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Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 7

Ce fut Leibj qui me contacta à nouveau le premier. Il avait une idée fixe en tête, et ne voulait y renoncer. Pendant la guerre, il avait dû reprendre son travail de maroquinier; mais dès la fin des hostilités, il avait repris sa charge de pasteur et désirait m'y associer. Pour ma part, je me refusais énergiquement à entrer dans quelque activité de ce genre, et j'ignorais ses propositions réitérées.

J'avais fini par quitter Casablanca, déçu de n'avoir jamais réussi à percer dans ma profession au sein de cette ville attrayante. J'étais revenu à Bel-Abbès, où j'avais consacré une pièce de notre maison à l'installation d'un atelier de confection. Je travaillais donc à domicile, et j'avais immédiatement conquis une nombreuse clientèle; bref, tout allait mieux!

Mais Leibj me travaillait avec persévérance, comme il l'avait fait autrefois avec le cuir le plus résistant. Son idée était simple: les Juifs avaient donné au monde le livre qu'il jugeait le plus précieux ici-bas : la Bible. Des Juifs avaient écrit les deux Testaments, le Nouveau comme l'Ancien, depuis les solennelles premières paroles rapportées par Moïse: «Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre...» jusqu'au cri d'appel du disciple Yo'hanan, saint Jean, témoin d'une révélation sur l'histoire de l'humanité, et impatient de voir enfin la victoire finale du Messie-Agneau sur la colère des hommes: «Viens Seigneur Jésus!».

Or, depuis vingt siècles, les chrétiens étaient les seuls à diffuser le Livre dans le monde entier. Ils l'avaient traduit en des milliers de langues et de dialectes, tout ou en partie, si bien que d'un bout à l'autre de la planète, des hommes et des femmes de toutes races, de toutes langues, de New York ou Paris, jusqu'à l'humble peuple des Lisus en Chine méridionale ou les Guarani du sud bolivien, tous pouvaient connaître l'histoire du Peuple d'Israël et de son Alliance avec le Dieu d'Abraham.

Mais les Juifs, pour la plupart d'entre eux, n'avaient jamais lu le récit de la vie de Jésus dans leur propre langue, en hébreu.

A la fin des années quarante, au moment où Leibj me tannait avec insistance pour travailler avec lui, une société biblique anglaise imprimait des Nouveaux Testaments bilingues: l'hébreu, accompagné d'une autre langue, l'anglais, le français et l'espagnol principalement. Leibj n'eut alors plus que cette idée en tête: parcourir le monde entier pour diffuser cette précieuse moitié du Livre jusqu'alors honnie dans les rangs de nos frères juifs. Après plusieurs refus, j'acceptai enfin, d'accord avec Adeline, la proposition de mon bouillonnant ami toujours aussi peu soucieux des réalités matérielles: on nous proposait un salaire dérisoire et incertain. Mais il ajouta, très sûr de lui, en citant l'ancien rabbin devenu apôtre, saint Paul (qui s'était lui-même inspiré de l'antique récit du sacrifice d'Isaac!), que «Dieu pourvoirait à tous nos besoins». Quarante ans après cette mémorable citation, je puis dire qu'il n'avait pas tort... Certes, nous ne fûmes jamais riches, mais jamais pauvres non plus. Je ne savais pas, au moment où j'acceptais cet engagement, que j'allais entrer dans une nouvelle série de péripéties peu banales!

A nous deux, nous parlions une bonne partie des langues européennes: nous avions en commun le yiddish, le russe, le polonais et le français, Leibj maîtrisait l'allemand et l'anglais, et moi l'espagnol, à la perfection. Mais Leibj était doté d'un atout précieux en Afrique du Nord: il parlait également l'arabe. Cela devait nous être profondément utile: en quelques années, nous allions parcourir des dizaines de milliers de kilomètres, du Maroc à la Tunisie, et de Marseille à Anvers, en passant par les grandes villes françaises, et la Suisse.

