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La vraie spiritualité
2. La centralité de la mort

Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible

Dans ce chapitre et les deux suivants, nous entreprenons une réflexion sur les principes fondamentaux de la vie chrétienne, de la vraie spiritualité. Au premier chapitre, nous avons souligné l'aspect négatif et l'aspect positif de la vie chrétienne. Revenons, maintenant, aux considérations négatives, résumées dans ces quatre versets de la Bible:

Romains 6:4a: "Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort."
Romains 6:6a: "Sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui."
Galates 2:20a: "J'ai été crucifié avec Christ."
Galates 6:14: "Loin de moi la pensée de me glorifier d'autre chose que de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde."

Selon ces déclarations de la Parole, le chrétien, aux yeux de Dieu, est mort avec Christ au moment où il l'accepte comme son Sauveur. Plus encore, cette mort doit être manifeste chaque jour, dans sa vie pratique. Cet aspect négatif, abordé au premier chapitre, va maintenant faire l'objet d'un développement plus détaillé.

La Bible, nous l'avons déjà dit, nous appelle à un renoncement extrême qui, loin d'être une abstraction, taille dans la substance même de la vie quotidienne. Nous avons relevé l'ordre formel de la Parole de Dieu: en toutes choses, sachons rester contents et dire "merci" à Dieu. Difficile d'être plus négatif, car il s'agit de dire "non" à notre moi et à tout ce qui veut nous dominer.

Nous avons relevé dans la Bible un autre ordre formel, celui d'aimer notre prochain, non pas simplement d'un amour romantique ou idéalisé, mais d'un amour qui exclut la convoitise. Notons cependant que le mot "amour" est un mot vide de sens, qui relève du romantisme ou de l'utopie, s'il n'implique pas pour nous un aspect fortement négatif. Dans sa signification correcte, l'amour nous conduit à dire "non" à certaines choses dans des domaines clairement définis, aussi bien qu'à nous-mêmes.

L'amour ne se réduit pas à une sentimentalité romantique friande d'émotions. Il implique une attitude de renoncement. Il nous faut être prêts à dire "non" à nous-mêmes, prêts à dire "non" aux choses, afin que le commandement d'aimer Dieu et les hommes ait sa signification réelle. Jusque dans mes droits les plus légitimes et pleinement conformes aux Dix Commandements, je ne dois pas rechercher mon propre intérêt, mais celui d'autrui.

Quiconque réfléchit honnêtement reconnaîtra que, sur ce point, l'Ecriture présente une exigence bien difficile à accepter. Si, placés dans le monde contemporain avec sa manière de penser et de vivre, nous considérons, en toute honnêteté, ces déclarations de la Bible, de deux choses l'une. Ou bien nous optons pour le romantisme et prétendons voir dans ces affirmations une simple incitation à avoir de bons sentiments qui, un jour lointain - pendant le règne futur de Christ, ou dans l'éternité - se concrétiseront de manière pratique. Ou bien, si nous comprenons le vrai sens de ces paroles de la Bible, nous sommes obligés d'admettre que nous butons contre un obstacle de taille. Impossible, en effet, d'entendre ce genre de versets, ces injonctions négatives de la Parole de Dieu, au sujet de la vie chrétienne, de façon détendue, à moins de construire un roman. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi depuis la Chute. Mais il est incontestable que l'impact négatif de ces versets est davantage ressenti dans notre XXe siècle caractérisé par le matérialisme, la soif de réussite et l'impossibilité de dire "non" à quoi que ce soit. Dans cet environnement où tout se juge en fonction du bien-être matériel, de la grandeur et du succès, il ne peut qu'être difficile de s'entendre dire que, dans la vie chrétienne, il faut savoir dire "non" aux choses et "non" à soi-même. Si ce n'est pas le cas avons-nous vraiment perçu le message de la Bible?

