L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible
2. Le Moyen Age
Avec la chute de Rome et les invasions survint une période d'agitation sociale, politique et intellectuelle. Les artistes du Moyen Age, pour leur part, oublièrent nombre de ces procédés techniques – telle la perspective – employés par les Romains et qui avaient rendu leur peinture et leurs mosaïques si expressives. L'art chrétien primitif, si nous pensons aux catacombes et à leurs personnages représentés sur les murs, était réaliste dans sa simplicité. Malgré toutes les limites des moyens d'expression des artistes d'alors, les hommes étaient des hommes réels vivant dans un monde réel. On peut tirer un parallèle entre le caractère vivant de l'art chrétien de l'époque et la qualité de vie du christianisme de l'Eglise primitive. Ainsi, Ambroise de Milan (339-397) et Augustin (354–430) mirent fortement l'accent sur un christianisme authentiquement biblique. Même si, par la suite, on s'en éloigna progressivement et si le changement ne tarda pas à déployer ses effets dans le monde artistique, les mosaïques de l'église arienne de Saint-Laurent de Milan (datant sans doute du milieu du Ve siècle) témoignent encore du caractère réel et non symbolique d'un art primitif qui se perpétuait.
Michael Gough, dans The Origins of Christian Art (1973), écrit que le changement réside dans la «préférence accordée au fantastique et à l'irréel plutôt qu'au réalisme naturel». Vers le milieu du Vle siècle, «les derniers vestiges de réalisme furent abandonnés». C'est la naissance de l'art byzantin, avec ses mosaïques et ses icônes guindées, stylisées et symboliques. Mais ce style avait du bon: les artistes considéraient leurs mosaïques et leurs icônes comme des témoins s'adressant au spectateur. Beaucoup d'entre eux étaient animés d'une grande piété et recherchaient les valeurs spirituelles. Voilà l'aspect positif, mais il y en a un autre, plus négatif: en illustrant leur conception de la spiritualité, ils négligèrent l'aspect naturel et l'importance de l'humanité des personnages.
L'an 395 après Jésus-Christ marque la division de l'Empire romain: une partie occidentale et une partie orientale. Le style byzantin se développa à l'est pour s'étendre progressivement à l'ouest. Cet art, d'une grande beauté, accorda de plus en plus d'importance aux seuls thèmes religieux et les personnages ne furent plus représentés comme des personnages réels mais comme des symboles. Le point culminant fut atteint aux IXe, Xe et Xle siècles, quand la peinture de la nature fut en grande partie abandonnée et, fait plus malheureux encore, quand l'élément vivant et humain disparut. Quel contraste avec les peintures des catacombes où, sous une forme simple, des gens authentiques vivaient dans un monde réel créé par Dieu!
En Occident, Ravenne fut le centre des mosaïques byzantines. Si l'empereur d'Orient Justinien, dont le règne s'étendit de 527 à 565, ne la visita jamais, il l'amena néanmoins à l'apogée de son développement. En Orient, Justinien construisit beaucoup d'églises, dont la plus renommée est Sainte-Sophie, à Constantinople, consacrée en 537. Dans ces nouvelles églises orientales, l'accent était mis sur une décoration intérieure lumineuse et colorée.
Au Vle siècle, l'Occident connut un déclin de l'instruction, bien que la croissance des ordres monastiques, progressivement organisés selon la règle de Benoît (480?–547?), favorisât un dépôt où beaucoup d'éléments du passé furent conservés. Benoît lui-même avait bâti un monastère sur le mont Cassin, à proximité de la route principale reliant Naples à Rome. Dans les monastères, on copiait et recopiait les anciens manuscrits. Les moines conservèrent ainsi la Bible et des passages des classiques grecs et romains. Mais leur activité s'étendait également à la musique ancienne, qu'ils contribuèrent à garder vivante en la répétant sans cesse. Ambroise, évêque de Milan de 374 à 397, en composa une partie. N'est-ce pas lui qui introduisit le chant antiphoné des psaumes et le chant des cantiques?
Toutefois, le christianisme originel exposé dans le Nouveau Testament fut déformé peu à peu par des éléments humanistes: autorité de l'Eglise tendant à prendre le dessus sur l'enseignement de la Bible; insistance croissante sur le fait que le salut repose sur l'effort de l'homme pour s'attribuer les mérites du Christ – et pas seulement sur l'œuvre unique du Christ! Certes, ces éléments humanistes demeuraient sensiblement différents de ceux que la Renaissance ajoutera plus tard au christianisme, mais le concept était le même: l'homme s'attribue ce qui appartient à Dieu. Jusqu'au XVIe siècle, le christianisme apparaissait essentiellement ou bien comme la réaffirmation de ces déformations de l'enseignement biblique originel, ou bien en réaction contre elles.
