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L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
5. La Réformation et la société

Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible

La Réforme, modèle parfait? Age d'or de l'histoire? Nous ne le prétendons pas. Si l'enseignement biblique n'a jamais été mis en pratique d'une manière absolue et si, très vite, les hommes, partout et en tout temps, ont toujours eu tendance à le corrompre, il n'en reste pas moins que la Réforme – ce retour au christianisme biblique – n'est pas restée sans conséquences graduelles là où elle s'est répandue.

D'abord, la prédication de l'Evangile a montré que l'œuvre du Christ ouvrait l'accès à Dieu. Ensuite, elle a produit des effets secondaires dans les arts – nous l'avons vu, la Réforme n'a jamais été opposée aux arts ni à la culture en tant que tels – et dans les affaires publiques.

La Réformation n'a pas apporté la perfection sociale ou politique, mais une amélioration graduelle, étendue et restée sans pareille. L'individu était libre parce que la société vivait un consensus basé sur les absolus bibliques et, par conséquent, sur des valeurs réelles pour faire naître la liberté, à l'exclusion de libertés menant au chaos. Ce fut une première dans l'histoire. Certes, les petites cités-Etats grecques ne voyaient pas d'inconvénient à tenter l'expérience d'une participation sociale et politique de certains secteurs bien délimités de la population: la vie de l'apôtre Paul montre bien que la loi de l'empire assurait aux citoyens romains une certaine liberté, mais une liberté jamais comparable à celle induite par la Réformation. On assiste donc, en Europe occidentale, à la naissance d'une nouvelle forme de société.

La peinture murale de Paul Robert (1851–1923) La Justice élève les nations, de 1905, montre clairement la base de la liberté sans chaos. Pour que l'on ne s'y trompe pas, le peintre a écrit le titre sur l'œuvre elle-même! La peinture se trouve dans l'escalier que les juges du Tribunal fédéraI de Lausanne empruntent pour rejoindre le lieu de leurs délibérations. Robert a voulu ainsi rappeler aux magistrats que la Bible, mise en valeur par la Réforme, est une base non seulement pour la morale, mais pour la loi civile. Il a représenté, au premier plan de La Justice élève les nations, plusieurs types de procès. Les juges, en robes noires, se tiennent derrière leur banc. Le problème est bien posé: comment des juges rendent-ils la justice? Sur quel critère vont-ils s'appuyer pour éviter un jugement arbitraire?

Au-dessus, la Justice est debout; ses yeux ne sont pas bandés, son épée n'est pas dressée, mais inclinée vers un livre et, sur ce livre, on lit: «La loi de Dieu». Cette peinture est l'expression de la base sociologique et juridique de l'Europe septentrionale après la Réformation. Robert avait compris que la Réformation s'intéressait au domaine du droit, auquel la Bible donne un fondement.

Paul Robert est tout à fait dans la ligne réformée d'Alexandre Vinet (1797–1847), professeur de théologie à l'Académie de Lausanne (l'actuelle Université). Ce penseur du canton de Vaud s'inspirait des réformateurs suisses; il fut le plus célèbre représentant du protestantisme francophone de son époque et il a dit: «Le christianisme est dans le monde l'immortelle semence de la liberté.» Cette citation figure sur une statue de Vinet dressée à une centaine de mètres de l'édifice du Tribunal fédéral dans lequel Paul Robert a peint son oeuvre murale.

Le caractère unique des libertés suisses repose sur cette base. Mais Vinet ne s'est pas contenté de parler et écrire sur ce sujet, il a aussi pris avec hardiesse la tête du mouvement en faveur de la liberté de culte et de la liberté de conscience vis-à -vis de l'Etat.

Les résultats de la Réformation sont palpables en Angleterre, en Hollande et, à des degrés divers, dans les autres pays protestants.

