L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
6. Le Siècle des lumières
Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible
En matière d'évolutions politiques, les résultats de la Réforme sont impressionnants. Le Tale of Two Cities, de Dickens, dessine un contraste saisissant entre deux métropoles, Paris adonné à la déesse Raison et Londres qui, en dépit de toutes ses contradictions, s'appuie sur l'héritage de la Réformation.
Sans oublier cependant les guerres civiles antérieures, le changement décisif, en Angleterre, intervint en 1688 avec la «Révolution non sanglante». A l'heure où Guillaume III d'Orange et Marie montèrent sur le trône, le Parlement fut proclamé l'égal de la couronne et non plus un quelconque associé subalterne. De telles dispositions établissaient avec sagesse un contrôle de la monarchie à l'intérieur de limites légales bien précises.
Voltaire (1694–1778), souvent appelé le père du Siècle des lumières, fut fortement influencé, lors de son exil en Angleterre de 1726 à 1729, par les résultats de cette révolution non sanglante. Ses Lettres sur les Anglais (1733–1734) reflètent l'impact de la Révolution de 1688 et ses effets sur la liberté d'expression. «Les Anglais sont le seul peuple de la terre à avoir été capables de fixer des limites au pouvoir des rois en leur résistant et, après plusieurs luttes, à avoir finalement institué (...) ce sage système de gouvernement dans lequel le prince est tout-puissant pour faire le bien et où, en même temps, on l'empêche de faire le mal (...) et dans lequel le peuple participe au gouvernement sans confusion.»
On excusera ce portrait parfois trop flatteur de la situation anglaise tant le contraste avec la France était saisissant, dans un pays où bien des choses devaient être redressées. Hélas! quand la Révolution française essaya de reproduire les conditions propres à l'Angleterre, mais sans le fondement de la Réformation, le résultat fut un bain de sang et un échec rapide qui laissa la place au pouvoir autoritaire de Napoléon Bonaparte (1769–1821).
Cinq mots suffisent à résumer le rêve utopique du Siècle des lumières: raison, nature, bonheur, progrès et liberté. L'inspiration tout à fait profane des éléments humanistes de la Renaissance a ainsi entraîné la marée haute du Siècle des lumières. L'homme lui-même se prend pour un point de départ absolu. Quel contraste avec la Réformation! Les Lumières en sont l'antithèse parfaite, leurs fondements et leurs objectifs respectifs s'opposant radicalement et leurs résultats divergeant résolument.
Pour les penseurs du Siècle des lumières, l'homme et la société sont perfectibles et – même en pleine Terreur! – les Français restèrent attachés à ce point de vue d'une façon romantique.
Voltaire a décrit l'histoire en quatre époques, son époque en représentant bien entendu l'apogée. Le marquis de Condorcet (1743–1794), mathématicien, l'un des philosophes du cercle de Voltaire, pouvait parler de neuf étapes du progrès dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1793–1794), quand bien même il tentait d'échapper à la police de Robespierre et à la mort, caché dans une mansarde, à Paris, en pleine Terreur! Il écrivait alors: «Nous avons été les témoins des progrès d'une nouvelle doctrine qui assènera le coup final à l'édifice déjà branlant des préjugés. C'est l'idée de la perfectibilité illimitée de l'espèce humaine (...)» Tentant ensuite de fuir Paris, Condorcet fut reconnu, arrêté, jeté en prison, où il mourut alors qu'il attendait son tour pour être conduit à la guillotine.
Si ces hommes avaient une religion, c'était le déisme. Ils croyaient en un Dieu créateur du monde, mais ce Dieu n'était plus en contact avec les hommes et ne leur avait révélé aucune vérité. Un Dieu existe, mais il est silencieux – Voltaire ne s'attendait pas à ce qu'il parlât, ce qui ne l'empêcha nullement, d'ailleurs, et tout à fait illogiquement, de se plaindre du fait que Dieu n'était pas intervenu après le tremblement de terre de Lisbonne en 1755! Les hommes du Siècle des lumières français n'avaient pas d'autre base que leurs propres limitations.
