Juif errant... Juif héraut
Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.
Chapitre 10
Après la deuxième guerre mondiale, ma situation devint plus précaire. Je voulus d'abord m'installer comme tailleur à Bel-Abbès, mais le tissu manquait. Je dus me rendre dans une ville frontalière du Maroc, à Oujda, pour acheter ma précieuse matière première. Une fois pourvu, non sans peine d'ailleurs, je dus fermer boutique presque aussitôt: la crise économique nous frappait de plein fouet (la guerre d'Indochine menaçait au loin), les affaires étaient rares, et le spectre du chômage nous hantait comme une mort sans faux, une mort plus lente à se mouvoir, plus subtile.
Pour échapper à cette faucille ébréchée (mais néanmoins efficace!), j'allai à Casablanca pour tenter de trouver un emploi. "Paraît qu'il y a de l'embauche, là-bas", disait la rumeur. C'était vrai: je trouvai très rapidement une place de coupeur dans un grand atelier de la ville. Je voulus m'installer avec ma famille, mais les pratiques dans l'immobilier étaient si peu orthodoxes, que je dus finalement renoncer à trouver un logement! A peine avais-je trouvé un appartement, qu'un renard plus rusé que moi venait la nuit pour en changer les serrures, et se réserver ainsi une entrée royale auprès du propriétaire médusé (mais souvent blasé): j'ai les clés, c'est moi qui entre. Et le type qui a signé hier? Il n'a pas les clés, point final à toute discussion devenue inutile. Je décidai donc de faire patienter ma famille en Algérie, et de m'installer à mon compte à Casablanca: une fois dans la place, je trouverai bien un logement convenable – et sûr! – pour inviter les miens à me rejoindre dans de meilleures conditions.
Casablanca était une "ville nouvelle", construite "à l'américaine" disaient les plus fervents admirateurs, autour de l'ancienne Dar Beida. Les Berbères et les Juifs, puis les Européens – près de quarante pour cent de la population –, étaient venus s'installer dans cette cité dans l'espoir d'y susciter un marché effervescent, aux allures modernes. Et le pari était largement remporté: Casablanca était devenu un foyer d'affaires, concentré dans le quartier de la Place de France, dont l'influence s'étendait dans l'arrière-pays, et par-delà les mers, grâce à son port vaillamment posé sur l'océan. Les Juifs n'y vivaient pas seulement dans le traditionnel mella'h, le "quartier-ghetto" à la mode nord africaine, mais ils s'étaient répandus par toute la ville. Beaucoup d'entre eux vivaient au rythme européen, s'habillaient désormais comme le colon français dont ils ne se distinguaient parfois plus qu'à grand peine.
Un bon menuisier avait fabriqué un magnifique comptoir dans mon nouveau magasin, mais j'étais hélas dans l'incapacité de le payer. Criblé de dettes, d'emprunts à rembourser, je dus lui avouer ma misère. C'était un chrétien, un homme sûr de ses convictions, et heureusement prêt à les mettre en oeuvre! Il me fit grâce d'un délai très large, sans aucun reproche. Il fut surtout l'instrument d'une rencontre dont je devais garder le souvenir jusqu'à la fin de mes jours, d'une réelle bénédiction d'En-Haut dont je devais le remercier par la suite. Un jour donc, le menuisier m'invita à assister au baptême d'une jeune fille, à Rabat.
Depuis que j'avais reconnu en Jésus le Messie promis à notre peuple, mis à part René Bloch, je n'avais jamais rencontré aucun autre Juif qui eût accompli cette même démarche. Certes, mes frères chrétiens étaient souvent serviables et sympathiques, mais je me sentais seul dans ma foi nouvelle: j'étais juif, cela demeurait profondément ancré en moi, et je souffrais, en silence, de ne pouvoir l'exprimer. Je me croyais l'un des seuls Juifs à avoir osé affronter des siècles de traditions. Les chrétiens ne semblaient pas toujours conscients de ma sensibilité dans ce domaine; ils m'incorporaient plutôt dans leur organisation aux rouages bien huilés, sans trop se poser de questions: une Eglise pour tous, surtout pour eux.
Je ne leur en voulais pas outre mesure, et je reste aujourd'hui convaincu de la validité de notre complémentarité, de notre réunion, à condition de tenir en estime et d'assumer – même si cela peut passer au second plan – nos identités culturelles respectives. Dieu n'avait-il pas promis de combler, de "bénir", par la descendance d'Abraham, toutes les nations de la terre?
