L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
1. La Rome antique
Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible
Imaginez l'histoire des hommes et leur culture portées par un courant. Ce courant aurait une source: la pensée, ce monde intime et personnel qui fait de chaque individu un être unique et qui détermine ses actions, ses valeurs, sa créativité, ses décisions politiques. Si la vie personnelle des individus en est affectée, ce qui se passe dans leur esprit se répand inévitablement à l'extérieur. C'est vrai pour le ciseau de Michel-Ange. Ou pour l'épée d'un dictateur. Bien plus qu'ils ne le réalisent vraiment, les hommes agissent en fonction de présupposés. Par présupposés, nous entendons le point de vue fondamental à partir duquel une personne envisage sa vie et le monde dans lequel elle vit. Les présupposés – critères des actions et des décisions – reposent sur une interprétation personnelle de l'existence.
L'homme n'est pas simplement le produit de son environnement. Il possède également son propre «monde intérieur». Il réfléchit, il agit et il exerce une certaine influence sur le monde qui l'entoure. On peut se contenter de considérer le théâtre des actions en oubliant l'acteur principal: la pensée de l'individu, qui détermine son action, comme l'illustre bien la sentence: «Un homme est ce qu'il pense.»
La plupart des gens sont conditionnés par les présupposés de leur entourage immédiat – la famille et la société –, un peu comme un enfant est contaminé par la rougeole. Mais ceux qui réfléchissent plus attentivement adopteront leurs présupposés après avoir exploré toutes les possibilités et considéré la vérité sur le monde. Certes, plusieurs variantes subsistent dans la façon d'envisager le monde, mais un petit nombre d'entre elles sont vraiment fondamentales. Tout bien considéré, «il ne reste que peu de gens dans la chambre».
Pour faire le point dans le monde contemporain des idées, de la culture et de la politique, tentons de dégager trois lignes de l'histoire: la philosophie, la science et la religion.
Le philosophe cherche des réponses intellectuelles à ses questions fondamentales sur l'existence. Le savant, lui, a deux domaines d'investigations, la constitution physique de l'univers et l'application pratique de ses découvertes par la technologie. La direction prise par la science dépend bien de la vision philosophique du monde du savant. Enfin, les conceptions religieuses déterminent également le cours des existences individuelles, comme celui de la société.
Notre cheminement à travers l'histoire pourrait commencer par les Grecs, voire même remonter à ces trois civilisations nées autour des grands fleuves, l'Euphrate, le Nil et l'Indus. Cependant, nous partirons des Romains (et de l'influence qu'ils ont subie des Grecs), parce que leur civilisation est l'ancêtre direct du monde occidental moderne. Des premières conquêtes de la jeune république à nos jours, les conceptions juridiques et politiques des Romains ont profondément marqué la réflexion en Occident.
En dépit de sa grandeur à bien des égards, Rome demeurait incapable d'apporter une réponse durable aux problèmes se posant à tout être humain. La culture romaine a été essentiellement façonnée par la pensée des Grecs, surtout à partir de 146 av. J.-C., date de la conquête de la Grèce. Le fondement de la civilisation grecque était la polis, cette cité-Etat comprenant tous les habitants reconnus comme citoyens à part entière.
La cité fournissait le cadre et le fondement de toutes les valeurs. Ainsi Socrate (?469–399 av. J.-C.), placé devant le choix de la mort ou de l'exil, choisit la mort plutôt que le bannissement et la séparation de toutes ses références. Mais la polis allait vite apparaître comme un fondement insuffisant de la société, et elle échoua.