Juin 1789. La première étape du plan bourgeois de la Révolution française est franchie. Jacques Louis David (1748–1825) dépeint ce plan dans son tableau Le Serment du Jeu de paume: les députés du Tiers Etat jurent de rédiger une constitution consciemment fondée sur une théorie purement humaniste des droits. Deux mois plus tard, le 26 août, l'Assemblée Nationale constituante vote la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Un beau texte, hélas! ne reposant que sur ce que l'on appelait alors l'Etre suprême, autrement dit la «souveraineté de la nation», la volonté générale du peuple ! Il restera toujours un contraste saisissant entre les événements de France et la Révolution non sanglante des Anglais et, davantage encore, avec la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis d'Amérique, proclamée treize ans plus tôt, et ses résultats. Le fondement de la Réformation d'un côté, son absence de l'autre.
La Constitution que l'Assemblée nationale constituante mit deux ans à rédiger, entre 1789 et 1791, devint lettre morte au bout d'un an à peine. La seconde Révolution française était en cours; elle finira dans un bain de sang, avec le massacre des chefs révolutionnaires eux-mêmes.
1792 est l'an I du calendrier adopté par les révolutionnaires français, qui détruisirent nombre de vestiges du passé. N'allèrent-ils pas jusqu'à envisager la démolition de la cathédrale de Chartres? A Notre-Dame de Paris, à Chartres, comme dans d'autres églises de France, ils proclamèrent la déesse Raison, personnifiée par une actrice, la demoiselle Candeille, portée sur les épaules d'hommes habillés à la romaine à Notre-Dame de Paris!
Comme les humanistes de la Renaissance, les hommes du Siècle des lumières rejetèrent les fondements du christianisme pour opérer un retour à l'Antiquité païenne. Dans sa maison de Ferney, Voltaire suspendit au mur, au pied de son lit, un tableau de la déesse Diane, un petit croissant de la nouvelle lune au-dessus de la tête et un très grand croissant sous les pieds; chaque matin, le premier regard du philosophe était pour cette déesse descendue vers les hommes, pour venir à leur aide.
Mais les idéals humanistes courront à l'échec avec une rapidité incroyable! En septembre 1792 commence le massacre au cours duquel 1300 prisonniers seront exécutés. Avant même la fin de ce massacre, 40'000 personnes, dont beaucoup de paysans, seront mises à mort par le gouvernement et ses agents. Maximilien Robespierre (né en 1758), le chef révolutionnaire, est lui-même guillotiné en juillet 1794. Cette rage destructrice n'a pas surgi de l'extérieur du système, mais bel et bien de l'intérieur. Les révolutionnaires, appuyés sur leur humanisme, n'avaient que deux options: ou l'anarchie, ou la répression.
Voulez-vous un parallèle frappant entre la Révolution de 1789 et les événements de 1917 en Russie? En voulez-vous un (seul) exemple? Avec Napoléon, dès 1799, l'élite de la nation gouverne la France; avec Lénine, l'élite prendra le pouvoir en Russie.
On a comparé parfois la Révolution française à ce qui s'était passé un peu plus tôt, en 1776, aux Etats-Unis d'Amérique. Il y a certes quelques interférences historiques, mais si une analogie existe, c'est plutôt entre la Révolution non sanglante anglaise de 1688 et celle des Etats- Unis en 1776 qu'il faut aller la chercher.
Une dynamique radicalement différente se manifesta dans la destinée politique des pays d'Europe dont les structures ont été influencées par la restauration du christianisme biblique au XVIe siècle et dans celle des régions où ces influences furent absentes. Schématiquement et d'un point de vue géographique, il existe un contraste entre l'Europe du Nord et les contrées du Sud et de l'Est. Dans l'Europe méridionale, il semble bien, et compte tenu de circonstances locales, que la plupart des changements révolutionnaires n'étaient qu'une pâle imitation, souvent imparfaite, des libertés obtenues dans le Nord après la Réformation.
