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Dieu - Illusion ou réalité ?

par Francis Schaeffer

TITRE I - LE CLIMAT INTELLECTUEL ET CULTUREL DE LA SECONDE MOITIÉ DU XXe SIÈCLE

CHAPITRE 5 - Le facteur commun à tous les paliers du désespoir

La "ligne du désespoir" a une unité; ses divers paliers ont, entre eux, des points communs et des points distinctifs. Avec Hegel et Kierkegaard, l'homme a abandonné l'idée qu'il existe un champ unifié de la connaissance et accepté, à sa place, celle du saut de la foi dans les domaines spécifiques à l'être humain: le but de la vie, l'amour, les valeurs morales, etc. C'est cette idée du saut de la foi qui se trouve à l'origine de la "ligne du désespoir".

Les différents paliers de cette ligne – la philosophie, l'art, la musique, le théâtre, etc. – ont des caractéristiques distinctives qui, pour intéressantes et importantes qu'elles soient, ne sont en fait que périphériques. La spécificité du climat intellectuel et culturel du XXe siècle réside moins dans des particularités que dans la reconnaissance d'un concept commun à toutes les disciplines: celui de la rupture du champ de la connaissance.

Que la concrétisation de ce concept s'effectue en termes de peinture, de poésie ou de théologie est sans importance. Le problème vital réside, en effet, non dans le mode d'expression choisi (les mots des philosophes existentialistes ou les sons de la musique concrète), mais dans la notion de vérité énoncée et dans la méthode appliquée pour y accéder. Autrement dit, la grande rupture se trouve dans la nouvelle manière de présenter et de rechercher la vérité et non dans les termes utilisés par les différentes disciplines pour l'exprimer.

Léopold Sédar Senghor (né en 1906), lorsqu'il était président du Sénégal, a été sans doute un des rares intellectuels de son temps à la tête d'un Gouvernement. Il a fait ses études en France. Sous le titre "Du socialisme africain" , il a publié un livre dans lequel sont consignés trois des discours politiques qu'il a eu l'occasion d'adresser à des groupes de son pays, et il a eu la gentillesse de m'en envoyer un exemplaire dédicacé. Senghor a écrit également des poèmes magnifiques qui ont été traduits en anglais.

J'ai été très ému en lisant ces discours. Si un occidental prononçait de tels discours, bien peu de chrétiens en comprendraient la portée. Le fait que Senghor soit africain souligne l'urgente nécessité de donner une formation toute nouvelle à nos missionnaires, car, de nos jours, les problèmes de communication débordent largement la Sorbonne, Oxford, Cambridge, Harvard ou l'Institut de Technologie du Massachussetts, et se posent aussi dans les pays dits "de mission". Nos frontières ne sont pas des barrières; où qu'elles se trouvent, les personnes cultivées ont adopté la nouvelle manière de penser.

Dans ses discours sur le socialisme africain, Senghor se montre tout à fait au courant des idées modernes. Il fait ressortir leur fondement qui est le même des deux côtés du Rideau de Fer, et il expose en détail comment on est passé du concept classique de logique (pour lequel A n'est pas "non-A") à la dialectique de Hegel (thèse-antithèse-synthèse), dont l'adoption est générale aujourd'hui.

Il explique, avec raison, qu'à l'origine, le communisme de Marx et d'Engels s'intéressait à l'homme, ce qui lui imprima une forte impulsion. Par la suite, dans les développements naturels intervenus à partir de ses présuppositions, le régime communiste a dévalué l'homme (Le communisme de Marx et d'Engels peut, en fait, être considéré comme une hérésie chrétienne. Parmi toutes les religions du monde, seul le christianisme a manifesté un véritable intérêt pour l'homme. Le bouddhisme, l'hindouisme et l'islam n'auraient jamais pu faire naître un communisme idéaliste, parce qu'ils ne s'intéressent pas assez à l'individu). Le seul attrait du communisme pour les idéalistes a été son intérêt pour l'homme. Mais, comme je l'ai déjà dit, l'intérêt effectif pour les gens en tant qu'individus n'a sa source que dans le christianisme biblique. Perdrions-nous notre influence? Sans doute, car nous sommes incapables de communiquer notre conviction que l'homme, en la présence du Dieu qui existe vraiment, est une créature incomparable. Mais revenons à Senghor.