Trop souvent cependant, notre conception de la loi est limitée à la conduite civile et criminelle, mais nous oublions qu'elle concerne toute la structure d'une société, y compris son gouvernement. Le retour à la Bible provoqué par la Réformation a eu, dans ce domaine, une influence décisive et positive, même si son impact, d'une région ou d'un pays à l'autre, a varié au gré des circonstances et des occasions plus ou moins favorables. Mais si, d'une manière générale, les idées constitutionnelles d'un Martin Bucer (1491–1551), qui fut à la tête de la Réformation à Strasbourg et exerça une profonde influence dans tous les pays protestants, ou celles d'un Jean Calvin produisirent des résultats, c'est parce qu'elles étaient en étroite relation avec la vie quotidienne, à la différence des idées du contrat moribond de la fin du Moyen Age. (Le contrat était à la base des obligations des sujets envers la société féodale).

Bucer est connu comme l'un des réformateurs les plus équilibrés et les plus charitables. Il exerça une influence personnelle très forte sur les opinions conciliantes et solidement établies de Calvin sur les affaires de l'Eglise à Genève et dans les relations entre l'Eglise et l'Etat. Le modèle constitutionnel implicite dans le gouvernement presbytéro-synodal de l'Eglise n'était pas seulement un exemple, il définissait le principe des limites politiques. Même si, en Angleterre, le presbytérianisme ne triompha pas, ses idées politiques se répandirent dans la vie publique au travers de ces groupes nombreux et complexes constituant le mouvement puritain et qui jouèrent un rôle de contre-pouvoir face aux rois. Le citoyen ordinaire découvrit une liberté vis-à-vis du pouvoir arbitraire à une époque où, ailleurs, le mouvement vers l'absolutisme politique restreignait la liberté d'expression.

L'insistance biblique sur la responsabilité des hommes – et des monarques! – en face de la loi de Dieu renversa la marée politique dans les pays où s'enracina le principe de l'autorité souveraine de la Bible seule. Ailleurs, il était naturel, pour des monarques centralisateurs, d'accueillir l'aide de l'Eglise romaine monarchique pour vaincre l'hétérodoxie politique et religieuse.

En Angleterre, la menace absolutiste fut contrecarrée: les hommes vivaient de plus en plus sans craindre une vengeance arbitraire. Un Ecossais, Samuel Rutherford (1600–1661), est l'auteur de Lex Rex (la loi est souveraine). Cet ouvrage est le meilleur exemple du principe réformé du contrôle politique exercé par le peuple sur son souverain. Au moment de la parution de son livre, Rutherford faisait partie de la députation écossaise au Parlement de Westminster, à Londres. Il devint ensuite recteur de l'Université de Saint Andrews, en Ecosse. Samuel Rutherford exprime dans Lex Rex ce que Paul Robert devait peindre plus tard pour les juges du Tribunal fédéral suisse. On y trouve une notion de la liberté sans le chaos parce qu'il y a une règle; en d'autres termes, un gouvernement du droit en lieu et place des décisions arbitraires des hommes, parce que, à la base, se trouve l'autorité souveraine de la Bible. Dès lors étaient dépassés et le mouvement conciliaire et les premiers parlements du Moyen Age, dont la seule assise reposait sur les décisions contradictoires de l'Eglise et le cours variable des événements politiques.

L'œuvre de Samuel Rutherford, avec la tradition qu'elle incarna, même si elle est tombée largement dans l'oubli dans le monde anglo-saxon, a marqué de son empreinte la Constitution des Etats-Unis. En ce sens, deux hommes ont joué un rôle essentiel en Amérique du Nord, John Witherspoon et John Locke.

John Witherspoon (1723–1794), presbytérien, se conforma à la Lex Rex de Rutherford et en adapta les principes à la rédaction de la Constitution et à la mise en chantier des lois et des libertés. Witherspoon, qui avait étudié à l'Université d'Edimbourg, devint, en 1768, président du Collège du New Jersey, devenu l'Université de Princeton. Membre du Congrès continental de 1776 à 1779 et de 1780 à 1782, il est le seul ecclésiastique dont le nom figure parmi les signataires de la Déclaration d'Indépendance et il joua un rôle important dans de nombreux comités du Congrès.

