Dieu - Illusion ou réalité ?
par Francis Schaeffer
TITRE I - LE CLIMAT INTELLECTUEL ET CULTUREL DE LA SECONDE MOITIÉ DU XXe SIÈCLE
CHAPITRE 4 - Le troisième et le quatrième palier: la Musique et la Culture générale
Comme en philosophie et en peinture, la "ligne du désespoir" a été franchie en musique. Debussy (1862-1918) a ouvert la voie à la musique moderne. Il n'est pas aussi facile d'y repérer les paliers successifs qu'en philosophie ou en peinture, car la musique, par sa nature même, fait une part plus grande à la subjectivité. Cependant, l'évolution générale depuis Debussy est assez nette.
Une étude exhaustive, impossible à entreprendre ici, devrait ajouter le jazz à la musique classique. Elle conduirait, d'abord, à examiner les changements intervenus dans la forme et dans le contenu du jazz dans les années 20 et 30 quand il a acquis droit de cité dans la culture de l'homme blanc, et ensuite à voir comment dans les années 40, il a débouché sur le désespoir si fréquent dans le jazz moderne.
Nous nous en tiendrons à la musique la plus proche de la tradition classique. Quelques illustrations suffisent pour comprendre l'ensemble. La tendance générale se dégage clairement des nombreux détails qu'il serait intéressant d'examiner. Je consacrerai un chapitre ultérieur à la musique de John Cage et ne considèrerai, ici, que la musique concrète.
La musique concrète
Révélée à Paris par Pierre Schaeffer (né en 1910), la musique concrète n'est pas de la musique électronique, c'est-à-dire produite électroniquement et proposant, par conséquent, des sons que l'on n'entend pas normalement. La musique concrète se compose de sons véritables, mais fortement déformés. Au début, elle a été produite en sautant quelques-uns des sillons d'un disque. Plus tard, Pierre Schaeffer imagina un instrument qui lui permit de contrôler soigneusement les déformations. Il pu ainsi isoler l'onde sonore, fractionner ou renverser sa fréquence, la ralentir ou l'accélérer et obtenir, en fait, toutes les variations possibles et imaginables. En l'écoutant, on finit par ne plus en croire ses oreilles, tout comme on n'en croit pas ses yeux en regardant l'Art Op. Cela vous donne un choc. Le message clamé est le même que celui de la peinture moderne. Tout est relatif, rien n'est sûr, rien n'est stable, tout est en mouvement. La musique concrète n'est qu'une manière de plus de présenter le message toujours identique à lui-même de l'homme moderne.
L'UNESCO a édité un disque intitulé Premier panorama de la musique concrète. Il contient un exemple typique de l'oeuvre de ces hommes avec, entre autres, une séquence réalisée par Pierre Henry, un ami de Schaeffer.
Henry utilise la voix humaine s'exprimant en grec, la langue par excellence, en l'occurrence, pour représenter notre culture occidentale. Au début, la voix émerge d'une suite de sons choisis au hasard, reflet fidèle de l'idée moderne selon laquelle l'homme, qui s'exprime avec des mots, est né du hasard, dans un univers dû au hasard, et a devant lui un avenir entièrement livré au hasard. L'image sonore d'Henry est sans ambiguïté. Puis, tout à coup, un changement intervient et la voix commence à se déformer jusqu'à se dissoudre. On a l'impression d'assister à la mort et à la décomposition d'une femme superbe, non seulement de son corps, mais aussi de sa personne tout entière. La voix commence par trembler, puis elle devient indistincte avant de se désintégrer. Ainsi on entend successivement des sons choisis au hasard, la langue grecque et, à la fin, le chaos. Il n'y a rien d'autre à attendre lorsque l'antithèse disparaît, lorsque naît le relativisme et lorsqu'est niée toute possibilité de trouver un universel qui donne un sens aux choses. Tel est le consensus de la culture actuelle et l'esprit du monde que nous devons rejeter et contre lequel nous devons nous élever.
Henry Miller (1891-1980)
Avec ce romancier américain, nous. abordons le quatrième palier de la "ligne du désespoir", la culture générale. Le sujet pourrait faire l'objet de plusieurs paliers, mais il me semble plus pratique de les traiter ensemble.