Dans la culture actuelle, l'idée prévaut qu'il ne faut jamais dire "non" à nos enfants; souvent, notre société assimile toute forme de répression au mal. Elle ne sait rien se refuser, sauf peut-être pour gagner davantage dans un autre domaine. Toute idée d'un "non" authentique est évitée autant que possible. Pour nous, les aînés, il semble que cet état d'esprit caractérise avant tout la jeune génération. Cela est vrai d'une large partie de celle-ci: certains jeunes ne peuvent même pas concevoir l'idée de dire "non" à eux-mêmes ou à quoi que ce soit. Cependant, pour être dans la vérité, sachons aussi reconnaître les mêmes traits chez les aînés. Le climat actuel, qui prône la recherche des biens matériels et de la réussite est dû à la génération adulte. Nous avons créé une mentalité pour laquelle chaque geste est évalué en fonction de l'abondance qu'il procure. Tout est sacrifié à ce but. Les divers absolus, les principes moraux, tout est subordonné à la recherche de l'abondance matérielle et d'une sorte de paix personnelle, dans l'égoïsme et l'indifférence.

Bien sûr, cette ambiance – où le "non" est absent – convient tout à fait aux penchants naturels de l'individu, car depuis la Chute, nous refusons de nous renier nous-mêmes. Effectivement, tous nos efforts, aussi bien sur le plan philosophique que pratique, tendent à nous placer au centre de l'univers. Par nature, c'est là que nous voulons vivre. Et ce penchant naturel s'épanouit tout à fait dans l'environnement du XXe siècle.

Tel a bien été le point crucial de la faute en Eden. Quand Satan dit à Eve: "Vous ne mourrez point... mais vous serez comme Dieu", elle voulait être comme Dieu (Genèse 3:4-5). Elle refusa de dire "non" à ce fruit "agréable à la vue", malgré l'ordre précis de Dieu et malgré son avertissement quant aux conséquences – et tout le reste en a découlé. Eve s'est placée au centre de l'univers, elle a voulu être comme Dieu.

Dès le début de la vie chrétienne, nous devons admettre en toute honnêteté l'existence, chez le chrétien aussi, d'une sensibilité en accord avec celle de son temps qui prône la recherche de biens matériels et la poursuite du succès. Il serait faux, par conséquent, face à ces impératifs négatifs, de ne pas se sentir acculé à un mur; prétendre le contraire serait malhonnête, voire sot. Si nous nous situons dans la perspective normale de l'homme déchu - et plus particulièrement celle du XXe siècle – ce mur est vraiment dur. Mais, si nous changeons de perspective, toute la situation se transforme. C'est bien là le but de ce second chapitre : nous amener à modifier notre façon de voir.

C'est dans cette pensée que nous allons examiner Luc 9:20-23; 27-31; 35.

"Et vous, leur demanda-t-il, qui dites-vous que je suis? Pierre répondit: Le Christ de Dieu. Jésus leur recommanda sévèrement de ne le dire à personne. Il ajouta qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, par les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu'il soit mis à mort, et qu'il ressuscite le troisième jour.

Puis il dit à tous: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge chaque jour de sa croix, et qu'il me suive... Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu'ils n'aient vu le royaume de Dieu.

Environ huit jours après qu'il eut dit ces paroles, Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et il monta sur la montagne pour prier. Pendant qu'il priait, l'aspect de son visage changea, et son vêtement devint d'une éclatante blancheur. Et voici, deux hommes s'entretenaient avec lui: c'étaient Moïse et Elie qui, apparaissant dans la gloire, parlaient de son départ qu'il allait accomplir à Jérusalem... Et de la nuée sortit une voix, qui dit: Celui-ci est mon Fils élu (bien-aimé): écoutez-le!"

"Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même". (v.23) Cette exhortation rappelle celle que nous avons lue dans les épîtres aux Corinthiens, de ne pas chercher notre propre intérêt, même si nous sommes dans notre droit.

"...c'étaient Moïse et Elie qui, apparaissant dans la gloire, parlaient de son départ..." (v.31) En grec, ce mot "parlaient" exprime une idée de durée; il ne s'agit pas d'un bref entretien. Ce mot implique l'idée de parler, de façon prolongée, de la future mort de Christ.

La mort du Seigneur est ainsi au centre de la conversation. Nous ignorons la durée de l'entretien, mais il ne s'est pas limité à une seule phrase; ce fut, au contraire, une conversation approfondie sur le seul sujet de la mort prochaine de Jésus. Souvenons-nous comment Jean-Baptiste a présenté Jésus-Christ: "Voici l'Agneau de Dieu". D'emblée, il met l'accent sur la mort de Christ, sujet que nous retrouvons maintenant sur la montagne de la transfiguration, dans la perspective du Royaume de Dieu.