Je dus d'abord rejoindre, avec ma famille, mon nouvel associé à Meknès. Le déménagement coûtait une fortune, et je n'avais pas les moyens de financer un tel déplacement. Mais il existait une pratique courante dans l'immobilier qui permettait de ne pas partir les mains vides: la vente de la clé! Les logements étaient très recherchés, et dès l'annonce d'un départ prochain, une foule de locataires intéressés se présentaient pour jouir du droit de reprendre le bail, sans même contacter le propriétaire. La manœuvre consistait alors, pour le locataire sortant, à vendre sa clé – aussi cher que possible. En général, la somme ainsi obtenue suffisait pour financer le déménagement. Mais voilà, la transaction était parfaitement illégale. Bon, me direz-vous, mais puisque tout le monde le fait... Eh bien justement, je n'étais plus tout le monde. Et si chacun voulait toujours prouver qu'il a raison, même quand il a tort, nous finirions par nous aligner sur le bas; d'ailleurs, aujourd'hui...

J'estimais que ma nouvelle vie, mes nouveaux engagements envers Dieu, ne toléraient plus de souffrir quelque compromis. Assez de ces croyants qui «disent et ne font pas»! Mise en pratique donc: pas de vol, pas de mensonge. Je m'apercevrais plus tard que si cette obéissance n'est pas évidente (je fus plus d'une fois bien déçu de ne pas réaliser mes bonnes intentions!), le fruit qu'on en peut récolter est toujours savoureux. Pas de pharisaïsme dans cette démarche (c'est à redouter!), pas davantage «d'intégrisme» au sens péjoratif et souvent synonyme de fanatisme (certes, nous cherchons à être intègres!), mais simple désir – bien pacifique – de plaire à Dieu, c'est tout. Joie, aussi, de ne plus détruire, de ne plus trahir, mais d'honorer les hommes, et leur confiance. J'allai donc trouver mon propriétaire, pour lui demander de m'aider à vendre mes meubles. Je lui proposai aussi de me les acheter! Mais il ne voulait pas s'encombrer de mon pauvre mobilier. Il trouva une meilleure solution: il m'offrit purement et simplement de transporter lui-même (il possédait des camions de transport), gratuitement, toutes mes affaires au Maroc! Voilà pour les bons fruits, mais j'ai appris par la suite que la violence pouvait aussi répondre à mon obéissance; en ces douloureuses circonstances, j'avais encore, pour fruit plus doux qu'un subtil parfum, une conscience légère. C'est bigrement difficile, d'évoquer notre désir de bien faire... Quel précipice, entre orgueil et humilité!

D'ailleurs, notre louable idéalisme, durant les premiers temps de notre collaboration (et souvent, hélas, au cours des années suivantes...), devait profondément souffrir: nos personnalités s'ajustaient mal l'une à l'autre, sans compter nos divergences d'opinions. Déchirements. Nous continuions de travailler dans le même sens, mais chacun de son côté, dans le pire des cas. Belle démonstration de notre foi pourtant sincère. Oye! Oye! Oye! aurait-on entendu en yiddish. Aïe, quoi. C'est dur d'aimer notre prochain, même le meilleur ami. Mais la grâce de Dieu consiste surtout à redresser ce qui est tordu, à relever celui qui tombe, à panser les blessures. Je réalisais que notre seul atout, quand rien ne nous distinguait plus des autres hommes, c'était encore et toujours l'incontournable pardon. Pardon de Dieu, pardon entre hommes et femmes, couverture efficace – si elle n'est pas hypocrisie – quand deux pièces de tissu, agrafées solidement l'une à l'autre, voilent les misères, à jamais. Notre collaboration, même chaotique, fut néanmoins réelle et se prolongea de très longues années, sans heurts totalement irrémédiables.

A Meknès, Leibj nous avait logés chez lui, dans une ancienne clinique qu'il avait achetée en des temps prospères où il avait dû reprendre son travail de maroquinier, pendant et après la guerre. Il avait d'abord acquis une maison à Rabat, mais il ne supportait pas le climat de cette ville côtière (Leibj était asthmatique). Il préféra s'installer à nouveau dans l'une des trois principales villes de l'intérieur. Son choix se porta sur Meknès qu'il connaissait depuis longtemps.

C'était une assez belle ville, entourée d'oliviers et de vergers, flanquée de colossales murailles bâties par les esclaves – des chrétiens pour une bonne part – du sultan Moulay Ismaïl qui fut fasciné devant les fastes de Versailles au siècle de Louis XIV. Environ quinze mille Juifs vivaient dans cette ville, répartis dans les deux mella'h – l'ancien et le nouveau –, leurs inévitables «ghettos-résidence». Une minorité seulement habitait dans la ville européenne. Le dédoublement du mella'h traditionnel avait au moins permis d'éviter la surpopulation, et une relative misère, qui caractérisaient ces quartiers dans les villes du Maroc.