John Locke (1632–1704) a sécularisé la tradition presbytérienne, tout en y faisant cependant beaucoup d'emprunts: insistance sur les droits inaliénables, sur le gouvernement par consentement, sur la séparation des pouvoirs et sur le droit à la révolution. Mais sans l'arrière-plan biblique mis en valeur par Rutherford, tout ce système se trouvait privé de fondement. Une contradiction propre à l'œuvre même de Locke le prouve. Son empirisme, exposé dans L'Essai sur l'entendement humain de 1690, ne laisse, en réalité, aucune place aux «droits naturels». L'empirisme veut faire tout reposer sur l'expérience. Cependant, ou bien les «droits naturels» sont inhérents à la nature humaine et ne reposent pas sur l'expérience, ce qui est en opposition avec la notion même d'empirisme, ou bien ils ont un autre fondement que l'expérience humaine. Le fait de ne pas partager le point de vue chrétien de Rutherford représentait une réelle difficulté pour Locke. Il énonçait les résultats du christianisme biblique sans posséder le fondement qui les produisait; en fait, il laïcisait la doctrine chrétienne.

Thomas Jefferson (1743–1826) adopta la forme laïque et la rattacha à des exemples classiques. Ceux qui ont posé les prémices de la Constitution des Etats-Unis n'étaient pas tous chrétiens; en fait, beaucoup étaient déistes.

Le terme chrétien peut être légitimement employé dans deux sens. Selon la première signification, un chrétien est un individu qui s'est réconcilié avec Dieu grâce à l'œuvre du Christ. Cette notion est à distinguer de la seconde, couramment admise, qui définit un individu vivant dans un milieu qui est le produit d'un consensus chrétien, sans être lui-même un chrétien au sens premier du terme. Ainsi en est-il dans des domaines comme les arts ou la pensée politique. En dépit du fait que plusieurs rédacteurs de la Constitution américaine n'étaient pas chrétiens au sens biblique du mot, ils ont bâti sur le fondement de la Réformation conformément à la tradition de Lex Rex ou à la pensée de John Locke. Dans la mesure où une société permet à l'enseignement de la Bible de produire ses effets naturels, l'ordre et la liberté peuvent régner dans la société et le gouvernement.

Ainsi, la prédication réformée de l'Evangile eut deux conséquences, certes secondaires par rapport au message central de la Bible, mais néanmoins importantes: un intérêt pour la culture et un véritable fondement de l'ordre et de la liberté. Cette dernière conséquence comporte un corollaire notoire: une majorité de 51% ne peut jamais devenir, pour un gouvernement, la source souveraine du bien et du mal, car seuls les absolus de la Bible constituent la norme ultime pour juger une société. L'«homme ordinaire», simple citoyen, peut se dresser en tout temps et dire: «La majorité se trompe!» La mise en pratique de l'enseignement biblique est un garde-fou contre le despotisme du vote majoritaire, où la voix d'un seul individu peut faire pencher la balance.

