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Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 12

Partout en Afrique du Nord, depuis plusieurs années déjà, les rumeurs d'indépendance se multipliaient. Dans les journaux, on évoquait le rejet possible de la tutelle coloniale, le mécontentement populaire, les combats politiques des indépendantistes les plus acharnés, et les attentats. La guerre, bientôt... L'Algérie dans le sang, puis toute l'Afrique du Nord pendant ces années noires: attentat à Marrakech, massacre de Wad Zem près de Casablanca, de Melouza en Algérie, les barricades, le putsch d'Alger, les Accords d'Evian, l'Indépendance... De la démission du Ministre François Mitterrand, soucieux de maintenir – en développant une politique de réformes sociales adéquate – la présence française «de Bizerte à Casablanca», aux tomates jetées à la tête de Guy Mollet, et jusqu'à l'incompréhensible «Français, je vous ai compris!» du Général, nous subirons pendant dix ans les dernières convulsions d'un régime colonial jugé désormais insupportable.

Nous étions à ce point investis dans notre nouvelle tâche que ces événements nous parurent d'abord passer au second plan. Il fallut que des troubles graves éclatent presque sous nos yeux, pour que nous en prenions réellement conscience. En fait, nous nous étions habitués à ne plus classer les hommes en catégories distinctes, les blancs «forts et intelligents» d'un côté, les moins blancs et plus noirs et apparemment plus «faibles et idiots», de l'autre. Nous tentions de mettre en pratique l'ordre de Dieu: aucune différence entre les hommes, de quelque race ou condition qu'ils fussent. Pas facile, au départ; mais à force de lire cet appel à l'amour, et d'y appliquer tout notre être, nous avions fini par regarder chaque homme, chaque femme, malade ou bien portant, riche ou pauvre, savant ou ignorant, blanc, noir, ou de toutes les autres couleurs, comme un être digne d'être considéré, aimé. Tableau idyllique? Nous nous efforcions... Nul n'est parfait.

Peut-être était-ce plus facile pour nous, étrangers sur ces terres africaines? Peut -être n'avions-nous pas ce sentiment d'insécurité, de frustration, que connaissaient les enfants de colons français installés dans ces pays depuis plusieurs générations? Nous comprenions combien il devait être pénible de quitter une terre sur laquelle ils étaient nés (c'était le cas d'Adeline), et qu'ils avaient travaillée avec acharnement, sans nécessairement exploiter les plus faibles parmi les autochtones. Ils se plaisaient dans ces pays. Nous étions également conscients que les colons occupaient les postes administratifs les plus en vue, et qu'ils abusaient souvent de leur supériorité. Injustice du monde entier, partout. Aussi parmi ceux qui ont tant espéré l'indépendance, entre eux. Le cœur de l'homme est plus retors que les structures sociales! Hélas.

Notre passage au printemps 1952 ne devait pourtant laisser aucune trace dans la vie politique du pays en mal d'indépendance. Nous nous arrêtâmes par deux fois sur notre route vers Tunis, dans des villages où nous constatâmes une relative agitation parmi la population. La capitale, où vivaient près de trente mille Juifs, nous laissa d'abord un souvenir amer. Après avoir parcouru les banlieues de la ville et le port de La Goulette (dont l'ancien site de Carthage, où vécut saint Augustin), nous restâmes une dizaine de jours à Tunis. Mais nos premiers contacts avec les Juifs y furent houleux! Ils s'opposaient farouchement à notre initiative, et nos ventes furent maigres! Nous laissâmes quand même, vendus ou donnés, près de deux cent cinquante exemplaires du livre de la Nouvelle Alliance. Nous leur disions, comme autrefois saint Augustin l'avait entendu providentiellement dans un jardin de Milan, en un moment propice et décisif: «Prends, lis!». Le futur évêque d'Hippone ne disposait alors que d'une copie des Lettres de l'ancien rabbin devenu apôtre. Le passage qu'il lut à cet instant même, dans la lettre de saint Paul écrite aux Romains, illumina sa conscience: son cœur et son exigeante raison – toujours en attente après l'étude des philosophes et le désespoir sceptique, après les déceptions manichéennes et astrologiques – en furent à jamais comblés; comme les nôtres, en d'autres temps. En ce mois de janvier 1952, près de l'antique Carthage, les troubles s'intensifièrent à un point tel que nous jugeâmes prudent de reprendre la route.

