf dixièmes dessous, la partie submergée constituant, en termes psychologiques, l'inconscient ou le subconscient. Ne soyons pas surpris de découvrir une partie de nous-mêmes profondément immergée au-dessous de ce qui apparaît. Nous sommes des icebergs! Il ne nous est pas possible de dire en ce moment même "je sais que je suis parfait" - c'est-à-dire libre de tout péché connu. En l'état actuel de l'homme, qui peut avoir de lui-même une connaissance parfaite? Nous en sommes incapables lorsque tout va bien, et bien moins encore le jour où les problèmes psychologiques et les tempêtes s'abattent sur nous. Et nous passons tous - y compris les chrétiens - par de telles tempêtes. S'il vous arrive de rencontrer une personne en plein dans l'une de ces tourmentes psychologiques, ne lui demandez pas de faire à chaque fois la différence entre vraie culpabilité et culpabilité psychologique; cela serait déraisonnable, voire cruel. Nous avons tous nos troubles, nous avons tous nos orages; certains d'entre nous passent par des tempêtes terribles. En plein milieu de la tourmente, il est réconfortant de savoir que nous n'avons pas toujours besoin de faire la différence entre la vraie et la fausse culpabilité. Nous ne vivons pas dans un univers mécanique et nous ne sommes pas seuls face à nous-mêmes, mais nous sommes en présence du Dieu infini et personnel. Dieu connaît la limite entre ma véritable culpabilité et mes sentiments de culpabilité. Je suis responsable d'agir dans la partie visible de mon être, tout en demandant à Dieu de m'aider à être sincère. Mon rôle consiste à crier à Dieu pour la portion d'iceberg qui émerge, à confesser puis à mettre au bénéfice de l'œuvre parfaite et infinie de Jésus-Christ tout ce que je sais être véritable péché. C'est mon opinion, et l'expérience de nombreux enfants de Dieu, que si nous nous efforçons d'être le plus sincère possible dans la partie qui nous incombe, c'est-à-dire la partie visible, Dieu en reporte le bénéfice sur notre être tout entier; et peu à peu, le Saint-Esprit nous aidera à voir plus profondément en nous-mêmes.

La valeur de la mort de Christ est infinie, aussi nous est-il possible de savoir que toute véritable culpabilité est couverte et que les sentiments de culpabilité qui demeurent ne constituent pas une réelle culpabilité. Ces sentiments, issus de la Chute historique, de la manière de vivre de la race humaine et de notre propre passé, font partie de ces terribles misères que connaît l'homme déchu. Une compréhension sans cesse renouvelée de ces contingences est un pas vital vers la libération des conséquences de l'esclavage du péché, et vers une guérison substantielle de la déchirure qui sépare l'homme de lui-même.

 


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