Ces déformations ont produit des éléments culturels nettement différents de ce que nous pourrions qualifier de culture chrétienne, ou biblique. Les études médiévales étaient dominées en partie par le souci de rechercher à quel degré les divers aspects de l'héritage de la culture occidentale, si complexe, étaient soulignés – ou atténués – selon l'attitude morale et intellectuelle adoptée par les hommes vis-à-vis du Dieu chrétien qu'ils prétendaient adorer. Il serait faux de supposer que les structures générales de pensée et de vie n'étaient pas chrétiennes du tout, même si des traits liés au paganisme local d'origine grecque, romaine ou ancestrale, étrangers au christianisme, s'y incorporaient pour en obscurcir parfois réellement les grandes données sous-jacentes.
Il ne s'agit pas, ici, d'un problème propre au Moyen Age seulement. Dès les premiers jours de l'Eglise chrétienne, alors que le christianisme constituait un mouvement très minoritaire, les chrétiens s'étaient efforcés de répondre personnellement et en communauté à la prière du Christ d'être dans le monde sans être du monde.
Sur un premier plan, il y avait là un défi à l'attitude des chrétiens vis-à-vis des biens matériels et de leur style de vie. Des générations de croyants, à la suite des apôtres Pierre et Paul, furent réputés pour leur grande générosité. Et cela, même leurs adversaires le reconnaissaient...
Sur un second plan était soulevé le problème de l'opposition de la loi de Dieu et de la volonté de l'Etat, spécialement lorsqu'elles entraient en conflit. Lors des persécutions des chrétiens, du temps des empereurs, le comportement de l'officier romain Maurice est un bel exemple de réponse possible dans une situation extrême. Recevant l'ordre de persécuter les chrétiens, Maurice remit ses insignes à son adjoint et se joignit à ses frères pour être mis à mort comme croyant, avec eux. Cela se passa en Suisse, vers 286, dans la vallée du Rhône, au pied d'une énorme falaise proche des dents du Midi. La petite ville de Saint-Maurice doit son nom à cet officier romain martyr.
Sur le plan intellectuel, en troisième lieu, la prière du Christ posa le problème de savoir s'il était édifiant ou non de lire ou de citer les auteurs classiques profanes. Tertullien (160?-222?) et Cyprien (200?–258) choisirent de ne pas le faire, mais leur position est restée minoritaire.
Dans le domaine de la musique – constatation intéressante! –, un point de vue très absolu prévalut, avec la disparition, au début du Moyen Age, de la musique romaine traditionnelle liée à des manifestations sociales et à des cérémonies religieuses païennes qui révoltaient l'Eglise. Ainsi s'éloignèrent les traditions musicales romaines.
Tout au long du Moyen Age, dont la période couvre les années 500 à 1400, nous retrouvons, dans les grandes lignes, la même réponse apportée à des questions identiques. Au sujet des biens matériels, le pendule a oscillé entre l'indifférence la plus totale et une application absolument littérale du commandement de vivre modestement en prenant soin des pauvres, des orphelins et des veuves, notamment dans l'idéal monastique du dénuement. C'est ainsi que le peuple pouvait, à l'extrême, reprocher à une cour papale sa grossière débauche. L'Evangile selon le signe de l'argent, au Xlle siècle, décrivait le pape encourageant ses cardinaux à «plumer» les plaideurs comparaissant devant la cour papale en des termes qui contrefaisaient délibérément les enseignements du Christ: «Car je vous ai donné un exemple, afin que vous aussi vous preniez des dons comme je l'ai fait.» Et encore: «Heureux les riches, car ils seront comblés! Heureux ceux qui possèdent, car ils ne s'en iront pas les mains vides! Heureux ceux qui sont dans l'abondance, car la cour de Rome est à eux !» Jean de Salisbury (1115?–1180), qui était l'ami de Thomas Becket et ne passait pas pour être un adversaire de la hiérarchie ecclésiastique, osa cependant exprimer devant le pape ce que le peuple pensait tout bas: «L'Eglise romaine, mère de toutes les Eglises, se conduit bien plus en belle-mère qu'en mère. Les scribes et les pharisiens s'y sont installés; ils mettent sur les épaules des hommes des fardeaux trop lourds à porter. Ils se couvrent de beaux habits; les tables sont chargées de plats précieux; un pauvre peut rarement obtenir d'y être admis...» Conscient de l'effet corrupteur d'une telle insistance sur la richesse, saint François (1182?–1226) interdit à ses disciples de recevoir de l'argent.