Le mella'h marocain n'avait d'ailleurs d'équivalent qu'en Tunisie, sous le terme de «hara», mais dans toutes les villes que je visitais alors, aucun de ces quartiers ne se ressemblait véritablement. Le dédale des rues étroites, bordé de bâtiments de deux étages pourvus tantôt d'un balcon et percés d'un patio ouvert sur une cour intérieure, était garni d'une multitude d'échoppes tenues par des artisans parfois accroupis à même la terre: menuisiers, maroquiniers, cordonniers, savetiers, épiciers; des marchands de tissu, de tapis, de cuivres, d'une foule d'objets hétéroclites et typiques de ces lieux. Combien étais-je loin de mes parents de Lodz! Cet habillement (sauf la calotte noire, plus reconnaissable, dans le meilleur des cas) qui me fit tout d'abord confondre quelques Juifs avec des Arabes! Ces plats d'un autre monde: le couscous aux oeufs d'un soir de Pourim, la dafina d'un repas de shabbat, curieux mélange de queue et de pied de bœuf, de riz, d'œuf et de haricots, cuit dans l'huile d'olive, enrichi d'ail, d'oignons et d'épices; les nougats au miel, les délicieux makrouds aux dattes...

Mais je retrouvais chez mes frères du Maroc, comme à Lodz, la même destinée (eux aussi avaient souffert sur leur terre d'accueil), le même confinement dans de pauvres maisons, les mêmes petits métiers, la même prolifération d'enfants, l'extrême densité de population sur un espace réduit – des familles entières dans une seule pièce, parfois sans eau ni électricité, tout cela à la mode orientale; un certain découragement aussi, une lassitude, un fatalisme presque naturels en de tels lieux et circonstances. Et pourquoi ne pas l'avouer, une incroyable saleté dans quelques-uns de ces ghettos africains dépourvus de tout aménagement sanitaire. A Casablanca déjà, on tentait de camoufler le mella'h (pourtant beaucoup plus salubre), situé à deux pas des Places de France et de Verdun, derrière d'immenses palissades couvertes d'affiches publicitaires: on avait honte. Une chose encore frappait le regard, ou les oreilles, du visiteur non averti: l'exubérance, les éclats de voix, les gestes emphatiques des hommes, le ton criard des femmes trop souvent aux prises les uns avec les autres dans cette étouffante promiscuité. Mais je les regardais comme mes frères, sans juger.

Comme à Lodz, les plus pauvres, les plus misérables, les plus abattus même, conservaient encore la joie d'être ensemble. Chaleur des liens communautaires, malgré tout. Les Juifs marocains, probablement installés dans cette partie du monde depuis des temps immémoriaux (depuis le Roi Salomon, disait-on!), avaient enrichi le folklore traditionnel : la fête de la Hilloula, célébrée dans le cimetière ou sur une tombe, en mémoire de rabbins éminents – véritable culte rendu aux saints –, celle de la Mimouna, le dernier jour de la Pâque, où les femmes se livraient à une sorte de danse du ventre peu orthodoxe! Sans compter une incroyable diversité de superstitions populaires, une étrange décoction cabalistique, pour remédier aux maux (ou surmonter la crainte des djnoun, les mauvais esprits) qui ne manquaient pas de les atteindre dans des conditions aussi précaires. Nos pauvres quartiers étaient malheureusement des foyers de contagion et de multiples maladies.

A la synagogue, la liturgie rituelle différait de celle pratiquée en Europe centrale. Elle était prononcée dans un hébreu guttural, aux accents étrangement arabes pour mes oreilles slaves. Le plus amusant pour moi fut d'entendre certains Juifs parler, en français, de baptême pour une circoncision, et de communion pour une bar-mitsva! Il faut ajouter encore que les Juifs étaient de plus en plus nombreux à quitter le mella'h, pour aller vivre en ville dans les quartiers neufs, et suivre la mode occidentale, le progrès...