En Europe septentrionale aussi, la Réformation contribua à limiter et à équilibrer les pouvoirs du gouvernement. Bien entendu, cette idée n'était pas nouvelle au XVIe siècle, puisqu'une certaine notion de freins et de contrepoids était implicitement contenue chez des penseurs du Moyen Age et qu'elle est au centre de ce qu'on appelle le républicanisme de Polybe (202?–120? av. J.-C.). Cet écrivain grec a écrit une histoire du développement de la République romaine dont l'objectif est d'amener ses compatriotes à accepter la domination romaine. Polybe prenait comme exemples les meilleurs aspects des pratiques grecques et romaines. Mais le républicanisme de Polybe demeure partisan du pouvoir de l'élite économique et politique. Ne fut-il pas adopté par Nicolas Machiavel (1469–1527), un témoin de la destruction du républicanisme florentin qui ne manqua pas de s'intéresser à la théorie de Polybe sur les cycles politiques de l'histoire? En écrivant Le Prince, Machiavel se faisait le défenseur du gouvernement autocratique: seul le régime dictatorial du prince «idéal» peut faire avancer le cycle de l'histoire politique et seul l'emploi de la brutalité peut améliorer les cycles. En définitive, Machiavel a montré que la Renaissance humaniste n'avait pas plus d'universel en morale politique qu'elle n'en avait en morale individuelle.

Le Prince de Machiavel est devenu un manuel de référence en sciences politiques pour des chefs d'Etat aussi éloignés du temps de son auteur que Mussolini et Hitler. Il contraste fortement avec la perspective réformée des freins et des contrepoids.

La vision de l'homme commune aux réformateurs n'avait rien de romantique. Avec leur insistance si forte sur la chute, ils ont compris que, tout homme étant pécheur, des freins et des contrepoids étaient nécessaires, tout particulièrement pour les détenteurs du pouvoir. D'ailleurs, Calvin lui-même, à Genève, n'a pas eu, et de loin, l'autorité qu'on lui a trop souvent attribuée! (Dans ce domaine, Calvin a été, rappelons-le, très influencé par la pensée de Bucer.) A la différence de celle d'un pouvoir public ou institutionnel, l'autorité de Calvin était morale et implicite. On observe cette réserve du réformateur non seulement dans les questions politiques, une sphère où les historiens s'accordent à reconnaître que Calvin s'exprima peu, sinon indirectement, mais également dans les affaires ecclésiastiques. Un exemple? Si Calvin donnait la préférence à la célébration hebdomadaire de la sainte cène, il laissa néanmoins prévaloir la volonté de la majorité des pasteurs genevois, et la communion ne fut distribuée que tous les trois mois.

Chaque pays réformé a mis en pratique le système des limites et des contre-pouvoirs, sous une forme ou sous une autre. L'expérience helvétique est intéressante à cet égard. Même si tous les cantons n'ont pas adopté la Réforme, la vie du pays fut façonnée par la tradition protestante. Depuis le milieu du XIXe siècle, les pouvoirs législatif et exécutif sont séparés géographiquement du pouvoir judiciaire, les deux premiers étant installés dans la Ville fédérale, à Berne, et le troisième à Lausanne. En Grande-Bretagne, ce même principe est représenté par les pouvoirs respectifs du roi, des deux Chambres du Parlement et des tribunaux. De nos jours, le roi a moins d'autorité que lorsque cette séparation des pouvoirs fut établie, mais la notion des limites et des contre-pouvoirs existe toujours.

Aux Etats-Unis, si le principe fondamental est identique, l'organisation est légèrement différente: la Maison-Blanche représente le pouvoir exécutif, le Congrès bicaméral le pouvoir législatif, la Cour suprême le pouvoir judiciaire. Ainsi est apportée, dans les pays de la Réformation, une solution au problème de l'«ordre» ou du «chaos» dans la société.

Répétons-le: nous ne prétendons pas qu'à l'époque où l'influence des chrétiens issus de la Réforme était plus grande que de nos jours dans la culture et l'opinion publique, en Europe septentrionale, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, ailleurs encore, ils atteignirent la perfection, d'autant que certaines faiblesses spécifiques apparurent et se développèrent graduellement. Sur certains points, les héritiers de la Réformation n'ont pas été conséquents avec l'enseignement biblique dont ils se réclamaient, et cela en particulier sur deux points: une conception erronée de la race et le manque de compassion dans l'usage de richesses accumulées.