L'Eglise fit un effort pour lutter contre les effets destructeurs du prêt d'argent à des taux exorbitants, même si ses hauts dignitaires étaient loin d'atteindre la pureté. Commençant par interdire le prêt, elle essaya ensuite de limiter le taux de l'intérêt à un niveau reconnu sur le marché. Soutenue par le pouvoir civil, l'Eglise chercha également à faire respecter des prix justes: elle voulait éviter toute exploitation des individus au moyen d'un trafic égoïste ou d'un stockage de marchandises en période de disette. Le succès de ces tentatives de contrôle de l'économie au nom de l'amour du prochain paraîtra parfois discutable, mais il est difficile d'ignorer la différence entre une société qui cherche à maîtriser la cupidité et la cruauté dans le domaine économique et une société qui tend à glorifier les manipulateurs dans les affaires. L'enseignement médiéval sur les questions économiques exaltait la valeur du travail consciencieux et bien fait. La meilleure illustration en est fournie par les livres d'heures de la fin du Moyen Age, magnifiques ouvrages de prières privés dans lesquels sont décrites, mois après mois, les occupations les plus caractéristiques. Le plus connu de ces livres appartenait à Jean, duc de Berry; les auteurs en étaient les frères Linebourg, en 1415. Antérieurement, la série de bas-reliefs du campanile de Florence (début du XIVe siècle) en donne un autre exemple: l'Eglise dotait la société d'un réseau impressionnant d'hôpitaux et autres institutions charitables destinés à ceux que l'âge ou les infirmités privaient de tout travail. L'une de ces institutions fonctionne toujours à Sienne, où une série de fresques du XVe siècle, dans le quartier inférieur des femmes, après l'entrée principale, illustrent la vie d'un hôpital du Moyen Age. Tout en étant reconnaissants pour les progrès de la médecine, les patients du XXe siècle peuvent admirer le goût artistique très élevé des anciens décorateurs de l'intérieur de cet hôpital de Sienne.
De nos jours, nous attendons de l'Etat la construction des hôpitaux et l'activité charitable, et cela souligne bien le transfert phénoménal de pouvoirs en faveur de l'Etat moderne par rapport à celui du Moyen Age! Mais, fort ou faible, l'Etat a toujours posé à l'Eglise un problème, en particulier lorsqu'il s'occupe de questions morales. C'est ce qu'il nous faut examiner maintenant.
Au Moyen Age, la situation était tout à la fois plus simple et plus complexe que celle qu'avait connue l'officier romain Maurice. Plus simple, dans la mesure où l'Europe était considérée comme le royaume du Christ – la chrétienté. L'importance du baptême chrétien n'était pas seulement d'ordre spirituel, mais social et politique: il marquait l'entrée dans la société et seule une personne baptisée était considérée comme appartenant à la société européenne. En ce sens, un Juif n'était pas reconnu comme une personne. Certes, il pouvait se consacrer à des occupations proscrites, tel le prêt d'argent. Mais si l'Eglise baptisait ou consacrait l'Etat, le problème de conscience devenait plus aigu, un gouvernement apparemment en harmonie avec la société pouvant très bien la trahir en toute impunité. Naturellement, cela était – et demeure – également vrai pour l'Eglise en tant qu'organisation.
La meilleure étude artistique médiévale sur ce sujet est probablement Les Allégories du bon et du mauvais gouvernement, d'Ambrogio Lorenzetti (vers 1290–1348), peintes dans la salle du conseil du Grand Palais public, l'hôtel de ville de Sienne. Lorenzetti fait une distinction très nette entre bon et mauvais gouvernement: d'un côté, il montre le diable présidant à tous les vices destructeurs de la société et, de l'autre, les vertus chrétiennes, d'où découlent toutes les activités, tel le travail consciencieux, susceptibles de manifester l'unité entre les hommes et Dieu. Si nous pensons à cette époque, il est intéressant de voir que l'un des signes indiqués pour caractériser un bon gouvernement est le fait qu'une femme peut circuler seule dans la rue, en toute sécurité. Avec un mauvais gouvernement, elle courrait le risque d'être attaquée, dévalisée, voire enlevée. Toutefois – et le peintre en savait assez sur la vie politique agitée de la ville de Sienne –, si les origines du bien et du mal étaient distinctes, leurs conséquences étaient mélangées sur le plan humain et formaient un amas plus ou moins embrouillé de bonnes et de mauvaises intentions.