Les Arabes vivaient dans la médina, à peine moins peuplée que le mella'h (où ils tenaient également des échoppes), mais légèrement plus aérée. Les Européens, des Français surtout, s'étaient également construit un lieu de résidence à leur convenance, avec le confort de la vie moderne de ce temps. Des Espagnols, des Portugais, et des Italiens avaient aussi trouvé refuge dans ces villes, souvent chassés de leurs propres pays par. la misère. Ces communautés vivaient ensemble, sans trop de frictions depuis le Protectorat français institué en 1912. Mais les colons européens détenaient désormais la meilleure part des activités, notamment administratives, de la cité qu'ils avaient contribué à édifier. Les Berbères parvenaient à soumettre les Juifs à une véritable concurrence: ils étaient bons commerçants, totalement investis dans leur travail en ville pour envoyer ensuite l'argent à leur famille qui demeurait dans les bleds de l'arrière-pays. Ce fut donc dans cet enchevêtrement de cultures, ce labyrinthe oriental teinté aux couleurs de l'occident, que nous nous lançâmes dans une extraordinaire «campagne», digne de la Légion!

Notre première préoccupation fut d'abord d'ensemencer Meknès, puis les villes alentour, et enfin le Maroc dans sa plus large étendue, avec des milliers de Nouveaux Testaments hébreu-français. Nous rencontrâmes toutes les réactions possibles, comparables à l'Echelle de Richter conçue pour indiquer l'intensité des tremblements de terre: du sourire, à la cataclysmique colère. Les uns furent ravis, heureux d'avoir accès à un livre qui leur était jusqu'alors occulté, ou défendu; les autres s'opposèrent farouchement à la diffusion de ce qu'ils jugeaient comme un redoutable poison.

Certains nous accusèrent de vouloir les «convertir»: ce ne fut jamais notre intention de les convaincre par la force du poignet, de l'argent, de la menace, ou par la seule puissance de nos raisonnables arguments. Dieu seul a raison, et lui seul peut réellement convaincre. Nous désirions, en tout premier lieu, rétablir la vérité sur la vie de Jésus, si déformée lorsqu'elle était parvenue à nos oreilles. Les chrétiens – ou ceux qui prétendaient l'être – portaient d'ailleurs une lourde responsabilité dans cet état de choses: c'était en grande partie à cause de leur mauvaise conduite qu'une telle désinformation avait longtemps été pratiquée dans nos rangs.

La réaction la plus courante fut sans doute l'interminable discussion qui suivait presque toute rencontre. Je me souviens d'un homme qui m'entraînait chaque fois dans des palabres dignes d'une assemblée législative engluée dans un débat sans fin! Quand je le rencontrai, des années plus tard à Marseille, il continua comme si nous nous étions quittés la veille! D'autres, plus superstitieux, déchiraient consciencieusement les pages en français, et brûlaient celles en hébreu (il est interdit de détruire, autrement que par le feu, une page où sont imprimés des caractères hébraïques). J'en pâlissais de désespoir. A l'un d'entre eux, je fis remarquer que ce livre contenait des passages entiers de la Torah, des Psaumes, ou des Prophètes. Il cessa de déchirer les pages, me jeta un regard incrédule, et lut sur un feuillet tout froissé les versets du Psaume 14, cités par l'apôtre Paul dans sa lettre adressée aux Romains: «Il n'est personne qui soit juste, personne qui fasse le bien, pas même un seul...». Quand il eût identifié ces phrases, il se mit à trembler! Je le rassurai aussitôt, en lui tendant un nouvel exemplaire, et lui enjoignis de le traiter cette fois-ci avec plus de délicatesse!

Combien d'hommes ai-je ainsi rencontrés, ignorants du contenu de ce livre. Comment auraient-ils pu savoir qu'il renfermait des centaines de citations directes, ou de claires allusions, issues des textes inspirés à nos ancêtres Moïse, David, ou Esaïe? Ils n'avaient pas imaginé un instant que le prophète galiléen appelait à la «téchouva», à se tourner vers le Dieu d'Israël, que la Nouvelle Alliance n'était qu'un prolongement de l'Ancienne, qu'elle fut promise, par Jérémie, en des termes divins: «... Je conclurai avec la maison d'Israël... une alliance nouvelle qui ne sera pas comme l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères, le jour où je les ai fait sortir d'Egypte; car cette alliance, ils l'ont rompue... Voici l'alliance que je conclurai: je ferai pénétrer ma loi en eux, je l'écrirai dans leur cœur...»

Ils scrutaient avec un étonnement redoublé la Lettre aux Hébreux, rédigée par un auteur inconnu qui adressait de magistrales exhortations à des Juifs de son temps, en empruntant au patrimoine d'Israël ce qu'il avait de plus noble et de plus élevé, son histoire, son Temple, sa foi... Une lettre où tout indiquait qu'elle était bien destinée à des Juifs conquis par le message et la personne du Messie Jésus.