Les Grecs, et les Romains après eux, essayèrent également de baser leur culture sur leurs dieux, hélas malheureusement limités, sans transcendance et vus comme un prolongement de l'humanité. Songez à la statue d'Hercule, le patron d'Herculanum, ville détruite après Pompéi lors de l'éruption du Vésuve: Hercule, ivre, est en train d'uriner. Comment donc des dieux aussi limités pouvaient-ils servir de point de référence intellectuel et moral? Ils n'étaient ni permanents ni suffisamment imposants pour que l'on puisse s'en remettre à eux pour sa vie ou sa réflexion personnelle. En conséquence, le système de valeurs reposant sur ces dieux était trop fragile pour résister aux tensions de l'existence et, par trop dépendants de la société qui les avait modelés, ils s'effondrèrent avec elle. Ainsi, les tentatives gréco-romaines d'harmonie sociale fondée sur une république élitiste se soldèrent par un échec.
A l'époque de Jules César (100–44 av. J.-C.), Rome se tourna vers un système autoritaire centré sur la personne de César lui-même. Jusque-là, le Sénat s'était montré incapable de faire régner l'ordre. Des bandes armées semaient la terreur et des factions rivales, qui se disputaient le pouvoir, rendaient le gouvernement de la ville impossible. L'intérêt personnel primait sur l'intérêt communautaire... C'est donc en désespoir de cause que le peuple accepta le despotisme. Selon Plutarque (?50–120), dans ses Vies parallèles, les Romains firent de César un dictateur à vie, «dans l'espoir que le gouvernement, mis entre les mains d'un seul homme, leur permettrait enfin de respirer après tant de guerres civiles et de calamités. C'était la reconnaissance avouée d'une tyrannie, car son pouvoir était non seulement absolu, mais perpétuel.»
A la mort de César, son petit-neveu, Octave (63 av.–14 apr. J.-C.), appelé plus tard César Auguste, prit le pouvoir. Le grand poète Virgile (70–19 av. J.-C.), l'un de ses amis, écrivit l'Enéide pour montrer que le gouvernement d'Auguste était de droit divin et qu'il avait pour mission d'apporter la paix et la civilisation au monde. Auguste ayant restauré la paix à l'extérieur des frontières et dans le pays et étant respectueux des usages constitutionnels, ses compatriotes de toutes les classes sociales étaient désormais prêts à lui remettre la totalité des pouvoirs avec pour mandat de restaurer et d'assurer le fonctionnement du système politique, de l'économie et des affaires de la vie quotidienne. A partir de 12 av. J.-C., il prit la tête de la religion d'Etat et assuma le titre de Pontifex Maximus, ordonnant à tous d'adorer «l'esprit de Rome et le génie de l'empereur». Cette ordonnance devait s'étendre à tous les sujets de l'empire et, plus tard encore, les empereurs régnèrent comme des dieux sur la terre. Auguste essaya de légiférer sur la morale et la vie de famille et ses successeurs imposeront d'impressionnantes réformes juridiques et sociales. Mais un dieu humain demeure un fondement par trop dérisoire et Rome tomba.
Il est important de réaliser quel rôle peut jouer la vision du monde que l'on a sur la capacité à résister aux pressions. Ainsi, le fait que les chrétiens ont pu résister au syncrétisme religieux et aux effets de la faiblesse de la civilisation romaine en dit long sur la vigueur de la vision chrétienne du monde. Celle-ci s'appuyait sur l'existence d'un Dieu infini et personnel, qui a parlé de manière à se faire comprendre dans l'Ancien Testament d'abord, dans la vie et l'enseignement de Jésus-Christ ensuite, puis tout au long du Nouveau Testament alors en formation. Ainsi les chrétiens possédaient, d'une part, des informations sur l'univers et l'humanité que les autres hommes étaient dans l'impossibilité de découvrir par eux-mêmes et, d'autre part, disposaient de valeurs absolues et universelles leur permettant d'évaluer la société et l'Etat dans lesquels ils vivaient. Ils possédaient les assises solides garantissant la dignité fondamentale et la valeur unique de chaque personne créée à l'image de Dieu.
Dans son film Satyricon, Fellini (1920–1993) a montré, de manière peut-être inégalée et de façon frappante, les faiblesses internes de la Rome impériale. Il nous rappelle que nous ne devons pas voir cette époque avec romantisme mais plutôt considérer sa cruauté et sa décadence à un moment où la culture romaine aboutit aux conséquences logiques de sa vision du monde.