Si nous examinons la situation réelle prévalant au Moyen Age, nous observons le même mélange en ce qui concerne le pouvoir de l'Etat au point de vue financier. L'Eglise produisait bien des modèles efficaces d'organisation économique et politique, mais elle était si liée à d'autres institutions médiévales qu'il lui était souvent difficile d'être le sel de la société. Par exemple, l'administration des domaines et les diverses formes de défrichement du sol étaient principalement exercées par les ordres monastiques qui, à leurs débuts, ne se consacraient pas aux profits mais à la pauvreté. Il en est de même si nous cherchons un vrai modèle de monarchie centralisatrice assistée d'un appareil bureaucratique efficace: nous n'avons pas à chercher plus loin que la cour ecclésiastique de Rome. Le pape, appelé le serviteur des serviteurs, était, par une ironie rare, le plus puissant monarque médiéval à l'apogée de son pouvoir, entre 1100 et 1300.
L'Eglise et l'Etat seraient caricaturés si nous en restions là, car tout en étant un exemple de pouvoir absolu, l'Eglise constituait un défi impressionnant, mais en fin de compte entravé, à la monarchie personnelle. On connaît les assemblées parlementaires du Moyen Age, mais on ne réalise pas toujours que le mouvement conciliaire de la fin de l'époque médiévale était, lui aussi, un agent de décentralisation important. En effet, le mouvement conciliaire appuya la renaissance de l'idée que la véritable autorité dans l'Eglise ne repose pas sur un évêque, le pape, mais sur tous les évêques réunis en concile. Mettant ainsi fin à une période scandaleuse de l'histoire de l'Eglise, le Concile de Constance, de 1414 à 1418, déposa trois papes rivaux, en même temps qu'il affirmait que le concile tirait son autorité directement du Christ. Et c'est à cette autorité que tous les hommes – y compris le pape – devaient se soumettre pour les questions de foi et de réforme de l'Eglise. Mais le mouvement conciliaire ne tarda pas à dépérir et à disparaître devant le triomphe du principe monarchique – opposé à celui du gouvernement représentatif – au sein de l'Eglise de Rome.
Mais, paradoxalement, dans ses démêlés fréquents avec le pouvoir civil au sujet de la frontière entre son pouvoir et celui de l'Etat, l'Eglise avait favorisé, en théorie politique, le développement d'une tradition qui soulignait le principe de la responsabilité limitée du gouvernement. Autrement dit, il y a une limite au pouvoir civil – c'est une limite ecclésiastique – et le thème de la royauté équilibrée par le sacerdoce et le prophétisme est important dans les statues de nombreuses cathédrales gothiques, dont celle de Chartres.
Cette analyse resterait incomplète sans un examen de la relation entre la pensée chrétienne et la pensée classique. Les écrits des penseurs grecs et romains, si influents sur la culture à partir de la Renaissance, avaient été conservés, lus et discutés par des intellectuels du Moyen Age.
Alors, quel usage le Moyen Age a-t-il fait de son héritage de culture païenne?
Cyprien, Tertullien et d'autres chrétiens des premiers siècles avaient complètement rejeté cet héritage. Mais cette attitude était-elle conforme à celle de l'apôtre Paul, qui n'hésitait pas à citer, à sa convenance, les auteurs grecs et qui savait raisonner avec cette subtilité acquise à l'école du grand rabbin Gamaliel (mort en 70 après Jésus-Christ), petit-fils du prestigieux rabbin Hillel (70 av.–10 apr. J.-C.)? Ambroise, Jérôme (347–419) et Augustin, suivant en cela Paul plutôt que Tertullien, ont appris à apprécier et à utiliser les connaissances classiques. Mieux encore, ils se mirent à les maîtriser dans le contexte d'un majestueux programme d'éducation chrétienne qui devint le modèle général adopté jusqu'à la Renaissance. Mais s'il est vrai qu'une foi chrétienne robuste était à même d'utiliser les connaissances non chrétiennes sans faire de compromis, les formes de pensée grecque et romaine pouvaient très aisément se glisser au travers des lézardes et des tissures d'une foi fondée de moins en moins sur la Bible et de plus en plus sur l'autorité des déclarations de l'Eglise. Au Xllle siècle, le grand Thomas d'Aquin (1225–1274) avait déjà commencé, avec son respect pour Aristote (384–322 av. J.-C.), à ouvrir la porte à la tendance qui plaçait la révélation et la raison humaine sur un pied d'égalité.
Pour réaliser ses chefs-d'œuvre artistiques les plus prestigieux, l'Eglise, universelle dans son contexte européen, a travaillé avec la société et ses dirigeants. C'est tout à fait évident avec l'une des figures de proue du Moyen Age, Charlemagne (742–814), et dans le cadre de la culture carolingienne.