Les jeunes affirment souvent que l'oeuvre de Henry Miller n'est pas simplement pornographique, mais qu'elle est une prise de position philosophique. Quand leurs parents me demandent si je suis d'accord, je réponds: "Oui, votre enfant a raison. Les livres de Miller sont obscènes et souillent leur lecteur; cependant leur but véritable n'est pas simplement pornographique. Miller est un écrivain antinomiste (contre toute notion de loi), qui démolit tout sur son passage, même la sexualité, ce qui est particulièrement néfaste, car la sexualité est souvent le dernier domaine de la vie où les hommes espèrent encore trouver un certain contenu de sens, après avoir abandonné toute recherche ailleurs".
Non seulement chez Miller, mais aussi chez d'autres écrivains modernes, on peut voir où cela conduit en considérant comment les jeunes filles sont traitées dans leurs livres. La camarade de jeu devient un objet avec lequel on s'amuse... et nous voici revenus au Marquis de Sade. (Je parlerai plus loin de l'évolution de Henry Miller).
L'homosexualité philosophique
Certaines formes d'homosexualité aujourd'hui sont de la même nature, parce qu'elles représentent aussi une attitude philosophique. L'homophile authentique a, sans doute, besoin de compréhension, mais l'homosexualité moderne est très souvent une expression du courant actuel de pensée qui nie l'antithèse. Ici, la distinction entre l'homme et la femme est effacée, le mâle et la femelle ne sont plus complémentaires. Ce type d'homosexualité appartient au mouvement situé en dessous de la "ligne du désespoir". Il ne constitue donc pas un problème isolé, mais il est partie intégrante de la mentalité de la génération qui nous entoure. Il faut absolument que les chrétiens se rendent compte où conduit la suppression des absolus.
John Osborne
Dans un autre compartiment de la culture générale, l'art dramatique, il vaut la peine d'étudier John Osborne (né en 1929), l'un des "Jeunes gens en colère". A bien des égards, c'est un grand dramaturge que l'on a défini avec justesse comme un idéaliste incapable de trouver un idéal. Admirable formule! Osborne a du caractère, du courage et de la sensibilité; c'est un homme prêt à charger l'épée à la main et à se jeter dans les grandes batailles de la vie. Par choix, il est idéaliste, mais il n'a pas d'idéal; il a de la compassion, mais il n'a jamais trouvé d'objet vraiment digne d'elle. Sa pièce Martin Luther résume avec une clarté admirable sa façon d'aborder les problèmes. Malgré certaines faiblesses historiques, cette pièce présente le début de la vie de Luther avec beaucoup d'exactitude. Mais c'est seulement tout à fait à la fin que survient la minute de vérité. Luther tient un de ses enfants dans les bras, lorsque le supérieur de son ancien monastère vient lui rendre visite. Ils sont face à face. Le vieillard dit: "Martin, êtes-vous sûr d'avoir raison?" Et en contradiction flagrante avec l'histoire, Osborne fait répondre à Luther: "Espérons-le!" Le rideau tombe, les lumières s'allument, la pièce est terminée. Le critique dramatique du Times montre qu'il a bien compris en écrivant: "N'est-il pas intéressant qu'Osborne ait été obligé d'ajouter cette dernière ligne pour que la pièce soit bien du XXe siècle?"
Dylan Thomas (1914-1953)
La poésie moderne manifeste la même tendance au désespoir que le reste de la culture de notre temps. Peu avant sa mort, Dylan Thomas a écrit un poème intitulé Elegy. On n'est pas tout à fait sûr de l'ordre exact des strophes, car ce n'est pas lui qui les a rassemblées. Mais l'ordre présenté ci-après est probablement bon. Voici le poème écrit par un être humain de notre génération, pas par un insecte posé sur une pomme de pin, mais par un être de chair et de sang comme nous, un homme d'aujourd'hui en proie à un véritable désespoir.
Trop fier pour mourir, il finit brisé et aveugle
De la manière la plus sombre, et il n'a pas fui,
Homme courageux à la froide bonté dans son puissant orgueil
En ce jour le plus sombre qui soit, puisse-t-il pour toujours
Reposer doucement, enfin, sur la dernière colline, avec une croix
Sous l'herbe, environné d'amour, et y devenir
Jeune parmi les grands troupeaux, et ne jamais gésir
Perdu et immobile tous les jours innombrables de sa mort,
Alors qu'il désira par-dessus tout le sein de sa mère.