Dans cette perspective – la seule vraie est l'antithèse de celle qui prévaut dans notre monde – la conversation a pour thème central la mort prochaine de celui qui est pourtant Dieu. Il est question de lui au verset 35: "Celui-ci est mon Fils élu, écoutez-le", et au verset 31: "ils parlaient de son départ qu'il allait accomplir à Jérusalem". Ainsi Dieu, devenu vrai homme par l'incarnation, se fait "Agneau de Dieu" et vient pour ôter le péché du monde. La mort de Christ, voilà le plus grand miracle de tous les temps.

Gardons ces affirmations présentes à l'esprit quand nous abordons la question de la bonne perspective, et constatons que ni la vie, ni les miracles de Christ ne sont au centre du message chrétien, mais bien sa mort. Les théologiens libéraux, pour qui le problème de l'homme est d'ordre métaphysique, sont prêts à accepter l'idée de l'incarnation. Cependant, loin de croire que l'incarnation a eu lieu réellement, ils en font un concept abstrait. L'Ecriture indique autre chose. La naissance de Jésus n'est qu'une étape, certes nécessaire, dans la réponse que Dieu donne à la quête de l'homme tandis que la mort du Seigneur en est le point central.

En Exode 12, lors de la célébration de la Pâque, qui préfigure la venue de Jésus, l'Agneau pascal meurt. En Genèse 3:15, où l'on trouve la première promesse d'un Messie, il est prédit que celui-ci aura à souffrir. Il écrasera Satan, mais il sortira blessé de l'affrontement. Genèse 3:21 nous apprend comment l'homme, après avoir péché, est vêtu avec des vêtements en peaux, ce qui implique l'effusion de sang. Genèse 22 relate un épisode important qui met en lumière la compréhension d'Abraham au sujet du futur Messie. Il doit placer son fils comme victime sur l'autel – après quoi un bélier est pourvu. La substitution est ainsi doublement préfigurée. Plus loin, nous trouvons la grande prophétie d'Esaïe 53, faite sept siècles avant la venue de Jésus. Son thème central s'exprime par les termes "blessé", "brisé", "un agneau mené à la boucherie", "retranché de la terre des vivants", "livré son âme à la mort". Les mots de cette prophétie ont traversé les siècles jusqu'à la déclaration de Jean-Baptiste: "Voici l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde." C'est le thème des prophéties depuis des millénaires. La mort rédemptrice de Jésus-Christ est ainsi au centre du message chrétien.

Jésus-Christ formule lui-même ce thème central quand, en Jean 3, il s'adresse à Nicodème: "Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit élevé". La comparaison de ce passage avec Jean 12:32-33 montre clairement qu'il s'agit d'une allusion directe à la mort prochaine de Christ.

Romains 3:23-26: "Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ. C'est lui que Dieu a destiné à être, par son sang pour ceux qui croiraient, victime propitiatoire, afin de montrer sa justice, parce qu'il avait laissé impuni les péchés commis auparavant, au temps de sa patience; il montre ainsi sa justice dans le temps présent, de manière à être juste tout en justifiant celui qui a la foi en Jésus."

Hébreux 7:27: "Il n'a pas besoin, comme les souverains sacrificateurs, d'offrir chaque jour des sacrifices, d'abord pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple, car ceci il l'a fait une fois pour toutes en s'offrant lui-même."

Partout la même pensée se retrouve. Le dernier livre de la Bible, l'Apocalypse, présente le couronnement de toutes ces déclarations: "Et ils chantaient un cantique nouveau, en disant: Tu es digne de prendre le livre, et d'en ouvrir les sceaux; car tu as été immolé, et tu as racheté pour Dieu par ton sang des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple, et de toute nation." (5:9)

Dès la première promesse donnée au lendemain de la Chute, jusqu'à la fin, la mort rédemptrice du Seigneur Jésus-Christ est au centre du message.