Charlemagne, fils de Pépin le Bref, devint roi des Francs en 768 et fut couronné empereur par le pape Léon III, à Rome, le jour de Noël 800. Homme extraordinaire, doué d'une énergie considérable, grand combattant constamment en campagne, son couronnement par le pape comme empereur, à la manière romaine, eut lieu tout naturellement après qu'il se fut assuré le contrôle des territoires de l'Europe occidentale appartenant auparavant à l'Empire romain. En retour, Charlemagne consolida l'Eglise de bien des manières, notamment en accordant au pape une base territoriale importante en Italie et en soutenant les missionnaires anglo-saxons dans les territoires conquis, en particulier au milieu des tribus germaniques. La dîme, rendue obligatoire, procura des fonds pour édifier l'administration de l'Eglise. Il construisit également des églises impressionnantes, dont la chapelle Palatine, consacrée en 805, à Aix-la-Chapelle, en Allemagne, où il vécut dans sa vieillesse.
A l'époque de Charlemagne, l'Eglise s'affirma culturellement sur un plan plus vaste encore: son pouvoir se mit à coexister avec celui de l'Etat, et les deux domaines s'enrichirent mutuellement. On encourageait les savants et, bien que leurs travaux ne fussent pas très originaux, leur zèle, leur enthousiasme, la diffusion systématique de leurs idées exerçaient une action stimulante. Des érudits vinrent de toute l'Europe à la cour de Charlemagne. Alcuin (735-804) fit le voyage depuis York, en Angleterre septentrionale, à l'âge de 50 ans. Devenu le conseiller de Charlemagne, il dirigea l'école du palais à Aix-la-Chapelle et attira auprès de lui un grand nombre de savants. Charlemagne invita à la cour les chanteurs de Rome et fonda une école de chant qu'il dirigea lui-même. En un mot, Charlemagne et les lettrés de sa cour, membres du clergé, ont jeté les bases de l'unité des idées à travers l'Europe occidentale. L'invention de la belle écriture minuscule carolingienne, largement répandue, contribua à cette unité. Cependant, tout le monde n'était pas instruit. Il semble bien que Charlemagne lui-même, qui pourtant avait appris à lire, ne savait pas écrire!
Un réveil artistique accompagna le renouveau de l'instruction lié à la période carolingienne et, au cours des siècles suivants, la valeur et l'élégance des bijoux, des objets de piété et des livres suscitaient l'admiration. La plupart de ces objets, dont un talisman de Charlemagne contenant une relique et une reliure en ivoire représentant la crucifixion, soulignent l'orientation religieuse de l'art de l'époque.
En étudiant la culture du Moyen Age, n'oublions pas la musique. Grégoire 1er, dont le pontificat s'étendit de 590 à 604, fit un tout systématique de la musique de l'Eglise occidentale. Cette musique, impersonnelle, mystique et détachée du monde, porte son nom: le plain-chant grégorien, à une seule partie.
De 1100 à 1300, on eut les troubadours (terme qui signifie inventeurs, découvreurs), poètes-musiciens aristocratiques du midi de la France. Ils furent les premiers à rendre la musique profane florissante.
La période s'étendant de 1150 à 1300 fut tout à fait distincte au point de vue matériel: on l'appelle l'ars antiqua et elle donna naissance à diverses formes de compositions polyphoniques. Les instruments utilisés au Moyen Age étaient le psaltérion, la flûte, le chalumeau (instrument à vent à deux anches de la famille du hautbois), la trompette, le tambour et la cornemuse, très populaire, très répandue. Dans les églises, on trouvait aussi les grandes orgues. D'autres orgues existaient, plus petits et transportables.
Avec la naissance, au XIVe siècle, en France et en Italie, de l'ars nova, les compositeurs commenceront à être connus par leur nom. Guillaume de Machaut (vers 1300–1377), chanoine de la cathédrale de Reims, est le principal représentant de la musique ars nova en France. En Italie, Francesco Landini (1325-1397), de Florence, est le musicien italien le plus célèbre du XIVe siècle.
Si nous parlons des chefs-d'œuvre artistiques et de l'éveil progressif de la pensée culturelle du Moyen Age, il est impossible de ne pas penser à l'architecture. Commençons par le premier grand style médiéval, l'art roman du XIe siècle, dont les caractéristiques sont les arcs en plein cintre, les murs épais et les intérieurs sombres. L'architecture a fait un bond en avant avec les premiers développements du style roman. L'art roman, comme son nom l'indique, se référait aux styles romains antérieurs; un bon nombre d'églises carolingiennes en dépendent, comme la chapelle Palatine, du IXe siècle, à laquelle servirent de modèle l'église Santa Vitale, de Ravenne, du VIe siècle, et des églises chrétiennes primitives comme Saint-Paul-hors-les-Murs, à Rome, datant du IVe siècle. En Italie, les architectes restèrent servilement liés à l'ancien type romain, comme pour Saint-Marc, à Venise, église romano-byzantine dont le plan remontait au Xllle siècle. En revanche, dans les églises françaises et anglaises, on peut discerner une adaptation créatrice d'où est sorti le style roman et non plus seulement le style romain. On en a des exemples en France avec les églises abbatiales de Vézelay (Xle et Xlle siècles) et du Fontevrault (Xlle siècle).