Une culture – et de surcroît une personne – fondée sur une base aussi fragile que celle de l'Empire romain pourra faire face aux pressions, mais dans la seule mesure où celles-ci ne seront pas trop fortes. Illustrons ce fait par l'exemple de ces petits ponts en dos d'âne construits par les Romains et que l'on voit encore de nos jours, un peu partout en Europe.
Pendant deux millénaires, les gens les ont franchis avec leurs chariots, sans provoquer nul dommage. Mais que se passerait-il si, de nos jours, des camions de 40 tonnes, lourdement chargés, voulaient y rouler? Les petits ponts antiques s'effondreraient, sans aucun doute! Ainsi en va-t-il des civilisations et des libertés: si la fondation est fragile et si de trop fortes pressions s'exercent, l'effondrement n'est qu'une question de temps. De très peu de temps.
La grandeur de l'Empire romain reposait sur ses dimensions et sa force militaire. Il s'étendait sur la plus grande partie du monde connu de l'époque. Ses routes rayonnaient à travers l'Europe, le Proche-Orient et l'Afrique du Nord. A La Turbie, sur les hauteurs de Monte-Carlo, un monument érigé en l'honneur de César Auguste témoigne à la fois des routes qu'il avait ouvertes au-dessus de la Méditerranée et de sa victoire sur les Gaulois.
Dans leur conquête pour l'extension de l'empire, les légions romaines avaient traversé Augusta Praetoria, en Italie du Nord (aujourd'hui Aoste), franchi les Alpes, et étaient descendues la vallée du Rhône, en Suisse, au pied des dents du Midi, pour atteindre finalement l'emplacement de la ville actuelle de Vevey.
Pendant un certain temps, les Helvètes (des Celtes occupant la majeure partie de la Suisse contemporaine) tinrent les troupes romaines en échec et les firent même passer sous leur joug.
Aux Musée des beaux-arts de Lausanne, une toile du peintre suisse Charles Gleyre (1806–1874) montre les soldats romains courbés pour passer sous un joug, les mains liées derrière le dos. Mais cette résistance des Helvètes fut temporaire et, bien vite, les légions romaines reprirent le dessus. Rien – ni le terrain difficile ni la valeur des troupes ennemies – ne pouvait longtemps contenir la marche victorieuse des conquérants romains vers la capitale des Helvètes, Aventicum!
J'ai une affection particulière pour Avenches, où se trouvent quelques-unes des ruines romaines du nord des Alpes que je préfère. A une certaine époque, 40'000 Romains y habitaient, mais peut-être cette estimation était-elle un peu élevée. De nos jours, les ruines dominent les champs de blé. On imagine aisément un légionnaire romain rentrant à la maison, le pas lourd, après les guerres harassantes du nord de l'Europe. Il monte sur la colline et regarde la ville. A ses pieds s'étend une petite Rome, avec son amphithéâtre et ses temples.
Aventicum reflétait la vie de Rome. Son opulence d'abord, comme en témoigne le buste en or de Marc Aurèle mis au jour par les archéologues. Ensuite, la progression du christianisme à Aventicum est confirmée par les études des chercheurs : alors que les Romains incinéraient leurs morts, les chrétiens enterraient les leurs.
On peut trouver ailleurs dans l'empire des monuments semblables à ceux de La Turbie, d'Aoste et d'Avenches, du Mur d'Hadrien construit pour contenir les Scots (trop valeureux pour être conquis!) aux forteresses romaines du Rhin, de l'Afrique du Nord, de l'Euphrate et de la mer Caspienne.
Les scènes de la ville de Rome respiraient la cruauté. Les gens venaient s'asseoir sur les gradins du Colisée pour assister aux combats des gladiateurs et voir des chrétiens être jetés en pâture aux fauves.