Ce n'était pas la meilleure solution. Après un agréable séjour de quarante-huit heures à Sousse, un port actif, enfermé dans de magnifiques remparts, nous nous rendîmes à Kairouan, l'ancienne cité phare du judaïsme avant que les Juifs ne soient expulsés de cette région par les fanatiques Almohades. Kairouan est aujourd'hui une ville sainte pour les musulmans (en grève ce jour-là, mais très calme: tout était fermé!). Nous étions heureux d'avoir proposé nos livres à des Juifs fort accueillants, sans rencontrer aucun problème et nous continuâmes notre route vers Sfax, la riche cité commerciale entourée, à perte de vue, de dizaines de milliers d'oliviers, puis Gabès, au sein de son immense palmeraie.

Notre trajet fut parsemé de nouvelles alarmantes: on attaquait les gens dans leur voiture ou dans les trains, des crimes avaient été commis... Nous nous confiâmes en Dieu qui sait tout, et même l'heure de notre mort, en implorant cependant sa protection avec insistance! Nous nous obstinâmes à gagner Medenine, au sud, où l'insécurité était encore plus sensible. Nous apprîmes plus tard que des amis rencontrés à Tunis avaient tenté de nous avertir d'éviter cette région. Ils avaient raison. La tension, pour les Juifs en particulier, était telle que la communauté juive était sur le point de partir d'un seul mouvement en Israël, depuis que l'un des leurs avait été assassiné dans sa maison. Après un très bref séjour à Medenine, nous décidâmes de repartir vers le nord et de gagner Djerba où vivaient près de cinq mille Juifs. C'était plus sage.

Il pleuvait en ce début d'après-midi, quand nous débarquâmes du loude, un bac rudimentaire, qui reliait Djorf, au sud du golfe de Gabès, à Adjim dans l'île de Djerba. Nous gagnâmes alors le centre de l'île où se trouvaient les deux villages juifs. Après avoir visité la Hara Sghira (la petite hara) et la Hara Kbira (la grande hara), nous choisîmes de nous installer sur une place, au centre du deuxième village, et de proposer nos livres aux Juifs qui passeraient à cet endroit. Ils furent près de cent cinquante... En quatre heures, des dizaines d'hommes étaient venus nous réclamer un Nouveau Testament, après que plusieurs d'entre eux aient vendu la mèche: un livre gratuit, offert par des Juifs aux allures européennes, à qui le voudrait!

Nous savions que Djerba était probablement un des lieux de résidence les plus anciens que les Juifs aient choisi en Afrique du Nord; et nous voulions honorer cette communauté en lui donnant librement ces Testaments dont elle ignorait presque jusqu'à l'existence. En reprenant notre voiture, nous vîmes sur le sol, le long des maisons blanches, des pages arrachées, comme à Sfax déjà; les pages en français (que beaucoup ne parlaient pas!). Mais j'espérais qu'ils auraient tout de même le courage de lire celles en hébreu pour se forger une opinion personnelle. Après, ils en feraient ce qu'ils voudraient...

Ces récits, avons-nous dit à nos interlocuteurs, n'ont pas la couleur d'un conte, d'une légende. Les miracles de Jésus sont accomplis sans tapage de sa part, sans l'habituelle publicité malsaine qui accompagne toujours un événement à sensation; parfois même, personne n'a vu ni compris le miracle, pas même les proches de Jésus... Les disciples du Messie nous apparaissent sous leur jour le plus humain, avec leurs bons penchants, et les mauvais: Pierre reniant obstinément son Rabbi, Marthe, la sœur de Marie et Lazare, préoccupée et affairée à la cuisine au lieu d'écouter son divin invité; Jean invoquant le feu du ciel sur les Samaritains «ces pécheurs» qui ne le sont pas plus que lui, ou avec Jacques, son frère (aidés tous deux de leur mère!), postulant pour une bonne place dans le Royaume des cieux; Thomas dont l'honnête intelligence refuse de croire à la bonne nouvelle – très raisonnable au fond! – de la résurrection de son Seigneur et Dieu; Judas en mal de remplir le porte-monnaie, ou de le vider prématurément; Paul, fâché avec Barnabas à cause d'un certain Jean surnommé Marc...

Et si les femmes apparaissent si peu dans ce réquisitoire, c'est que leur foi fut sans doute moins tourmentée, car elles glorifiaient sans équivoque le Fils de Dieu. Une prostituée repentie et pardonnée, par exemple, qui se prosterne devant le Fils de l'homme en toute pureté. Honneur à ces femmes, donc, dans une région et à une époque où elles étaient d'habitude si méprisées. Et à peu près tous, hommes et femmes, étaient juifs, dans ces «Evangiles» dont on avait, en occident, dépouillé la saveur orientale. Yo'hanan devenu Jean, 'Hannah devenue Anne, et l'on ne savait plus que ces deux prénoms contenaient la même racine hébraïque, qui évoque la grâce, la bonté infinie de Dieu.