L'an 1066 est une date capitale pour l'Angleterre, avec l'invasion normande. La chapelle de Saint-Jean, dans la tour Blanche de la Tour de Londres, fut construite vers 1080. La cathédrale de Winchester fut édifiée entre 1079 et 1093 et celle de Durham fut commencée en 1093. Cette dernière présente l'un des premiers exemples de voûte à membrures: lorsqu'on lève les yeux en suivant les colonnes, le regard se fixe sur les membrures du plafond. Ainsi se préparait le terrain pour l'architecture gothique postérieure.
En 1140, l'abbé Suger dirigea la construction de l'abbaye de Saint- Denis, située aujourd'hui dans un faubourg plutôt triste de Paris. C'est avec cette abbaye, l'une des merveilles du monde, que naquit le style gothique, avec ses ogives, l'entrée de la lumière au travers de grandes et hautes fenêtres et sa claire-voie, les fenêtres étant placées à bonne hauteur sur les murs, ce qui permet à la lumière de descendre à flots. Il se produisit alors un nouveau bond en avant de la culture du Moyen Age. C'est aussi du gothique qu'est venu ce chef-d'œuvre qu'est la rosace ainsi que les arcs-boutants. Ces derniers, absorbant le poids de la poussée extérieure des murs provoquée par le poids de la toiture, permirent aux murs d'être plus légers et aux fenêtres plus vastes. Nous admirons le gothique dans toute sa pureté dans la cathédrale de Chartres, commencée en 1194: l'ogive, l'arc-boutant et la voûte à membrures. Nous avons aussi à Chartres de beaux exemples des progrès de la sculpture, en particulier sur la façade occidentale. On peut fixer les dates du gothique primitif de 1150 à 1250 et celles du gothique tardif, plus décoré, surtout en Angleterre, de 1250 à 1500.
On trouve à Florence des traces du gothique à partir du Xllle siècle. Arnolfo (vers 1245–1302) travailla au Palazzo Vecchio (vieux palais) à partir de 1266 et commença la cathédrale en 1294, dans le style gothique. Bien que le style florentin n'atteignît pas le plein épanouissement du gothique, le gothique primitif d'Europe du Nord exerça sur lui son influence. Santa Trinita (deuxième moitié du XIIIe siècle), Santa Maria Novella (1278–1360), Santa Croce (commencée en 1295) furent toutes construites en style gothique, et la Loggia (1376 – 1382) en gothique tardif. Le Baptistère est roman, mais les panneaux de bronze de la porte sud (1330–1336), exécutés par Andrea Pisano (1290?–1348), ami de Giotto (1266?-1337), sont gothiques. Sur la porte nord, exécutée par Lorenzo Ghiberti (1378–1455) entre 1403 et 1424, l'artiste employa la technique gothique pour les panneaux, mais il prit plus de liberté pour les sujets qui sont à l'intérieur des panneaux. Lorsque Ghiberti arriva au magnifique portail est (1425–1452), appelé par Michel-Ange la porte d'or du paradis, les formes gothiques avaient complètement disparu: c'était l'épanouissement de la Renaissance. La transition entre la période gothique et la Renaissance est visible et nettement perceptible sur ces magnifiques portes du Baptistère.
Au moment du passage du roman au gothique, la mariologie commença à se développer dans l'Eglise. A la différence des églises romanes, les églises gothiques de France étaient essentiellement dédiées à la Vierge. Ici encore, nous voyons et nous sentons une tension croissante: les douleurs de l'enfantement du Moyen Age furent caractérisées par un réveil de la culture, de la vie intellectuelle et de la piété. Mais en même temps, l'Eglise continuait à s'éloigner de l'enseignement du christianisme primitif, avec des entorses de plus en plus nombreuses à la doctrine biblique. Dès lors et jussqu'à nos jours, deux tendances vont marquer la pensée européenne: les éléments humanistes de la Renaissance et l'enseignement de la Réformation, basé sur la Bible.
Nous devons éviter les préjugés des humanistes de la Renaissance et du Siècle des lumières, pour qui l'obscurité la plus complète régnait avant la Renaissance: tout ce qui est bon est né avec l'humanisme moderne! Il est plus convenable de voir, avec la fin du Moyen Age, les douleurs de l'enfantement du monde moderne. Tout en admettant que la Renaissance fut une période riche et merveilleuse, nous ne devons pas penser que tout ce qu'elle produisit fut bon pour l'homme.