Dans ses discours, il souligne que le marxisme n'est pas d'abord une théorie économique, ni même que l'athéisme y a une place centrale. Certes, le marxisme est athée, mais il n'est pas fondé sur l'athéisme. Pour comprendre la nature réelle du marxisme, il faut se rappeler, comme le dit Senghor, qu'il est fondé sur la méthode dialectique.

Senghor ajoute que ni lui, ni le Sénégal ne peuvent accepter complètement la théorie économique marxiste, et pas davantage son athéisme. Mais ils en acceptent la méthode dialectique et, ce faisant, ils souhaitent rejoindre Teilhard de Chardin ("Le phénomène humain", 1955). Autrement dit, Senghor se rend compte qu'il n'existe aucune différence fondamentale entre la démarche dialectique de Marx et celle de Teilhard de Chardin. (Voir note ci-dessous). Pour lui, les deux ont la même méthodologie. Et il importe peu que le jésuite prononce le mot "dieu" et pas Marx, car un mot n'a de sens que pour autant qu'il a un contenu. L'essentiel est que tous les deux utilisent la méthode dialectique.

Note: Sir Julian Huxley a écrit en 1958, l'introduction de l'édition britannique du Phénomène humain. Il y manifeste son accord avec la méthode et les conclusions générales de Teohard de Chardin quant à l'évolution future d el'homme. Plus tard, en 1961, dans son introduction à The Humanist Frame, il développe son accord général avec ses conclusions en ce qui concerne l'emploi de la religion. Ce que Senghor fait dans son livre en appliquant les principes de Teihard de Chardin à l'Etat du Sénégal, Huxley cherche à le faire sur le plan général.

Pour bien comprendre le siècle dans lequel nous vivons, il faut se rendre compte que l'ennemi n'est pas la forme extérieure que revêt la dialectique, théiste ou athée, mais la méthode dialectique elle-même.

La mort du romantisme:
une occasion à saisir pour le christianisme à condition de maintenir l'antithèse

Dans un certain sens, le chrétien peut se réjouir de voir tant de gens vivre en dessous de la "ligne du désespoir", pleinement conscients de leur position. Il devrait être reconnaissant, car cela le dispense, quand il s'entretient avec ces personnes, de réfuter une à une des réponses optimistes, parce qu'utopiques et sans fondement. Le christianisme, en effet, n'est pas romantique; il est réaliste.

Le christianisme est réaliste parce qu'il affirme que sans vérité il n'y a pas d'espoir et qu'il ne peut y avoir de vérité sans fondement adéquat. S'il est prouvé qu'il se trompe, le christianisme est prêt à faire face à toutes les conséquences et à dire avec Paul: "Si vous trouvez le cadavre du Christ, ne discutons plus; mangeons et buvons, car demain nous mourrons." (Cf 1 Corinthiens 15;14-14, 32)  ne laisse pas la moindre place à une solution romantique. Dans le domaine de la moralité, par exemple, il ne regarde pas notre monde fatigué et lourdement chargé en lui disant qu'il n'est que faiblement ébranlé et légèrement blessé, et que tout va s'arranger facilement. Le christianisme est réaliste; il affirme que le monde est marqué par le mal et que l'homme est vraiment coupable sur toute la ligne. Il refuse de dire que l'on peut être plein d'espoir pour l'avenir, si cet espoir repose sur une apparente amélioration du genre humain. Le chrétien affirme avec l'homme désespéré qu'il faut voir le monde tel qu'il est, aussi bien dans le domaine de l'être que dans celui de la moralité.

Le christianisme se trouve donc aux antipodes de l'humanisme optimiste. Mais il diffère également du nihilisme qui, bien qu'il soit correctement réaliste, ne peut pas formuler de vrai diagnostic, ni établir de traitement approprié à ses maux. Le christianisme a un diagnostic, puis une solution solidement fondée à proposer. La différence entre le réalisme chrétien et le nihilisme ne réside pas dans une vision romantique du monde. Nous devrions nous réjouir de l'échec du romantisme d'hier, car cela rend plus facile pour nous que pour nos pères la présentation du christianisme à l'homme moderne.