Mais pour l'heure, il ne me restait donc plus qu'à subir une lente assimilation, à me fondre dans le moule, à chanter de beaux cantiques traduits de l'anglais ou de l'américain en espagnol et en français. Déjà, on ne m'appelait plus Hillel, mais Henri. Je me demandais seulement par quel effet l'église juive de Jérusalem, née au premier siècle après la venue de Jésus, avait disparu ensuite de la scène de l'histoire, engloutie par la masse des non-Juifs qu'elle redoutait, à l'origine, d'accueillir en son sein. Et moi, après vingt siècles d'atrocités commises envers les Juifs, j'étais là – une croche égarée sur la partition – à réfléchir sur cette curieuse destinée. Je me sentais infiniment seul, et comme Elie le prophète, j'avais tort de me croire tout seul, l'unique spécimen, l'oiseau rare, le pauvre type incompris par ses semblables...
Il est d'usage, chez la plupart des chrétiens évangéliques, de se faire baptiser à l'âge adulte, ou tout au moins dès qu'un enfant manifeste le désir – mis à l'épreuve (en partie théorique) par le pasteur et son entourage – de déclarer publiquement sa foi personnelle en Dieu. C'était le cas d'une jeune fille, nièce de la femme d'un ancien légionnaire, Leibj Feldman, qui était... juif polonais! Leibj deviendra, dès ce jour, mon plus fidèle ami et frère. De trois années mon cadet, si différent de moi par sa sensibilité et sa culture, nous n'en fûmes pas moins unis par de solides liens d'amitié, de travail et de foi, malgré d'inévitables frictions. Quand il me conta son histoire, je retrouvai en lui le terroir de notre monde yiddish, la saveur d'une âme fortement imprégnée des plus hautes aspirations religieuses, qui confinait même au mysticisme quand il était plus jeune.
Leibj est né dans un village de Pologne, mais sa famille déménage à Varsovie pendant la première guerre mondiale. Comme moi, il garde le douloureux souvenir de la perte de sa mère, survenue la même année que le départ de ma propre mère.
Après la guerre, son grand-père vient les rejoindre à Varsovie. C'est un homme profondément religieux, un 'hassid, et il est affligé de voir son fils et ses quatre petits-fils abandonner toute pratique traditionnelle. Mais il discerne rapidement chez Leibj le désir de servir le Dieu de ses pères, avec une sincérité qui l'émeut et le console. Dès son plus jeune âge, Leibj montre une tendance à la mélancolie, à la rêverie, qui le distingue de ses frères. Le grand-père croit bon d'étancher la soif de cette âme d'enfant, et ils commencent à étudier ensemble le Talmud et les écrits 'hassidiques. Mais le père de Leibj, déjà profondément détaché de tout scrupule religieux, met un frein à cette étude, et finit par l'interdire. Leibj en tombe malade.
Le jeune garçon ne peut supporter de se voir ainsi pris entre deux feux: il doit choisir. Pendant un temps, il essaie de suivre ses frères au théâtre, dans les bals, au cinéma, mais ces lieux de distraction ne l'attirent pas. Il manifeste bientôt le désir de reprendre l'étude du Talmud avec son grand-père, mais il demeure insatisfait. Passé le cap de l'adolescence, Leibj s'élance une seconde fois à la conquête des plaisirs, sans jamais parvenir à combler l'attente de son âme trop avide d'au-delà. Il s'immerge alors dans la lecture des philosophes, de Schopenhauer en particulier, chez qui il trouve un monde à la mesure de son rêve, et de sa mélancolie. Mais c'est de courte durée. Désespoir. A quoi bon vivre? Et pour fuir la vie, ou la découvrir – il ne sait laquelle de ces deux options il poursuit en réalité –, il choisit de voyager et se rend à Dantzig, la ville natale de Schopenhauer. Il trouve à se loger dans un foyer où des candidats à l'émigration vers l'Europe ou les Etats-Unis séjournent quelques jours avant le grand départ.
Ce foyer est tenu par des chrétiens sincères, et parmi eux, des Juifs. Le jeune Leibj se jette avec passion dans la discussion, assiste aux conférences et aux études bibliques tenues dans la maison, et se met à lire le Nouveau Testament en yiddish. Il connaît le même étonnement que je devais éprouver près de quinze ans plus tard: Jésus n'est pas l'homme qu'on lui a si souvent dépeint, le renégat cruel envers les Juifs, l'insupportable ennemi à abattre. Il est très impressionné par le discours de Jésus sur la colère, et sur l'adultère: une insulte contre un frère, une parole prononcée sous l'effet de la colère, dit Jésus, contient tous les ingrédients du meurtre; un regard mû par le seul désir, et c'est déjà le premier pas vers l'adultère, en pensée. La faute est démasquée dans son germe même, au tréfonds de l'être. Mais Leibj refuse de voir en Jésus plus qu'un simple homme; certes prophète, mais homme seulement. Le cap à franchir est trop élevé, pour oser prétendre croire en ce Messie et défier les piques du qu'en-dira-t-on, ou l'aversion de sa propre famille.