Dans la question raciale, on relève deux sortes d'abus. Le premier était l'esclavage basé sur la race; le second le préjugé racial en tant que tel. Ces deux comportements étaient faux et ils existaient souvent en dépit d'une influence des chrétiens sur la société bien plus forte que de nos jours. Hélas! partout, l'Eglise n'émit qu'une protestation très faible!

Impossible de passer sous silence les conditions d'existence à bord de ces navires transportant des milliers d'esclaves, dont beaucoup mouraient pendant la traversée, ni le traitement subi fréquemment par les Noirs. Impossible non plus de voiler la justification apportée à l'esclavage sur la base de la couleur de la peau.

Pour des raisons complexes, discutées de nos jours encore par les historiens, les Anglais, les Européens du continent et les Américains s'abandonnèrent à la fiction que le Noir n'était pas une personne et qu'il pouvait être traité tel un objet. Quelle hypocrisie! En réalité, ils revenaient à la définition d'Aristote d'après laquelle l'esclave est un outil vivant et ils restaient très en deçà de l'enseignement biblique. Dans un tel contexte, l'Eglise, en sa qualité d'Eglise, resta trop souvent silencieuse.

Les chrétiens de notre époque qui revendiquent l'héritage de ces hommes doivent confesser les inconséquences d'une notion erronée de la race. Il n'existe pas de mot plus faible que le mot péché à propos de pratiques si éloignées des directives bibliques. Et aujourd'hui, pour les chrétiens, la manière la plus efficace de reconnaître ce péché n'est-elle pas de se conformer à la Bible sur ce point particulier?

Bien entendu, ces pays chrétiens n'ont pas été les seuls à connaître l'esclavage des Noirs, mais cela ne peut absolument pas justifier un point de vue faux, surtout dans des pays où les Eglises issues de la tradition réformée auraient pu être plus influentes à ce sujet.

Nous devons aussi faire face, dès la révolution industrielle, au manque de charité dans l'usage des richesses accumulées. Evidemment, nous n'oublions pas les avantages de l'industrialisation ni ceux d'une époque où des inventeurs et des ingénieurs maîtrisèrent la puissance de l'eau, puis celle de la vapeur. Les bienfaits qui en découlèrent allaient d'une meilleure vaisselle de terre pour les ouvriers à l'augmentation des marchandises rendue possible pour l'ensemble de la population. Si, en parallèle, on s'était montré plus sensible à l'insistance de l'Ancien et du Nouveau Testament sur l'emploi charitable des richesses et sur la dignité de chaque être humain, la révolution industrielle aurait pu être une révolution bénéfique en tout point. On ne peut excuser ce silence de l'Eglise, en Angleterre comme dans d'autres pays, en mettant en avant des efforts individuels inspirés par la compassion; l'usage égoïste des richesses qui suivit l'industrialisation était trop manifeste.

Sans nul doute, la plupart des gens n'étaient pas plus mauvais qu'à l'époque précédente, celle de la civilisation rurale, mais l'augmentation du nombre de taudis à Londres et dans les grandes cités industrielles, l'exploitation des femmes et des enfants, qui en souffrirent particulièrement, le contraste entre l'immense fortune d'un petit nombre et la misère des masses, toute cette douleur est trop criante pour que l'égoïsme des riches ne soit pas dénoncé. Sait-on que la moyenne quotidienne d'heures de travail se situait entre douze et seize heures? Pourquoi l'Eglise ne protesta-t-elle pas plus vigoureusement contre un tel utilitarisme?

Il est significatif de noter que les fléaux de l'esclavage et du mauvais usage des richesses atteignirent un degré tel que les propriétaires d'esclaves cherchèrent à se justifier avec, précisément, les arguments de l'utilitarisme. Admettons, en toute honnêteté, l'appel du père de l'utilitarisme, Jeremy Bentham (1748–1832), en faveur d'une protection gouvernementale des enfants qui travaillaient et pour l'amélioration des conditions d'habitat et de travail. Mais s'appuyer sur l'utilitarisme sans le soumettre à une norme absolue et sans appliquer courageusement les critères bibliques fait courir à la notion du «bonheur le plus grand pour le plus grand nombre» le risque d'être facilement manipulée.