Rien de surprenant donc à voir cette mort au centre de l'entretien d'Elie, Moïse et Jésus sur la montagne de la transfiguration. "Et voici, deux hommes s'entretenaient avec lui; c'étaient Moïse et Elie qui, apparaissant dans la gloire, parlaient" — durant toute la scène — "de son départ qu'il allait accomplir à Jérusalem." Ce sujet, loin d'être une simple question de théologie, concerne Moïse et Elie au plus haut point. Leur salut dépend, en effet, entièrement de cet événement, de cette mort prochaine de Jésus sur la croix du calvaire. Les disciples présents à cette rencontre sont de même concernés directement, car sans la mort de Jésus, ils ne peuvent pas être sauvés eux non plus! Il en est de même pour chacun de nous: il n'y aurait pas de salut pour nous, si Jésus n'était pas mort sur la croix.

La mort du Seigneur Jésus revêt une signification unique. Elle est substitutive, et aucune autre mort ne peut lui être comparée. Rien ne doit ébranler notre conviction à ce sujet. La mort substitutive de Jésus sur la croix, événement historique qui est intervenue dans l'espace et dans le temps, a une valeur infinie, parce que c'est Dieu lui-même qui est mort pour nous. Rien n'est à ajouter; rien ne doit être ajouté. Christ est mort une fois pour tous. Cela dit avec la plus grande force possible, il convient d'ajouter qu'en Luc 9:22-24, Christ indique un déroulement chronologique. "Il ajouta qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, par les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu'il soit mis à mort et qu'il ressuscite le troisième jour." (v.22) Ainsi, sa mort substitutive unique et prochaine comporte trois étapes: le rejet, la mise à mort, la résurrection. Aux versets 23 et 24, Jésus-Christ lui-même applique cette progression à nous autres chrétiens: "Puis il dit à tous: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge chaque jour de sa croix, et qu'il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la sauvera." Le rejet, la mise à mort et la résurrection sont également les étapes successives de la vie spirituelle du chrétien, dans cet ordre à l'exclusion de tout autre.

Si nous renions ou minimisons la valeur unique et substitutive de la mort de Christ, comme le font les théologiens libéraux de toutes tendances, notre enseignement cesse d'être chrétien. De même, si notre cheminement spirituel ne présente pas la même progression que le parcours de Jésus ici-bas, nous tombons dans une orthodoxie stérile; notre vie chrétienne dépérira jusqu'à s'éteindre, et la spiritualité dans le vrai sens biblique disparaîtra.

Jésus parle, dans ce verset, d'une "mort" librement choisie dans la vie présente; pour donner à sa pensée plus de clarté, il l'applique à une situation concrète au verset 26: "Car quiconque aura honte de moi et de mes paroles, le Fils de l'homme aura honte de lui, quand il viendra dans sa gloire, et dans celle du Père et des saints anges." La Bible ne parle pas, ici, de sentiments romantiques, d'idéalisme, ou d'un concept abstrait. Dans cet exemple, le rejet et la mort en question sont présentés de façon très concrète : face à un monde hostile. Il s'agit de dire "non" à soi-même, alors que nos désirs naturels nous poussent à rechercher l'approbation du monde, un monde pourtant en révolte contre son Créateur et notre Seigneur.

Selon le témoignage de l'ensemble du Nouveau Testament, le commandement de prendre notre croix et de suivre Christ ne se limite pas à une situation particulière; il est valable en toutes occasions de telle sorte que le style de vie et la manière de penser du chrétien s'en ressentent totalement. Le rejet, la mort et la résurrection doivent marquer tous les aspects de sa vie. Tout comme le rejet et la mort de Christ ont formé les premières étapes sur le chemin de la rédemption, de même notre rejet et notre mort à nous-mêmes comme aux biens terrestres sont les premiers pas vers une spiritualité véritable et grandissante. Comme Christ ne pouvait pas éviter l'étape de la mort sur la voie de la rédemption, nous ne pouvons pas non plus avancer plus loin avant d'avoir accompli ces deux premiers pas, non seulement en théorie, mais aussi en pratique — même si c'est imparfaitement.

