Une année belle comme un camion… un camion à benne !
C’est affreux quand quelque chose vous préoccupe de ne pas avoir une âme à laquelle vous décharger. Tu sais ce que je veux dire. Je raconte à mon piano les choses que je te disais.
- Chopin
Le principal fruit de l’amitié est qu’elle fournit continuellement l’occasion de se décharger du fardeau de ces pensées souvent affligeantes que font naître et renaître sans cesse les passions qui nous rongent, en un mot, de soulager son cœur.
- Francis Bacon
Déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, car il prend soin de vous.
- 1 Pierre 5:7
Au volant de mon petit véhicule de tourisme, j’avance au pas, en suivant un monstrueux camion à benne rempli jusqu’à déborder de déchets en tous genres. Ses énormes roues jumelles écrasées, déformées par la charge, il peine dans la montée. J’ai le sentiment que quelques kilos supplémentaires pourraient briser ses essieux. Il continue pourtant et aborde la descente avant de franchir les grilles de la déchèterie. Je le suis et descends de voiture pour jeter mes journaux, mon carton et quelques cannettes de verre. Je le vois, derrière les containers, reculer précautionneusement avant de soulever sa benne. Il bande ses muscles, comprenez « ses vérins d’acier brillant » et son chargement peu ragoutant glisse au sol; quelques mouvements brusques et saccadés finissent de le vider. En douceur à présent, la benne redescend et il repart charger à nouveau sa hotte de père Noël éboueur. Il roule tout près de moi et je constate que les pneus écrasés qui m’inquiétaient tout à l’heure sont maintenant bien réguliers; il franchit la colline sans le moindre effort et disparaît de ma vue. Je m’interroge: pourquoi moi, qui ne prête aucune attention aux belles voitures, qui peste contre les engins motorisés et qui, de façon générale déteste les sports mécaniques, je suis presque ému aux larmes par ce mastodonte gris, poussiéreux et probablement puant ?
La réponse me percute comme… un camion ! Oui, vous l’avez deviné, je lui ressemble un peu, mais surtout j’aimerais lui ressembler beaucoup plus.
Attendez ! Laissez-moi m’expliquer avant de me prendre de force un rendez-vous chez un psy.
S’il est vrai que ce monde recèle des merveilles et de la beauté cachée là où on ne l’imagine pas, il est tout aussi vrai que les motifs de tristesse, de peur, d’indignation, d’incompréhension ne manquent pas non plus. Détresse de ceux qui nous entourent, difficultés personnelles, matérielles, physiques ou intérieures, situations révoltantes au niveau planétaire, quelle que soit l’échelle, les raisons d’être alourdis sont innombrables.
Conscients de cette réalité, nous pouvons faire l’autruche, vivre dans l’étourdissement, bannir l’empathie et la compassion, mettre de côté la bienveillance et la sollicitude, mais cela ne nous mènera pas bien loin…
Nous pouvons aussi choisir de prendre une part de cette charge, ouvrir nos oreilles, nos mains et nos cœurs à la douleur de ceux que nous côtoyons, sans parler de toutes les pesanteurs qui montent directement de notre âme, et accepter de faire un bout de chemin en les portant. Mais nous savons tous ce qui se passe si nous nous engageons dans cette voie sans savoir comment évacuer ces fardeaux écrasants…
Vous commencez à comprendre ce qui m’a ému chez mon « frère camion ». Apte à accueillir une lourde cargaison, il connaît la route de la déchèterie, il est équipé pour soulever sa benne et vider ses saletés.
Qu’en est-il de nous ? Savons-nous le chemin de la « décharge de l’amitié » ? Avons-nous — si ce n’est deux ou trois — au moins une paire d’oreilles capables de tout entendre sans nous juger ? Sommes-nous pour un ou deux autres ce lieu de soulagement où ils peuvent déballer leur sac, leur cœur, leurs tripes et tout le reste ?
Mais même si nous faisons partie des privilégiés qui disposent d’un refuge d’amitié, il est des charges qu’aucune oreille humaine, aucune bonne volonté ne peut nous enlever. Nous pouvons, comme l’ami Chopin, essayer d’en diluer une partie dans des notes de musique, dans les couleurs d’un tableau, dans quelques phrases couchées sur du papier, mais cela aussi a ses limites.
Il nous reste alors l’ultime dépotoir, la décharge sans limites où aucun déchet, aucun rebut n’est trop pollué, trop sale, trop noir, trop lourd pour ne pas y être accepté. Cet infâme terrain vague est paradoxalement un endroit sublime, le cœur immense et percé d’un Homme-Dieu qui a poussé l’Amour jusqu’à prendre sur lui la totalité du mal et de la noirceur que notre malodorante race humaine a pu produire et produira dans l’espace-temps qui nous reste. Non seulement il accepte tout, mais en plus il prend soin de nous, il l’a promis.
Mon souhait pour 2022, aussi étrange qu’il puisse vous paraître, est que nous sachions, que nous apprenions, que nous nous encouragions à nous aider les uns les autres, à grandir dans l’amitié, mais par-dessus tout à nous décharger sur Celui qui seul peut délivrer nos âmes de la pesanteur du mal et de ses effluves.
P.S: J’allais oublier, Lui n’en sera pas souillé, il a ce pouvoir magique, disons plutôt divin, de rendre pur et propre tout ce qu’il touche. N’ayons donc aucune retenue, aucune peur mal placée de lui apporter trop de déchets, il est l’inventeur de la photosynthèse, il n’y a rien qu’il ne sache recycler.
Je vous souhaite une nouvelle année belle… comme un camion à benne !
Signé: Un vieux camion cabossé qui a appris à aimer le chemin de la décharge…
Philip
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