Cependant, un de ses amis de Varsovie échoue dans le même foyer. Il attend à Dantzig un mandat en provenance des Etats-Unis. Quand il entre enfin en possession de son argent, cet ami propose à Leibj de l'accompagner en France. Leibj accepte aussitôt. Avant de partir, on lui fait cadeau d'un Nouveau Testament en hébreu, qu'il conserve précieusement dans ses pauvres bagages. Le voyage ne se fait pas sans encombre: ils doivent franchir clandestinement la frontière allemande, par une froide nuit, sur un pont de chemin de fer qui enjambe une rivière. Puis ils gagnent la Belgique, où ils trouvent du travail et obtiennent un permis de séjour.
Leur situation s'améliore rapidement, et ils peuvent bientôt jouir des distractions en vogue pendant cet après-guerre. Mais Leibj demeure sombre, et son compagnon se lasse bien vite de sa pesante présence. "Quand donc trouverai-je enfin la paix?", gémit Leibj, toujours aux prises avec son plus fidèle allié, le désespoir. "Comment pourrais-je m'envoler de ce monde, comme un oiseau?", rêve-t-il. La mort, seule échappatoire. Mais une mort noble, pas un vulgaire suicide, une mort qui en vaut la peine, qui confère encore quelque grandeur à celui qui l'a recherchée. La mort au front, sur un champ de bataille, par exemple; mais pour quelle patrie? C'est à ce moment précis que Leibj prend connaissance de la très accueillante Légion étrangère, et des combats qui sévissent encore parmi les tribus berbères dans l'Atlas marocain...
Déçu d'être une charge pour son ami d'enfance, il choisit donc de quitter la Belgique et de se rendre en France, à Paris, où deux de ses frères se sont taillé un capital non négligeable. Ils le reçoivent avec joie, et lui procurent aussitôt un bon travail. Leibj est maroquinier. Foutu désespoir, quand il vous tient, même au sein de l'aisance. Déprime encore, de notre pauvre émigré de la dernière heure, qui passe des soirées entières à lire la Bible, et son Nouveau Testament en hébreu, plutôt qu'à danser avec ses frères, ou se rendre au concert pour écouter un jeune musicien prodige de dix ans, un certain Yehudi Menuhin, qui manie déjà l'archet d'une main de maître. Mais cette fois-ci, le coup porté par l'ange noir est trop fort, il produit son effet sur la jeune âme tourmentée: Leibj s'engage dans la Légion, pour cinq ans, sans rien dire à ses frères. Le six janvier 1928, a peine deux ans après moi, il s'embarque pour un long voyage vers... Sidi-Bel-Abbès!
Durant son séjour d'une année dans notre ville de garnison, il me côtoie, de loin, sans jamais me rencontrer, non plus l'un de ses meilleurs amis de Varsovie, Warsawski, avec qui je passe le plus clair de mon temps. Nous ne sommes pas logés dans les mêmes bâtiments, et nous n'avons qu'assez peu d'occasions de retrouver les "bleus" qui partent souvent des semaines, voire des mois entiers, en manœuvre. D'autre part, j'aurais probablement mal supporté ce pauvre "moine" égaré dans la Légion, ce mystique qui confond la caserne avec un monastère, et qui, dans son rêve, l'a transformée en une école de salut! A l'armée, point de salut, sauf le salut militaire! Salut à un drapeau qui est autant étranger à Leibj que la Légion!
Ecœuré par l'immoralité des légionnaires, qui certes ne sont pas des saints, et angoissé à l'idée de passer encore quatre années dans ces conditions – "Mon Dieu, qu'ai-je fait?" –, Leibj choisit donc le salut dans la fuite, à pied, vers le soleil couchant, vers la mer. Doux poète: s'endormir, le soir, sous un coucher de soleil sur la mer, dans une ville de la frontière avec le Maroc. Le réveil est brutal, quand au petit matin, la sonnerie vint d'un coup de baïonnette dans les côtes: Leibj est arrêté par la police, jugé et emprisonné." Et que va-t-on m'infliger comme peine, maintenant? O Dieu, je t'en supplie, délivre-moi!".