A ma connaissance, un seul écrivain de notre monde yiddish, Shalom Asch, dans «Marie, mère de Jésus», ou «Le Nazaréen», tentera de restituer la richesse de ce pan de notre histoire juive. Cela lui valut d'ailleurs bien des misères, comme nous à Djerba: des pages arrachées. Troublée par notre offre, la communauté nous conduisit à l'un de ses rabbins les plus éminents: à lui de trancher.

Ce fut Leibj qui lui parla, en arabe. Leur discours était truffé de citations en hébreu (c'est tout ce que j'en comprenais!), et le rabbin parut ravi. Après bien des explications, il comprit que nous n'avions aucune intention hostile, et il accepta de prendre un Nouveau Testament, avec une grandeur d'âme que je ne suis pas prêt d'oublier. Son visage, encadré d'une barbe blanche assez fournie sans être trop longue, travaillé par de belles rides de vieillard autour des yeux et sur le front, respirait la bienveillance.

Les Juifs de Djerba étaient très religieux. Ils possédaient leur propre imprimerie, et ils éditaient eux-mêmes leurs livres de prière, et les commentaires rabbiniques. Mais ils furent affables envers nous. Le rabbin nous raconta alors la légende de la Ghriba, l'antique synagogue de l'île. Après la chute de Jérusalem en 586 avant J.C et la victoire de Nabuchodonosor, roi de Babylone, des Juifs se seraient enfuis par la mer jusqu'à Djerba dont la beauté – palmeraie verdoyante, verger succulent bordé d'un fin liséré de sable, au sein du bleu intense de la Méditerranée – rappelait le jardin d'Eden. Avec eux, ils auraient emporté une pierre du Temple, et fondé, sur cette pierre, la première synagogue d'Afrique. On lui aurait alors donné le nom de Merveilleuse, à cause de la pierre du Temple de Jérusalem, puis de Solitaire, car elle était loin de la Terre Promise. Seul ce nom, en arabe, demeure aujourd'hui, la Ghriba.

Notre aventure se termina par un service dans l'antique synagogue, souvent détruite (par les Espagnols en 1543, et par les nazis très exactement quatre siècles plus tard), et chaque fois transformée lors des reconstructions successives, près du petit village. Ce soir-là, nous priâmes avec ferveur dans ce temple dont les voûtes multipliaient les voix, dont la senteur des boiseries imprégnait nos châles de prière et dont les faïences renvoyaient mille reflets des flammes toutes à leur joie de danser encore.

Aujourd'hui, la plupart des Juifs de Djerba ont émigré vers Israël: ils en avaient déjà fermement l'intention quand nous étions chez eux, et les troubles politiques qui éclatèrent ensuite les décidèrent tout à fait. Il n'en reste désormais plus qu'une poignée: ils continuent de veiller sur la Ghriba, au sein des centaines de mosquées parsemées dans l'île, construites par les musulmans Wahabites. Ils sont tailleurs ou bijoutiers et se rendent régulièrement à Houmt Souk, la «capitale» toute proche où ils ont encore quelques échoppes. Mais il est à craindre qu'après vingt cinq siècles de présence dans l'île dorée, la communauté juive ne disparaisse un jour totalement...

C'est à Tunis, où nous avions choisi de revenir avant de quitter le pays, que nous retrouvâmes Victor Smadja. Nous l'avions connu en 1949, en France, et nous avions tout de suite apprécié et reconnu en Victor notre double frère, fils d'Abraham par le sang, et par la foi, quand il nous avait fait part de son cheminement spirituel.

Comme partout ailleurs, les missions étrangères se sont implantées dans la ville ou ses alentours. Elles offrent toute une gamme de services et d'activités aux enfants et aux adolescents, de l'école à l'apprentissage, de l'exercice du sport à celui de l'art. Un missionnaire américain, qui a longtemps travaillé parmi les populations kabyles, pratique le modelage et la poterie. Vers l'âge de quinze ans, au lendemain de la seconde guerre mondiale, Victor veut se rendre dans un camp de jeunes organisé par cet Américain, à Aïn Draham, près de la frontière algérienne.

En quelques semaines, il rencontre de nombreux amis de tous les horizons. Il aime le contact avec cette glaise humide que l'on façonne pour en modeler des formes harmonieuses, ou chargées d'un art plus subtil et personnel, à mesure qu'on acquiert les techniques du métier. Victor ignore encore qu'il lui faudra devenir à son tour comme cet argile malléable, pour être pétri entre les mains du divin Potier désireux de fabriquer un vase d'honneur (les prophètes Esaïe et Jérémie avaient utilisé cette image), utile pour déverser sur son entourage de puissants flots venus d'En-Haut. Le Messie lui-même avait dû souffrir; il fut brisé par la douleur, pour être le premier, et le plus richement décoré d'entre tous les vases.