Mais pourquoi seuls les chrétiens étaient-ils conduits au supplice, alors que des religions de toutes sortes se développaient à travers l'empire, comme le culte de Mithra, forme populaire du zoroastrisme persan qui avait gagné Rome vers 67 av. J.-C.? La liberté de culte existait dans la mesure où la religion vénérée ne mettait pas en danger l'unité de l'empire, centrée sur le culte formel à César. L'adoration du Christ n'était pas le motif de la condamnation des chrétiens. S'ils furent tués, c'est parce qu'ils étaient des rebelles, surtout après leur exclusion progressive des synagogues qui leur fit perdre l'immunité accordée aux Juifs depuis l'époque de Jules César.
Leur rébellion peut être qualifiée de deux manières. Premièrement, ils rendaient un culte à Jésus et ils adoraient le Dieu unique, infini et personnel, à l'exclusion de tout autre. Les empereurs ne pouvaient accepter une telle attitude, considérée comme une trahison menaçant l'unité de l'Etat, surtout au cours du IIIe siècle. A partir du règne de Dioclétien (284–305), beaucoup de membres de la haute société se convertirent au christianisme; si ces nouveaux chrétiens avaient accepté de rendre un culte à Jésus et à César, ils n'auraient, bien entendu, connu aucun problème... mais ils rejetaient toute forme de syncrétisme. Ils servaient le Dieu qui s'est révélé lui-même dans l'Ancien Testament, par le Christ et par les écrits du Nouveau Testament. Ils ne toléraient en conséquence aucun amalgame: toutes les autres divinités étaient des faux dieux!
Deuxièmement, un gouvernement totalitaire, ou un Etat totalitaire, ne saurait tolérer des gens disposant d'une norme absolue leur permettant de juger sa politique. Or, la révélation divine donnait aux chrétiens cet absolu, ce standard universel par lequel ils évaluaient non seulement les mœurs personnelles, mais l'Etat lui-même. Ils devenaient donc les ennemis du régime totalitaire de Rome et, par conséquent, ils devaient être livrés aux lions.
Plus l'empire déclinait, plus les Romains cherchaient à satisfaire leur goût de la violence et à assouvir leur sensualité. Leur sexualité effrénée le montre bien. Ainsi à Pompéi, un siècle environ après la disparition de la république, le culte du phallus jouait un rôle considérable. Des statues et des peintures d'une sexualité débridée décoraient les maisons des riches. Certes, ce n'était pas le seul sujet de l'art dans cette ville, mais sa présence s'étalait partout, sans retenue et avec une criarde vulgarité.
Bien que l'empereur Constantin ait mis fin aux persécutions des chrétiens et rendu leur existence légale en 313, avant que le christianisme devienne, dès 381, la religion officielle de l'empire, la majorité du peuple continuait de suivre ses coutumes traditionnelles. Le Bas-Empire est essentiellement caractérisé par une apathie croissante, comme le démontre l'absence de créativité dans le monde des arts. L'Arc de Constantin, à Rome, datant du IVe siècle, est typique de la décadence de l'art officiel et il contraste tristement avec les monuments du Ile siècle. L'élite s'était désintéressée des recherches intellectuelles pour ne s'occuper que de la vie sociale. L'art officiel était décadent et la musique devenait pompeuse. Même les portraits représentés sur les pièces de monnaie étaient de mauvaise qualité.
Avec l'aggravation de ta crise économique, accentuée par une inflation galopante et le coût du gouvernement, l'autoritarisme du régime croissait pour faire face à l'engourdissement général de la population et à la paresse, au détriment des libertés individuelles. Des lois furent édictées, liant les petits paysans à leur terre. Ainsi, en raison des résultats de cette apathie généralisée et d'un contrôle étatique de plus en plus tyrannique, peu de gens jugèrent nécessaire de sauver la vieille civilisation.
La chute de Rome n'est pas la conséquence de facteurs extérieurs telles les grandes invasions barbares, mais bien plutôt du manque de profondeur des fondements de cette civilisation: les Barbares n'ont fait que donner le coup de grâce et, progressivement, Rome devint une ruine.