Ce qui était repos et poussière, et dans la terre douce
La justice la plus sombre de la mort, aveugle et maudite
Ne lui laisse aucun repos si ce n'est de retrouver la maison paternelle.
J'ai prié accroupi dans 1a chambre, près de son lit invisible,
Dans la maison tranquille, une minute avant
Midi, et la nuit, et le jour. Les ruisseaux de la mort
Coulaient dans les veines de sa pauvre main que je tenais,
Par ses yeux aveugles jusqu'au fond de la mer, et je vis
(Un vieillard tourmenté au trois-quarts aveugle),
Je ne suis pas trop fier pour pleurer en disant que Lui
Il ne quittera jamais jamais mon esprit.
Tous ses os en pleurs, pauvre en tout sauf en douleur,
Innocent, il a redouté la mort
Haïssant son Dieu, mais ce qu'il fut étant évident:
Un vieillard bon et courageux à l'orgueil dévorant.
Les poutres de la maison étaient à lui; ses livres étaient siens.
Même comme bébé il n'a jamais pleuré;
Il ne l'a pas fait non plus maintenant, sauf pour sa blessure secrète.
J'ai vu la dernière lueur s'éteindre dans ses yeux.
Ici sous la lumière glorieuse du ciel
Un viei11ard aveugle m'accompagne là où je vais
Marchant dans la prairie du regard de son fils
Sur qui un monde de maux est tombé comme la neige.
Il a pleuré en mourant, redoutant à la fin le dernier
Bruit des sphères, le monde qui s'en va à bout de souffle:
Trop fier pour pleurer, trop fragile pour retenir ses larmes,
Et pris entre deux nuits, la cécité et la mort.
Aucune n'est plus profonde que sa mort
En ce jour le plus sombre entre tous. Oh, il a pu cacher
Les larmes de ses yeux, trop fier pour pleurer.
Jusqu'à ma mort il restera à mon côté.
Au Festival Hall, à Londres, dans une galerie au fond d'un couloir, se trouve une statue en bronze de Dylan Thomas. Quiconque est capable de la regarder sans éprouver de la compassion est aussi insensible que la mort. Il est là, mégot aux lèvres, l'image même du désespoir. Ce serait mal de s'en prendre à un tel homme ou à ceux qui lui ressemblent, et de les mépriser comme si nous n'avions aucune responsabilité à leur égard. Cela serait ne pas percevoir leur sensibilité mise à vif et leurs cris d'angoisse dans les ténèbres. Et il ne s'agit pas seulement d'émotion; le problème est à un tout autre niveau. De tels hommes ne font pas de l'art pour l'art, ne suscite pas l'émotion pour le plaisir d'émouvoir. Leur oeuvre est l'expression puissante de leur vision du monde.
Aujourd'hui, bien des médias tuent l'homme en tant que tel. Ils agissent tous dans le même sens : ni vérité, ni moralité. Pour subir leur influence, il n'est pas nécessaire de visiter des galeries d'art ou d'écouter de la musique sophistiquée; les médias populaires comme le cinéma et la télévision suffisent.
Le cinéma moderne, les mass média et les Beatles
Nous avons l'habitude de classer les programmes de cinéma et de télévision en deux catégories : les bons et les mauvais. Le terme "bon", ici, signifie "techniquement bon", sans référence morale. Les "bons films" sont les films sérieux, les films artistiques ou ceux dont les prises de vues sont de qualité. Les "mauvais" sont tout simplement les films d'évasion, les films romantiques, destinés à divertir. Pourtant, en les examinant de plus près, on se rend compte que les "bons" films sont en vérité les pires. Les films d'évasion peuvent, sans aucun doute, être très mauvais, mais les soi-disant "bons" films de ces dernières années ont presque tous été réalisés par des tenants de la philosophie moderne du non-sens. Cela ne veut pas dire que leurs réalisateurs ne sont pas des hommes intègres; cela signifie que leurs films sont les vecteurs de propagation de leurs convictions.