Cependant, alors même que nous nous félicitons de voir les solutions romantiques dépassées et des hommes comme Dylan Thomas s'effondrer en pleurs, nous ne pouvons manquer d'éprouver une profonde compassion pour nos contemporains. Leur vie n'a rien à voir avec un quelconque paradis. Ils ont déjà un avant-goût de l'enfer et de ce que sera la vie à venir. Beaucoup parmi les plus sensibles d'entre eux sont restés complètement démunis par la destruction des idéaux romantiques. Ne devrions-nous pas être affligés et prier Dieu avec larmes pour eux?

Or, devant cette détresse qui attend le remède que, seul le christianisme biblique peut fournir, nous paraissons désemparés. Cela ne provient pas du manque d'occasions de témoigner. Ces hommes sont déjà sur le chemin qui mène à l'Evangile, car eux aussi croient que l'homme est mort, mort parce que sa vie est dépourvue de sens. Seul, le christianisme explique cette perte de sens, qui provient de la révolte de l'homme contre le Dieu vivant: telle est la véritable explication de leur situation. Mais nous laisserons échapper les occasions de leur parler si nous abandonnons, en pensée ou en pratique, la méthodologie de l'antithèse, c'est-à-dire que A ne peut pas être non-A. Si une chose est vrai, son contraire est faux; si une action est bonne, son contraire est mauvais.

Si la jeunesse de nos Eglises et les gens du monde nous voient jouer avec la méthode dialectique dans notre enseignement et dans l'évangélisation, dans notre style de vie et dans nos institutions, nous manquerons totalement l'occasion unique que nous fournit la mort du romantisme. Si nous lâchons notre conception de l'antithèse, nous n'avons plus qu'à nous taire.

Mais il y a plus: non seulement nous n'avons plus rien à dire, mais nous disparaissons. Le christianisme cesse d'exister, même si ses institutions demeurent. Car le christianisme repose sur la notion d'antithèse, c'est-à-dire non sur un concept abstrait de la vérité, mais sur le fait que le Dieu vivant existe et sur la justification personnelle de l'homme. Le concept biblique de la justification est une antithèse entière et personnelle. Avant d'être justifiés, nous étions morts dans le royaume des ténèbres; la Bible affirme qu'à l'instant où nous acceptons Christ, nous passons de la mort à la vie. C'est là une antithèse totale sur le plan individuel. Dès que nous commençons à glisser vers l'autre méthodologie – en renonçant à tout absolu qui puisse être connu logiquement et rationnellement – nous détruisons le christianisme historique même si, en apparence, il subsiste pendant un certain temps. Nous pouvons ne pas le discerner, mais les signes de la mort l'ont atteint et il ne sera bientôt plus qu'une nouvelle pièce de musée.

Dès lors qu'on abandonne le mode de penser caractéristique de la notion d'antithèse, on a changé de bord, même si on essaye encore de défendre l'orthodoxie ou la position évangélique. Si les chrétiens veulent tirer avantage de la mort du romantisme, ils doivent restaurer chez eux la mentalité propre à la conception de l'antithèse. Nous devons le faire par notre enseignement et, par exemple, par notre attitude face aux compromis que l'on observe sur le plan ecclésiastique et dans l'évangélisation. Faillir à démontrer que nous prenons la vérité au sérieux au point que cela nous coûte, revient à pousser la génération qui monte dans le torrent de la dialectique qui nous cerne de toutes parts.

Finalement, je voudrais souligner, avec le respect qui se doit, que nous devrions, non seulement avoir une vrai compassion pour les êtres perdus de notre entourage, mais penser aussi à notre Dieu. Nous sommes son peuple et si nous adoptons une autre conception que la sienne, nous blasphémons, nous le discréditons et le déshonorons, car l'antithèse suprême est que son existence est le contraire de sa non-existence. Dieu est là réellement.

 


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