En prison, Leibj se console en pensant aux hommes qui ont connu la souffrance: le roi David, injustement poursuivi par ses anciens amis, par son fils rebelle; Jésus, impitoyablement livré par les hommes à une mort cruelle, à une honte d'autant plus injuste qu'il est bon, saint, et sans reproche. Mais lui, Leibj Feldman, n'est pas sans reproche, se dit-il alors; sa souffrance en est d'autant plus vive.
Un jeune Juif le rejoint dans sa prison, un homme peu bavard, qui rend le silence plus pesant encore. Leibj tente de lui lire la Bible et le Nouveau Testament (qu'il a réussi à conserver!), mais l'autre ne desserre pas les dents. Après plusieurs semaines de détention, le jugement est prononcé: clémence. Mais par mesure disciplinaire, Leibj est envoyé dans les montagnes de l'Atlas, au Maroc, où les combats avec les Berbères, malgré la reddition d'Abd el-Krim deux ans auparavant, n'ont jamais totalement cessé.
Après le "repos" en prison, la vie dans les montagnes est un véritable calvaire: marches épuisantes, bivouacs incertains, constructions de routes et de ponts pour faciliter la progression de l'armée. Cette campagne se prolonge depuis le printemps 1929 jusqu'à la fin de l'automne. Fini le temps de la réflexion, de la méditation dans une cellule de la prison militaire, fini aussi le temps de la lecture: Leibj a perdu ses livres. Il écrit à Dantzig, dans l'espoir que les gérants du foyer qui l'ont hébergé se souviendront de lui, et qu'ils lui enverront au moins une Bible. Il la reçoit bientôt, une Bible en allemand. Et comme par grâce, notre soldat est providentiellement envoyé dans un village paisible, à Wad-Zem, dans un corps de l'armée française, pour réaliser des travaux plus pacifiques. Il répare des selles, en maroquinier expert qu'il est toujours. Dans ce havre de tranquillité, heureux détenteur privilégié d'une chambre personnelle, Leibj relit une fois encore, avec une avidité accrue, les soixante-six livres de la Bible, de la Genèse à l'Apocalypse.
Il cherche à conformer sa vie aux exigences de la volonté divine, mais sa tristesse devient plus intense à mesure qu'il se découvre dans l'incapacité de réaliser ce souhait, malgré tous ses sincères efforts. Il éprouve la réalité de sa faiblesse, et comprend que le Dieu fort s'est offert en l'Homme faible, en un sacrifice suffisant pour combler toutes les faiblesses. En pensée, il se laisse pénétrer par le regard – qui s'impose soudain à son esprit – de ce Dieu cloué sur la potence romaine; un regard d'amour, exempt du jugement que Jésus endure volontairement à la place des hommes. Joie pascalienne, pleurs de joie, Leibj découvre ce Messie que les deux Testaments regardent, l'Ancien comme le Nouveau; certitude absolue (en l'an de grâce 1930, au mois de mars!). Il en est radicalement transformé: sa hantise de la mort, son inclination naturelle à la mélancolie ne trouvent plus aucune prise sur lui.
En trente-neuf, peu avant la seconde guerre mondiale, Leibj se rend à Paris, pour rencontrer sa famille enfin réunie dans la capitale. Ses frères ont accumulé lentement une fortune assez considérable. Ils lui proposent de travailler avec eux, ou de s'installer à son compte, en lui offrant l'argent nécessaire pour démarrer. Mais Leibj refuse, car il sait que sa famille espère surtout le voir oublier ses excentricités métaphysiques, et sa foi honteuse en ce Jésus des goyim. Il retourne donc au Maroc. Il abandonne son travail de maroquinier, et s'engage dans un travail ecclésiastique au sein d'une union d'églises américaine.
Quand je le rencontre, près de quinze ans plus tard, il m'est difficile d'imaginer qu'un tel homme, si plein de vie, d'enthousiasme et d'humour, marié à une jolie femme et père de trois enfants, ait pu être un jour sombre et désespéré. Assurément, ce n'est pas le même homme!
Nos routes se sont croisées, lors du baptême de sa nièce. Mais nous savons dès lors que rien ne doit jamais rompre ces liens naturels tissés à notre insu. Nous avons d'emblée trop de choses en commun pour ne pas discerner dans notre rencontre plus qu'un fait ordinaire. Deux Juifs polonais, l'un tailleur l'autre maroquinier, deux anciens légionnaires, tous deux croyant au même Messie. Je ne suis plus seul, Leibj non plus.