En voici quelques exemples. Giuseppe Garibaldi (1807–1882) a glané ses idées en Europe septentrionale, mais c'est par la force qu'il les introduira en Italie. L'Espagne, elle, reste marquée par l'Inquisition au XVIIIe siècle encore; les persécutions et l'absence de libertés y dureront, sous une forme ou une autre, jusqu'au XXe siècle.
Les fruits de la Réformation dans la société, par une croissance naturelle comme en Angleterre ou par des emprunts comme en Italie, contrastent à l'évidence avec ce que les pays communistes ont produit avant la chute du mur de Berlin.
Dans la défense de leur système matérialiste, les communistes marxistes-léninistes ont toujours eu une grande responsabilité, puisque, jamais, nulle part, ils n'ont conquis le pouvoir ni réussi à s'y maintenir sans la répression. Et ce n'est pas qu'en politique qu'ils ont étouffé la liberté, mais dans tous les domaines, y compris dans les arts. Alors que les musiciens Serge Rachmaninoff (1873–1943) et Igor Stravinski (1882–1971) sont allés chercher la liberté hors de la Russie, d'autres, Sergueï Prokofiev (1891–1953), Dimitri Chostakovitch (né en 1906), ont préféré y rester, victimes de continuelles mesures de répression.
Impossible d'oublier que les léninistes et les bolcheviques ne parvinrent pas à créer une situation de liberté en Russie. La liberté arriva avec la révolution de février 1917 et l'arrivée au pouvoir du gouvernement provisoire du prince Georgi Lvov (1861–1925). Alexandre Kerenski (1881–1970), qui n'était pas un léniniste mais un réformateur social, lui succéda en juillet. Vladimir Ilitch Lénine (1870–1924), Léon Trotski (1879–1940) et Joseph Staline (1879–1953) eux-mêmes ne retournèrent en Russie qu'après la victoire de la révolution de février. Lénine revint de Suisse en avril, Trotski de New York en mai, Staline de Sibérie en mars. En octobre 1917, ils ne firent que poursuivre une révolution faite par d'autres et, dès le début et sous la direction de Lénine, ils instaurèrent un régime d'oppression.
Soljenitsyne écrit, dans Communism: a Legacy of Terror (1975): «Je le répète, c'était en mars 1918, seulement quatre mois après la Révolution d'octobre, tous les représentants des usines de Petrograd maudissaient les communistes qui les avaient trompés dans toutes leurs promesses. Qui plus est, non seulement ils avaient abandonné Petrograd au froid et à la faim, en s'enfuyant eux-mêmes de Petrograd vers Moscou, mais ils avaient donné l'ordre de mitrailler dans les cours des usines les foules de travailleurs qui demandaient l'élection de comités d'usine indépendants.»
Les bolcheviques ne représentaient qu'un faible pourcentage du peuple russe et formaient à peine le quart de l'Assemblée constituante élue en novembre 1917. Quand l'assemblée se réunit pour la première fois en janvier 1918, les troupes bolcheviques la dispersèrent par la force. Ce fut la première et la dernière élection libre en Russie pour bien longtemps. Avant la prise du pouvoir par les léninistes en octobre, Lénine avait écrit un livre, Les Leçons de la Commune de Paris, dans lequel il étudie les raisons de la défaite de la Commune de Paris en 1871. Sa conclusion principale est la suivante: la Commune n'a pas tué assez d'ennemis! Parvenu au pouvoir, l'auteur de ces lignes a agi conformément à cette analyse en mettant en place tout le mécanisme de l'oppression.
Les communistes parlent de «socialisme» et de «communisme» et ils soutiennent que le socialisme n'est que l'étape provisoire en vue d'un communisme utopique. Mais le temps a passé et non seulement ils n'ont atteint nulle part leur objectif du «communisme», mais ils ne sont même pas parvenus à un socialisme libre! La «dictature provisoire du prolétariat» a montré qu'elle est en réalité, partout où les communistes ont pris le pouvoir, la dictature d'une petite élite – dictature non pas provisoire, mais bel et bien permanente. Aucun pays à base communiste n'a créé les conditions d'une liberté semblable à celle que les pays d'Europe septentrionale ont connue grâce à la Réformation.