Aujourd'hui, les trois réalisateurs célèbres de films sont Fellini et Antonioni en Italie, et Bergman en Suède. Parmi eux, Bergman est peut-être celui qui, dans le passé, a exprimé le plus clairement le désespoir contemporain. Comme il l'a dit, ses films ont été faits dans un ordre délibéré, dans un souci didactique, l'ensemble de son oeuvre et non un film isolé apportant un enseignement sur l'existentialisme.
La série de ses films existentialistes s'arrête avant le film intitulé "Le silence" qui, lui, professe le nihilisme le plus total. Dans ce dernier film, l'homme n'a même pas l'espoir de s'authentifier par un acte de volonté. Le silence propose une succession d'instantanés à caractère immoral et pornographique. La caméra enregistre, sans commentaire. Clic, clic, clic, coupez! Un point, c'est tout. Ainsi va la vie: sans relations, sans plus de sens que de valeurs morales.
En passant, il est intéressant de remarquer que la méthode de présentation utilisée par Bergman dans Le silence s'apparente à celle des Black Writers américains (écrivains nihilistes), au roman antiroman et au livre de Capote "De sang froid". Toutes ces oeuvres consistent en une série d'instantanés dépourvus du moindre commentaire sur leur signification et leur portée morale.
Les mass media sont aujourd'hui totalement sous l'influence de tels écrivains et de tels réalisateurs; aussi la vision monolithique du monde contemporain nous assaille-t-elle de toutes parts. Impossible d'échapper dans le métro londonien aux affiches publicitaires du film d'Antonioni Blow-Up, dont le message est: "Assassinat sans culpabilité; amour sans signification". La grande majorité des hommes ne visite probablement pas de musée et ne lit jamais de livre sérieux. Si l'on cherchait à leur expliquer le courant de la pensée moderne, ils n'y comprendraient probablement rien; pourtant cela ne les empêche pas de subir l'influence de tout ce qu'ils voient et entendent, notamment au cinéma et dans les productions de la télévision qualifiées de "bonnes", c'est-à-dire celles qui ne favorisent pas l'évasion.
La musique "pop" et, tout particulièrement, l'oeuvre des Beatles, illustrent à merveille comment ces idées atteignent le grand public. Les Beatles sont passés par plusieurs stades, y compris ceux de la drogue et de la musique psychédélique. La période psychédélique a débuté avec les disques Revolver, Strawberry Fields Forever et Penny Lane, et a atteint un sommet avec le disque Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band dans lequel la musique psychédélique, avec une invitation directe à recourir à la drogue, est ouvertement présentée comme une solution religieuse aux problèmes de la vie.
Ce mysticisme s'apparente au vague panthéisme qui imprègne une grande partie de la pensée religieuse contemporaine. Point n'est besoin de comprendre clairement la pensée moderne pour en être pénétré. Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band fournit un exemple idéal de la puissance manipulatrice des nouvelles formes de l'"art total", dans lequel le message est transmis avec d'autant plus de force que sa présentation technique est mieux adaptée au fond. C'est ce que l'on trouve dans le Théâtre de l'Absurde, dans les programmes télévisés s'inspirant du modèle de Marshall McLuhan, dans le nouveau cinéma, dans la nouvelle danse et dans la nouvelle musique de John Cage. Les Beatles utilisent la même technique dans Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band en concevant leur disque comme un ensemble que l'on doit écouter d'un seul trait, et non comme une collection de chansons à considérer individuellement. Dans ce disque, les paroles, la syntaxe, la musique et l'ordre dans lequel sont placées les chansons forment une sorte de charge qui atteint profondément l'auditeur.
Tel a été le ferment des années 60. Quelles conséquences a-t-il eu dans les années 80 ? D'abord, il est impossible de comprendre les années 80 si les remises en cause et les expressions artistiques des années 60 nous sont étrangères. D'autre part, même si la majorité de nos contemporains n'en est pas consciente, les effets de cette nouvelle mentalité continuent à pénétrer notre culture. Celle-ci est imprégnée de relativisme et d'absurde. Nombreux sont ceux qui, dans les années 80, sont rentrés dans le système, pensant que la lutte n'avait plus d'objet. Pour la plupart, leur conviction était déjà faite dès la fin des années 70. Aussi lorsque le théâtre du Beacon à Broadway a adapté (1974) "Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band", ce spectacle avait-il perdu sa pointe. Il se présentait comme une pièce de musée marquée par la nostalgie d'une époque révolue.