A propos de la croissance démographique mondiale, on se plaît à citer, de nos jours, les avertissements de Thomas Robert Malthus (1766–1834), dans son Essai sur le principe de population de 1798. Mais on oublie souvent qu'il appuya en même temps une politique consistant à laisser de côté les réformes sociales. Pour lui, la pauvreté est inévitable et les réformes sociales ne font qu'aggraver les problèmes.

David Ricardo (1772–1823) partage ce point de vue dans le premier véritable manuel d'économie politique, Principes d'économie politique et d'imposition fiscale, qu'il écrivit en 1817. Au XXe siècle, cette politique a ses partisans parmi ceux qui prétendent que la généralisation des soins médicaux présente plus d'inconvénients que d'avantages. Impossible de passer sous silence l'attitude de Charles Edward Trevelyan (1807–1886), quand, chargé de la distribution des secours gouvernementaux en Irlande pendant la famine provoquée par la pénurie de pommes de terre, il refusa d'accorder aux Irlandais les secours du gouvernement, alléguant qu'ils devaient s'aider eux-mêmes. Si l'on n'agissait pas comme il le faisait, on encouragerait les Irlandais à la paresse. Trevelyan ne manquait pourtant ni de charité ni de conscience sociale, la suite de sa carrière l'atteste bien, mais, sur un point capital, un préjugé non chrétien étouffa l'enseignement du Christ et scella le destin de l'Irlande.

Ce genre de comportement n'était pas un reflet du consensus chrétien, mais on peut cependant reprocher aux Eglises leur silence face à de tels abus. En parlant plus clairement et courageusement – comme la Bible le leur ordonne! –, elles auraient contribué à améliorer la situation.

Si l'Eglise était restée fidèle à l'enseignement biblique sur les richesses – et leur usage charitable! – et si elle s'était élevée sans détour contre leur utilisation comme arme dans une sorte de bataille pour la «survivance des plus aptes», il est fort probable qu'une telle conception, quand elle se répandit dans les milieux de la science sécularisée, n'aurait pas été acceptée aussi naturellement. Et sans doute, par la suite, l'Eglise n'aurait pas perdu tant de travailleurs.

Si ce silence de l'Eglise pose un problème pour l'Angleterre, les Etats-Unis méritent des remarques particulièrement sévères. L'esclavage basé sur la race y a duré trop long-temps.

Pour être objectifs, mentionnons, d'une part, les nombreuses influences non chrétiennes qui s'exercèrent aussi sur la culture et le fait que beaucoup de personnages prestigieux, même s'ils se qualifiaient eux-mêmes de chrétiens, ne l'étaient pas du tout; mais il était socialement bien considéré d'en porter le titre et d'accomplir certaines formalités extérieures! D'autre part, nombre de chrétiens prirent une part essentielle à la tête du combat contre les abus et n'hésitèrent pas à le proclamer. Ils ont lutté pour les réalisations sociales qui devraient se manifester dans une société à consensus chrétien. Accompagnés de pasteurs, ils ont élevé une voix prophétique, souvent à leurs dépens du reste, mais la Bible ne dit-elle pas que la prédication de l'Evangile doit avoir des résultats dans la société? Des voix ont insisté sur cette vérité; des vies se livrèrent pour l'illustrer.