Et moi, j'avais envie de leur crier que ce n'était pas une tare, de croire en ce Messie, quand d'autres Juifs avaient suivi bien d'autres messies au cours de l'histoire, des hommes beaucoup moins convaincants que le Ressuscité qui continuait, lui, d'agir dans la vie des hommes, au point d'éveiller en eux l'amour. Certes, les potentats, les écrasants dignitaires de l'Eglise, les belliqueux croisés, les tout-puissants seigneurs, les obscurantistes moines et théologiens – ceux qui apparaissaient le plus sous les feux de la scène de l'histoire – laissaient derrière eux un curieux tableau de la chrétienté, un parfum de soufre. Mais pourquoi laisser dans l'ombre les dizaines de milliers de «pauvres», les théologiens dignes de ce nom, les soldats de l'Esprit, ces hommes et ces femmes plus sensibles à la misère des autres, dans le monde entier, et leurs «œuvres charitables», comme on disait? Avec des maladresses? Sans doute. Avec une idée erronée de leur mission «civilisatrice», qui se traduisit par une déculturation affligeante chez certains peuples? Oui, mais pas toujours, et la conscience de cette faute finit par émerger. Pourquoi ternir les bonnes intentions, au point d'en oublier qu'elles furent bonnes, en effet?

En son temps, disais- je encore à mes interlocuteurs, Jésus avait élevé le plus pauvre, aimé le plus riche, en aidant l'un à retrouver sa dignité, en avertissant l'autre de se méfier de ses richesses, et d'en faire bon usage; en encourageant les deux ensemble à mettre leur espoir en Dieu, leurs biens, s'ils en avaient, en un coffre céleste inviolable, et leur cœur en l'amour de Dieu, et non dans les choses passagères – certes nécessaires – de ce monde. Bien vivre, oui, mais pas au détriment des autres : un riche qui donne, et pas de mendiants ! Pas de veau d'or...

Les réactions les plus brutales – et heureusement les plus rares – nous laissèrent de mémorables impressions! Une fois, ce furent des enfants qui nous chassèrent du mella'h, à coups de pierres! Un homme, mieux intentionné, nous fit alors pénétrer chez lui, de justesse. Mais les enfants continuèrent à lancer des pierres contre le mur de cette maison. Au bout d'un moment, Leibj Feldman s'impatienta : il ouvrit brutalement la porte, brava les jets de pierre, et saisit l'un des gamins par le revers de la veste; puis il l'emmena directement au poste de police! Un véritable rassemblement eut lieu devant le commissariat, et les cris alertèrent bientôt le commissaire qui s'enquit auprès de Leibj des causes de ce tohu-bohu. Quand il eut expliqué les raisons de sa présence en ce lieu, on lui proposa de porter plainte. Mais le pauvre Feldman, loin d'être belliqueux, avoua qu'il avait simplement voulu intimider les garnements, et qu'il préférait rester magnanime. Quand il sortit avec le jeune garçon, le bras posé sur ses épaules, la foule l'acclama avec des applaudissements!

Au début des années cinquante, nous avions acquis une fourgonnette, pour voyager plus facilement et transporter notre cargaison de Nouveaux Testaments. Nous l'avions aménagée comme un «camping-car»: nous étions vraiment à l'avant-garde! Ainsi, nous pouvions parcourir des centaines de kilomètres, sans jamais risquer d'être surpris par le manque de chambre à l'hôtel: nous dormions alors sur deux lits amovibles, assez confortables pour d'anciens légionnaires! Nous préparions également notre «tambouille» sur un réchaud installé dans un coin du véhicule.

Au départ, nous fréquentions les grandes foires dans le pays, avec un stand où nous vendions nos Nouveaux Testaments. Après notre premier périple au Maroc, à Ouezzanne, Fès (une ville splendide!), Meknès, et Mazagan, nous portâmes nos regards sur l'Algérie et la Tunisie. Nous avions abandonné l'idée de rechercher les foires. Nous préférâmes très vite pénétrer plus directement dans les magasins tenus par des Juifs, pour leur proposer un exemplaire de notre fameux Testament bilingue. Cela ne plaisait pas toujours, nous essuyions parfois de violents refus. Mais des hommes et des femmes le prenaient avec reconnaissance; certains l'attendaient même... Nous gagnâmes d'abord la Tunisie.

 


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