Dès la seconde moitié du Xle siècle et tout au long du XIIe furent jetées les bases d'un développement économique qui conduira à l'apogée de la culture médiévale, au XIIIe siècle: croissance de la population, création de villages, construction de villes selon un plan d'urbanisme pratique. Vers 1100, la grosse charrue marqua le point de départ d'une véritable révolution agricole. Même les Croisades contribuèrent au développement économique...
Le commerce des villes italiennes avec l'Orient était florissant et la Flandre s'enrichit grâce aux textiles. Progressivement, les cités s'affranchirent des contraintes féodales, manifestant ainsi leur liberté politique. C'est l'époque des superbes hôtels de ville des XIVe et XVe siècles!
Dès la fin du XIIIe siècle apparaissent les premières universités, à Paris, Orléans, Toulouse, Montpellier, Cambridge, Oxford, Padoue, Bologne, Naples, Salerne, Salamanque, Coïmbre, Lisbonne. Elles offraient un enseignement qui n'était pas strictement clérical. Les langues vernaculaires furent utilisées pour l'écriture: ainsi, on traduisit des extraits de la Bible en français. Au XIe et au XIIe siècle, les proclamations de la paix de Dieu, puis de la trêve de Dieu, en dépit de leur succès contestable, contribuèrent à limiter les guerres entre nobles. Les architectures romane et gothique marquèrent des signes d'ouverture dans les annales de la pensée et les réalisations humaines.
Une telle transformation de la société mérite bien le nom de Renaissance. Certes, ce ne fut pas la nouvelle naissance de l'homme, mais la naissance d'une pensée nouvelle sur l'homme qui le plaça au centre de toutes choses. Ce changement s'exprima dans les arts. La signification du mot Renaissance, au sens de nouvelle naissance, appliqué à l'histoire politique, économique ou sociale de cette époque n'est pas aussi évidente, même si des changements de mentalité ont eu un impact sur tous les aspects de la vie. Mais, même si le mot peut être employé sans restriction, il n'implique pas que tous les aspects de cette renaissance furent bénéfiques pour l'humanité.
Pour comprendre l'impact de la Renaissance aux XIVe, XVe et XVIe siècles, il faut en examiner les événements précurseurs, notamment les antécédents philosophiques du Moyen Age, telle la pensée de Thomas d'Aquin.
Thomas d'Aquin, dominicain, étudia aux Universités de Naples et de Paris, avant d'enseigner à Paris précisément. Il fut le plus grand théologien de son époque. Sa pensée domine encore dans certains milieux de l'Eglise catholique romaine et sa contribution à l'histoire de la pensée occidentale est très importante.
La conception de la chute, chez Thomas d'Aquin, est partielle. Il reconnaissait, c'est vrai, que l'homme s'était révolté contre Dieu, mais sans que son intelligence fût corrompue; la chute n'affecte pas l'homme dans sa totalité, et il lui reste toujours la possibilité de s'appuyer sur sa sagesse et de mélanger les enseignements de la Bible avec ceux des philosophes non chrétiens.
Ce point de vue est remarquablement illustré par une fresque peinte en 1365 par Andrea de Florence (mort en 1377) dans la chapelle espagnole de Santa Maria Novella, à Florence. Thomas d'Aquin est assis sur un trône situé au centre de la fresque. Plus bas, Aristote, Cicéron (106–43 av. J.-C.), Ptolémée, dont l'activité fut intense de 121 à 151 après Jésus-Christ, Euclide (vers 300 av. J.-C.) et Pythagore (né vers 580 av. J.-C.) figurent tous dans la même catégorie qu'Augustin. En conséquence, la philosophie se sépara peu à peu de la révélation biblique et les philosophes se mirent à agir de manière de plus en plus indépendante – autonome.
L'un des plus grands philosophes grecs, Aristote (384?–322 av. J.-C.), a sensiblement influencé Thomas d'Aquin. Malgré l'interdiction, par le pape Urbain IV en 1263, de l'étude d'Aristote dans les universités, Thomas d'Aquin parvint à le faire accepter, redonnant ainsi la première place à la philosophie non chrétienne.