John Howard (1726–1790), un ami de John Wesley, travailla infatigablement à la réforme des prisons. Une femme quaker, Elizabeth Fry (1780–1845), manifesta de façon pratique un amour profond pour les prisonniers de Newgate. Lord Shaftesbury (1801–1885) est le plus connu avec sa lutte sans fin menée contre l'exploitation des femmes et des enfants dans les mines et les usines – il avait compris la signification d'un usage charitable des richesses. John Wesley (1703–1791), pourfendeur sévère de l'esclavage, exposa franchement son opinion par des déclarations catégoriques contre les pratiques dont il était le témoin aux Etats-Unis. Lorsque John Newton (1725–1807) devint chrétien, il ne se contenta pas de mettre un terme à son activité de marchand d'esclaves, il s'éleva contre un tel commerce. Un fils de pasteur de l'Eglise anglicane, Thomas Clarkson (1760–1846), parla très ouvertement contre le marché des esclaves. Admirateur des quakers, il écrivit leur histoire.

William Wilberforce (1759–1833) put utiliser le travail de pionnier accompli par Clarkson. Pendant de nombreuses années, il s'est battu au Parlement contre le trafic des esclaves et pour la reconnaissance d'un fait fondamental devant Dieu: le Noir est un homme. C'est bien parce qu'il était chrétien que Wilberforce fut, en Angleterre, la voix la plus éminente pour protester contre le commerce des esclaves, finalement interdit en 1807. Wilberforce était mourant quand sonna l'heure de l'abolition de l'esclavage lui-même.

En effet, l'esclavage fut interdit dans toutes les colonies britanniques par une loi votée en 1833, applicable en 1834. Les contribuables anglais payèrent 20 millions de livres sterling d'indemnités aux propriétaires d'esclaves. Combien il aurait été souhaitable qu'aux Etats-Unis un chrétien illustre aussi conséquent que Wilberforce, un homme occupant un poste influent, puisse conduire à ce résultat, à ce moment-là de l'histoire, voire beaucoup plus tôt!

Dans notre critique du silence des Eglises, nous n'incluons pas, bien entendu, l'Eglise noire des Etats-Unis, qui a enrichi de bien des manières l'héritage culturel américain avec sa musique si merveilleuse. Mais elle n'avait pas le moyen de parler de l'esclavage de manière efficace, en particulier dans les Etats où il était pratiqué. Quiconque aurait tendance à minimiser la brutalité de l'esclavage pratiqué en Amérique devrait lire les Notes américaines, de Charles Dickens (1812–1870). En voulez-vous un extrait? Voici. «Les défenseurs de l'esclavage en Amérique (je n'écrirai rien sur les atrocités de ce système sans avoir de multiples et solides preuves)...» Viennent ensuite des douzaines de pages d'annonces de quotidiens, éloquentes par elles-mêmes:

«En fuite, un garçon noir de douze ans environ. Avait autour du cou une chaîne de chien sur laquelle était gravé «De Lampert». «Détenue à la prison du poste de police, jeune fille, Myra. Porte plusieurs traces de coups de fouet; a des fers aux pieds.» «Cent dollars de récompense pour un Noir, Pompoy, âgé de quarante ans. Marqué au fer chaud sur la joue gauche.» «En fuite, une négresse et deux enfants. Quelques jours avant son départ, je l'ai brûlée au fer chaud sur le côté gauche de la figure. J'ai essayé de faire la lettre M.»

Aux Etats-Unis, quelques groupements firent entendre leur voix. En tant que dénomination, l'Eglise réformée presbytérienne décida officiellement, dès 1800, qu'aucun propriétaire d'esclaves ne pourrait rester membre communiant ou y être admis.

Mentionnons aussi l'influence des réveils de George Whitefield (1714–1770) et de John Wesley, les premiers méthodistes, et, avec eux, tous ceux qui étaient des fruits de ces premiers réveils; ces chrétiens insistèrent beaucoup sur la nécessité de réformes politiques, économiques et scolaires. L'historien de Cambridge J.H. Plumb, né en 1911, a relevé qu'il n'est pas exagéré de se demander si, sans l'influence profonde exercée par les réveils de Whitefield et de Wesley, l'Angleterre aurait pu éviter une révolution semblable à la Révolution française de 1789.

 


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