Si la mort de Christ est ainsi au cœur de son oeuvre rédemptrice, si elle a été le thème de prédilection des prophètes de l'Ancien Testament avant de constituer le seul sujet de conversation de Moïse, Elie et Jésus sur la montagne de la transfiguration, si cette mort est d'une importance aussi essentielle pour la vie spirituelle du chrétien, ne devrait-elle pas faire constamment l'objet de nos pensées, de nos paroles et de nos prières? Quelle place accordons-nous à la réflexion sur la nécessité de cette mort volontaire? Combien de fois est-elle au centre de nos conversations? Combien de prières suscite-elle pour nous-mêmes et pour ceux que nous aimons? N'est-il pas vrai, au contraire, que toutes nos pensées et nos prières pour nous-mêmes et pour nos proches, ainsi que nos conversations, ont pour but d'écarter à tout prix cet aspect négatif, alors que nous devrions demander à Dieu la bonne attitude pour pouvoir l'affronter? Combien de prières adressons-nous à Dieu pour nos enfants afin qu'ils acceptent, avec la grâce de Dieu, de franchir ces étapes du rejet et de la mort? Nous sommes contaminés par l'esprit du monde plutôt que par celui du Royaume de Dieu. Il ne s'agit pas, bien sûr, de mener une vie vouée au seul renoncement, comme nous le verrons, mais de comprendre la nécessité de la progression. II est impossible de parvenir à la troisième étape en évitant les deux premières - le rejet et la mort. Et cette expérience n'est pas limitée au moment de notre nouvelle naissance, elle se vit tout au long de notre parcours terrestre.

Abordons maintenant les Dix Commandements d'Exode 20 dans cette nouvelle perspective du Royaume de Dieu.

Le premier commandement, qui est la clé de tous les autres, nous exhorte à opposer un "non" catégorique au désir d'occuper nous-mêmes la place de Dieu. Nous sommes enclins à nous prendre pour Dieu et à nous voir au centre de l'univers. Nous devons renoncer délibérément à cela.

Tous les autres commandements énoncés en Exode 20 vont dans le même sens. Nous devons renoncer à user pour nous-mêmes du temps que Dieu s'est réservé pour lui-même, son jour particulier. Tout désir d'exercer une autorité qui ne nous revient pas de droit est à rejeter. Nous devons refuser de toucher à la vie humaine. Dans le domaine sexuel, gardons-nous de nous emparer de ce qui ne nous appartient pas légitimement. Et il nous faut refuser de ruiner la réputation d'autrui par de fausses accusations.

Le dernier commandement "tu ne convoiteras point" montre que ces refus ne se limitent pas à notre comportement extérieur, mais concernent aussi notre attitude intérieure. C'est sur ce terrain que se produira notre "mort". Mais quand cela doit-il se faire? Au moment où notre corps a perdu ses appétits? Non; c'est au temps où nous sommes encore pleins d'énergie vitale, capables de désirer et capables d'éprouver du plaisir, que nous allons choisir de dire "non", de mourir à nous-mêmes. Cette "mort" ne doit pas être écartée, ni retardée, ni liée à la mort physique. Certes, nous ne serons parfaits qu'au moment du retour de Jésus, quand il nous ressuscitera d'entre les morts; mais, ici et maintenant, en pleine vie, au milieu des luttes et des combats, nous sommes appelés à choisir, par la grâce de Dieu, de dire un "non" catégorique. N'attendons pas, par exemple, l'âge où le désir sexuel se sera atténué. C'est dans la force de l'âge et dans un monde où les hommes se dressent en révolte contre Dieu et ensuite contre leurs semblables, que nous mesurerons le poids des paroles de Jésus, lorsqu'il nous exhorte à nous renier nous-mêmes et à renoncer à ce qui ne nous revient pas de droit.

Cela ne se fera pas sans douleur. La croix du chrétien est hérissée d'échardes, car nous vivons, ici-bas, dans un climat hostile au Royaume de Dieu. Mais tel est le chemin de la croix: "Il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, par les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu'il soit mis à mort, et qu'il ressuscite le troisième jour." (Luc 9:22) Ici, Jésus parle plus particulièrement du rejet par les chefs religieux de son temps – des hommes qui ont suivi la voie du monde, plutôt que celle de Dieu. Mais au fond, il s'agit bien d'un rejet de la part du monde lui-même, étape indispensable pour pouvoir goûter une vie de résurrection.