Quand Victor acquiert la certitude que la souffrance de Jésus n'était pas celle de l'échec, mais de la victoire, il croit au Messie crucifié, lui aussi. Il découvre que la mort n'a plus de prise sur la vie reconquise par le Dieu-Homme. Soulagement intense.

Malgré ses réticences envers cette foi nouvelle, sa mère lui conserve toute son affection. La réaction de l'entourage est plus abrupte; mais Victor tient bon. D'ailleurs, sa tante le défend aussi avec ardeur: elle n'en revient pas de voir ce jeune homme à ce point transformé, et elle désire d'autant plus revendiquer quelque parenté avec lui; elle est fière de voir «son garçon» devenir un honnête homme dont la sagesse n'a rien de fade, et dont les prévenances à l'égard de tous augmentent de jour en jour.

Plus tard, les liens un instant distendus entre Victor et sa famille seront à nouveau tissés, lentement, mais avec cette qualité que seuls le temps et le recul peuvent produire, quand un comportement sain et résolument altruiste devient une preuve tangible.

En 1953, Victor va en Suisse, pour entreprendre des études à l'Institut Biblique Emmaüs. Quand il en sort, trois ans plus tard, diplôme en mains, il se rend en Israël pour apprendre l'hébreu. Puis il revient une courte année à Tunis, en 1957, le temps... de se marier! Victor et sa jeune femme Suzy, tous deux juifs et unis dans une même foi, choisissent alors de faire leur «alya», de «monter» en Israël, en même temps que de nombreux Juifs tunisiens peu enclins à demeurer dans le jeune état indépendant de Bourguiba.

Ils partent en Israël, sans idée plus précise que de rejoindre cette Terre malmenée depuis tant de siècles, et menacée encore: les événements du Canal de Suez sont récents. Ils vivent d'abord dans un moshav, un village coopératif, mais ils doivent le quitter après une courte année parsemée d'écueils: on comprend mal leur acharnement à croire que cet enfant né deux mille ans plus tôt dans ce même pays, en Judée, est bien l'Emmanuel annoncé par le prophète Esaïe. Un prénom évocateur pourtant: «Dieu avec nous», si on le traduit en français. Dieu n'avait- il pas promis à son peuple, par la bouche de Moïse dans le désert du Sinaï, de «marcher un jour à ses côtés»?

A Jérusalem, où Victor et Suzy s'installent ensuite, ils découvrent que des Juifs se regroupent depuis près de dix ans pour prier ensemble le Dieu d'Israël, au nom du même Messie auquel ils croient. Le choc est... doux.

Un Juif français, Zeev Kofsman, qui avait d'abord vécu à Paris, était venu à Jérusalem peu après la création de l'état hébreu pour y fonder une assemblée messianique. L'idée paraissait révolutionnaire. Jamais, depuis près de vingt siècles, des Juifs n'avaient osé se regrouper, à Jérusalem, pour prier l'Eternel au nom du Ressuscité. Depuis le second siècle, cela avait été l'apanage quasi exclusif des chrétiens non-juifs, bientôt divisés et déchirés par de multiples courants religieux; avec d'assez tristes épisodes.

Mais aujourd'hui, comme au temps de Jésus, les Juifs habitent à Jérusalem. Ils sont revenus de toutes les nations où ils furent dispersés, plus d'une centaine au total. Quelques-uns reviennent avec cette foi au Messie que leurs ancêtres ont, les premiers, colportée dans le monde. Zeev, Victor, Suzy, des dizaines, bientôt plusieurs centaines, aujourd'hui deux ou trois milliers, en font partie. Ce mouvement fut parfois contrecarré par les plus réticents, mais il est désormais mieux admis. Une trentaine d'assemblées messianiques ont vu le jour depuis la naissance de l'Etat d'Israël. Elles sont souvent mixtes: des non-Juifs se joignent avec plaisir aux «Yehudim meshi'him» (Juifs messianiques), mais sans altérer leur identité culturelle, cette fois.

En quelques dizaines d'années, ils ont réussi à créer une infrastructure qui leur est propre, à composer des chants, ou une liturgie, à la sonorité et aux accents résolument israéliens, un corps dynamique dont la fraîcheur, la saine exubérance, revitalisent l'Eglise universelle qui lutte, ailleurs dans le monde occidental, contre les assauts d'un vieillissement préoccupant.

Victor et Suzy sont les témoins et les acteurs de ce mouvement qu'ils animent toujours avec conviction, aidés par de nouveaux émigrants et des «sabras», des Juifs nés en Israël, qui déjà prennent la relève...

 


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