Pour mieux mesurer le résultat de la position adoptée par Thomas d'Aquin, il vaut la peine de regarder le tableau L'Ecole d'Athènes (vers 1510), de Raphaël (1483–1 520). On comprend alors quelques-unes des discussions et des influences pendant la Renaissance. Cette fresque se trouve au Vatican. Raphaël y a figuré Platon un doigt pointé vers le haut, vers l'absolu et l'idéal. En revanche, Aristote est dépeint les doigts largement écartés et dirigés résolument vers la terre: il a mis l'accent sur les particuliers. Nous appelons particuliers les éléments qui nous entourent, pris un à un. Une chaise est un particulier, de même que chaque molécule composant la chaise, et ainsi de suite. Une personne est un particulier – vous êtes donc un particulier. Thomas d'Aquin introduisit cette insistance aristotélicienne sur les choses individuelles – les particuliers – dans la philosophie de la fin du Moyen Age, mettant ainsi en place les éléments humanistes de la Renaissance, avec les problèmes fondamentaux qui en découlaient.
On pose souvent le problème de l'opposition de la nature et de la grâce. Si l'on prend comme point de départ l'homme seulement et les choses individuelles du monde (les particuliers), la difficulté consiste à trouver une signification finale et satisfaisante pour les choses individuelles – la chose individuelle la plus importante pour l'homme étant l'homme lui-même! S'il n'y a pas de signification finale pour une personne (pour moi qui suis un individu), à quoi sert la vie? Sur quoi donc seront basées la morale, l'échelle des valeurs, la loi? Et si, enfin, on prend comme point de départ des actes individuels, et non un absolu, où trouvera-t-on une certitude au sujet du caractère bon ou mauvais d'une action individuelle? On peut représenter la tension – ou le problème – de la nature et de la grâce de la façon suivante:
La grâce, le niveau supérieur – Dieu le Créateur
le ciel et les choses célestes
l'invisible et son influence sur la terre
Unité: des universels ou des absolus donnant
à l'existence et à la morale leur signification.
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La nature, le niveau inférieur – ce qui a été créé
la terre et les choses terrestres
le domaine du visible et ce qui arrive normalement
dans l'univers avec la cause et l'effet
Diversité: des choses individuelles, les particuliers,
ou les actes individuels de l'homme.
Avec l'homme comme point de départ, l'humanisme, depuis la Renaissance, n'a pas trouvé de chemin, pour arriver à l'universel et à l'absolu, capable de donner une signification à l'existence et à la morale.
L'enseignement de Thomas d'Aquin a eu un aspect positif: avant lui, on insistait peu sur le monde normal et quotidien et sur notre relation avec lui – et c'est certainement important, puisque Dieu a créé le monde! Au milieu du XIIIe siècle, certains sculpteurs gothiques avaient commencé à façonner des feuilles, des fleurs, des oiseaux avec une apparence plus naturelle. Grâce à Thomas d'Aquin, on donna désormais au monde, et à la place de l'homme dans le monde, une plus grande importance.
En revanche, l'aspect négatif de son enseignement fut la tendance à rendre indépendantes, autonomes, les choses individuelles, les particuliers, avec pour conséquence, progressivement, la perte de la signification des particuliers. (Un peu comme si les choses individuelles – les particuliers – étaient graduellement devenues le tout, absorbant ainsi toute signification, jusqu'à la disparition de la signification elle-même.)
Pour résumer, deux éléments ont donc servi de fondement à la suite du déroulement de l'histoire. Premièrement, l'éveil graduel de la pensée culturelle et de la piété du Moyen Age et, deuxièmement, une déformation grandissante de l'enseignement de la Bible et de l'Eglise primitive. Des éléments humanistes avaient fait leur apparition. Des exemples: l'autorité de l'Eglise prenait le pas sur la Bible; la pensée que l'homme déchu pouvait revenir à Dieu en s'appropriant par lui-même les mérites du Christ; l'existence d'un mélange entre la pensée chrétienne et l'ancienne pensée non chrétienne (l'insistance de Thomas d'Aquin sur Aristote). Les hommes pouvaient désormais se considérer comme étant autonomes et, ainsi, le centre de toutes choses.
Mais il devait y avoir, bientôt, des signes d'une réaction contre les déformations de la Renaissance. Certains mouvements s'étaient déjà manifestés, mais une étape importante fut franchie quand un professeur d'Oxford, John Wycliff (environ 1320–1384), enseigna que la Bible est l'autorité suprême et en publia une traduction en langue anglaise. Sa voix fut entendue au travers de toute l'Europe. Jan Hus (vers 1371–1415), influencé par Wycliffe, parla lui aussi sans détour: la Bible étant l'autorité souveraine, Hus insista sur un retour à l'Ecriture et à l'Eglise primitive et sur la conversion de l'homme à Dieu grâce à la seule oeuvre du Christ. Wycliffe et Hus s'écartaient de l'humanisme qui s'était infiltré dans l'Eglise.
La voie était maintenant ouverte à deux mouvements encore influents de nos jours: des éléments humanistes, avec la Renaissance, et le christianisme biblique, avec la Réformation.