Sur le plan intérieur, les communistes ont dû gouverner par la répression. Regardez la répression qui débuta sous Lénine, les purges de l'époque stalinienne, le mur de Berlin édifié en 1961 pour contenir de force la population de l'Allemagne de l'Est, la disparition de la liberté en Chine. A l'extérieur, ils tiennent leurs «alliés» par la contrainte, comme l'ont montré l'exécution en secret de milliers d'officiers polonais brûlés dans la forêt de Katyn, au moment même où les communistes se préparaient à faire de la Pologne leur «alliée» ou, plus tard encore, l'intervention des chars russes en Allemagne de l'Est en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, où la répression ne s'acheva pas avec l'intervention des chars et où, par la suite, un demi-million de partisans d'Alexandre Dubcek (1921-1992) furent exclus du parti.
Impossible, en revanche, de minimiser les richesses apportées par la Réforme dans la sphère du gouvernement et dans la société, là où elle s'est imposée. Même si le consensus réformé n'a pas été aussi conséquent qu'il aurait dû être, des absolus bibliques ont néanmoins inspiré la lutte contre les injustices. Shaftesbury, Wilberforce, Wesley pouvaient dire que les fléaux et les injustices qu'ils combattaient étaient foncièrement mauvais. Assurément, le silence de chrétiens inconséquents, notamment face à la question raciale et à l'usage égoïste des richesses, est-il des plus déplorables.
L'humaniste, pour sa part, demeure incapable de définir des absolus pour dire que certaines choses sont bonnes et d'autres mauvaises: ce qui existe de manière définitive, soit l'univers impersonnel, est neutre et silencieux sur le bien et le mal, sur la cruauté et l'absence de cruauté; en conséquence et en toute bonne logique, l'humanisme réduit l'homme à l'arbitraire dans les domaines de la morale et de la vie politique.
Ainsi, en Russie, le mariage fut-il considéré à la fois comme capitaliste et comme une forme de prostitution privée, selon les termes de Karl Marx (1818–1883) dans son Manifeste du parti communiste, écrit en 1848, et le rôle de la famille s'en trouva très réduit.
Plus tard, l'Etat soviétique élabora un code de lois familiales strictes, mais il s'agissait tout simplement d'un «absolu arbitraire» imposé parce qu'il garantissait de meilleurs résultats! Mais quel est le fondement pour décider du bien ou du mal quand des absolus arbitraires peuvent être, à tout moment, remplacés par des absolus tout à fait inverses? Pour les communistes, la situation changeante engendrée par le cours de l'histoire dicte la promulgation des lois.
La Bible, avec ses absolus, permet de distinguer le bien du mal et de dénoncer la discrimination raciale et l'injustice sociale. Regardez Jésus debout devant le tombeau de Lazare. Il n'a pas seulement pleuré; il a été en colère. Jésus, vrai homme qui seul a pu en toute légitimité revendiquer la divinité, pouvait être en colère contre le caractère anormal de la mort sans cependant être en colère contre la volonté de Dieu. Pour un chrétien, ce n'est pas seulement la mort qui est anormale, mais c'est aussi la cruauté de l'homme à l'égard de l'homme. Tout cela n'existait pas quand Dieu a créé le monde. Un chrétien peut lutter contre ce qui est anormal par suite de la révolte contre Dieu en Eden, sans s'élever pour autant contre la réalité suprême de ce qui est, c'est-à-dire sans lutter contre Dieu. C'est parce que Dieu existe et qu'il y a des absolus que la justice peut être considérée comme bonne d'une façon absolue et non pas seulement opportune.
De telles questions ne sont pas seulement de l'ordre de la théorie, mais éminemment pratiques, comme la situation de l'Angleterre et des Etats-Unis permet de le constater, par contraste avec la France du Siècle des lumières et, plus tard, la Russie révolutionnaire.