Ce rejet n'intervient pas une seule fois. Jésus exhorte quiconque veut le suivre à se charger chaque jour de sa croix. Nous acceptons, certes, Christ comme Sauveur une fois pour toutes; nous sommes alors justifiés, notre culpabilité est ôtée à jamais. Mais après cela, il faut "se charger de sa croix" chaque jour, et même à chaque instant. L'existentialiste erre sur bien des points, mais il a raison quand il met l'accent sur la réalité d'une situation vécue "instant après instant".

En Luc 14:27, Jésus poursuit son enseignement: "Et quiconque ne porte pas sa croix, et ne me suit pas, ne peut être mon disciple." Jésus ne veut pas dire que sans porter sa croix, l'homme ne peut être sauvé, mais il n'est pas disciple de Christ, il ne le suit pas, s'il n'est pas chaque jour "rejeté", "mis à mort". Jésus ne situe pas ce commandement dans un domaine abstrait, au contraire. En étendant sa portée, au verset 26, au père, à la mère, à la femme, aux enfants, aux frères et sœurs, il le situe dans la pleine réalité de la vie quotidienne. C'est dans ce contexte-là que nous devons "mourir".

"Car, lequel de vous, s'il veut bâtir une tour, ne s'assied d'abord pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi la terminer, de peur qu'après avoir posé les fondements, il ne puisse l'achever, et que tous ceux qui le verront ne se mettent à le railler, en disant: Cet homme a commencé à bâtir, et il n'a pu achever?" (Luc 14:28-30) Ce passage forme un tout avec le précédent; Jésus lui-même les rapproche et dit: "Calculez la dépense." Aussi faut-il, en annonçant l'Evangile au monde perdu, insister sur le fait que le chrétien est tenu de porter sa croix chaque jour. Nous vivons comme étrangers dans un monde hostile, dont le principe fondamental est la révolte contre Dieu; et tant que nous y vivrons, mêmes chrétiens, nous ne sommes pas entièrement libérés de certains éléments de cette rébellion.

Nous l'avons vu plus haut, Romains 6 commence par plusieurs affirmations très négatives, et la tentation peut nous effleurer de passer rapidement à la deuxième moitié du verset 4, "...afin que, comme Christ est ressuscité des morts... de même nous aussi nous marchions en nouveauté de vie"; mais c'est à nos risques et périls que nous négligerons l'étape de la mort. "Ensevelis avec lui par le baptême", "mort au péché", "baptisés en sa mort": impossible de parvenir à la liberté énoncée dans la deuxième partie du verset 4, sans passer par ce chemin.
L'ordre est absolu: rejeté, mis à mort, ressuscité. Il en est de même au verset 6; nous sommes obligés de passer par la première partie, "sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui" avant d'atteindre la deuxième partie "afin que le corps du péché soit réduit à l'impuissance". II me semble voir chez beaucoup de chrétiens une tendance à lire plus vite la première partie de ces versets pour arriver à la partie agréable, mais ils ont tort. Nul ne peut franchir une porte, sans en passer le seuil. De même, nous ne pourrons connaître la joie dépeinte dans la deuxième partie de ces versets, sans prendre au sérieux la première partie.

Ce trajet du négatif vers le positif se vit d'abord une fois pour toutes à la justification, mais ensuite aussi, de manière quotidienne dans la vie chrétienne pratique. Que cela soit bien clair: au moment même où nous acceptons Jésus-Christ comme notre Sauveur, nous sommes justifiés et libérés de notre culpabilité une fois pour toutes. C'est irrévocable. Mais si nous voulons connaître dans notre vie quelque chose de la réalité d'une vraie spiritualité, nous sommes appelés à "porter notre croix chaque jour". Le principe de dire "non" à moi-même doit régir tout mon comportement envers un monde qui persiste dans son attitude d'hostilité et de révolte contre le Créateur.

Si j'utilise mes capacités intellectuelles et spirituelles pour gagner l'estime du monde, alors que celui-ci est en révolte contre son Créateur, je fais fausse route. De tout mon être, j'ai à me charger de la croix de Christ dans tous les domaines de ma vie. La croix de Christ doit être une réalité pour moi, non seulement lors de ma conversion, mais encore tout au long de ma vie. La vraie spiritualité ne s'arrête pas aux aspects négatifs mais si je ne les accepte pas et si je ne les intègre pas à ma vie, je ne suis pas en mesure d'aller plus loin.

 


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