La fille du roi de la mer
Chapitre 12: LE SOURIRE D'ODETTE
Eric était installé au château de Hauterive. Le château, incendié par les Normands deux ans et demi auparavant, n'avait pas brûlé entièrement. Le donjon, résidence du châtelain et de sa famille, avait été épargné par le feu, deux des tours et une partie des remparts avaient résisté à l'assaut des flammes. La comtesse avait fait reconstruire les communs, et elle avait entrepris de faire relever les remparts. Faute d'argent, elle n'avait pu faire reconstruire les deux tours qui avaient été détruites par l'incendie.
Ce n'était pas de gaîté de coeur que la comtesse avait accueilli un Normand sous son toit. Mais elle aimait Thierry comme un fils et elle n'aurait pas voulu lui faire de la peine en refusant de recevoir le jeune Danois.
Si encore Thierry avait traité Eric en subalterne, l'avait relégué au chenil ou aux écuries, la comtesse aurait pu se faire à l'idée qu'un Normand vivait dans les communs du château, avec le personnel. Mais Thierry, tout de suite, avait traite Eric en égal, l'avait emmené avec lui à la chasse et dans ses promenades à cheval. Eric ne mangeait pas à la table des châtelains, la comtesse ne l'aurait pas admis; cependant, Thierry avait obtenu que le jeune Danois prît ses repas avec les gardes, et non avec les domestiques.
Eric vivait donc au château comme un hôte, et non comme un domestique.
La comtesse l'évitait soigneusement. Ce païen lui faisait peur. Didier, bien au contraire, était mystérieusement attiré vers ce garçon fier et sauvage, venu d'un pays lointain. Eric représentait pour lui l'aventure, les navigations hardies vers des rivages inconnus. Entendre Thierry parler du Danemark, c'était passionnant. Mais voir de près quelqu'un qui venait du pays des Vikings, c'était plus merveilleux encore. Didier aurait bien voulu connaître la langue norse pour pouvoir interroger Eric sur son pays, lui demander une saga... Il ne pouvait lui poser des questions que par l'intermédiaire de son cousin. Thierry, d'ailleurs, faisait de bonne grâce office d'interprète...
Un soir d'hiver, la comtesse, qui était souffrante, s'était retirée de bonne heure. La nourrice avait couché Odette. Thierry et son cousin restèrent à veiller dans la grande salle, au coin du feu. Didier s'était assis sur la pierre de l'âtre et regardait danser les flammes. Un chien de chasse, allongé à ses pieds, dormait, le museau entre les pattes. Le vent d'hiver hurlait au-dehors et secouait les volets de bois plein. Thierry se leva et descendit à la salle des gardes.
– Viens veiller avec nous, dit-il à Eric. Je suis seul avec mon cousin.
Eric le suivit. Un éclair brilla dans les yeux du jeune comte quand il vit entrer le fils du Viking.
– Oh! Thierry, dit-il vivement, demande-lui donc une légende de son pays! Quand Thierry lui eut transmis la requête de son cousin, Eric fixa sur Didier ses yeux bleu foncé, profonds comme la mer.
– Je dirai la saga de Ragnard Lodbrog, déclara-t-il. Thierry traduisit, et il expliqua:
– Ce n'est pas une légende, mais une épopée héroïque, comme nos chansons de geste: Ragnard Lodbrog a existé, c'était an chef danois qui vivait il y a une cinquantaine d'années et qui fit la guerre aux Saxons installés en Northumbrie.
Note: les Saxons avaient fait la conquête d'une partie de l'Angleterre au Ve siècle. A la fin du VIIIe siècle, l'Angleterre fut envahie par les Danois, qui y fondèrent un royaume. La Northumbrie s'appelle aujourd'hui le Northumberland.
Mais les bardes danois ont embelli l'histoire et ils ont ajouté aux faits d'armes de Ragnard un certain nombre d'exploits fabuleux, comme la lutte avec le serpent Ormur, qui gardait la belle Thora.
Eric annonça:
– La mort de Ragnard.
Et d'une voix ardente, il commença son récit:
– Ragnard revêt la tunique enchantée que son épouse fidèle, la belle Anauga à la chevelure rousse, lui a tissée avec amour. Son compagnon lui remet la lance avec laquelle il a tué le serpent Ormur...
Il fit une pause pour laisser à Thierry le temps de traduire, puis il reprit son récit. De temps à autre, il s'arrêtait, et Thierry s'efforçait d'interpréter. Malgré sa connaissance imparfaite de la langue norse, Thierry essayait de rendre en français toute la beauté de cette saga héroïque et sauvage. Didier écoutait, suspendu aux lèvres de son cousin. La grande cheminée à la hotte blasonnée et les épaisses murailles du château de Neustrie s'étaient évanouies : Didier se trouvait à bord d'un drakkar cinglant vers les côtes d'Angleterre. Il débarquait avec Ragnard et ses guerriers, il s'avançait avec eux à la rencontre des Saxons... Le combat s'engageait, terrible. Les flèches volaient dans l'air, les haches de combat, brandies par les Normands, étincelaient au soleil...
…A quatre reprises, Ragnard pénètre au travers des rangs ennemis. Il prodigue la mort et reste invulnérable aux coups et aux flèches. Par dizaines, ses compagnons tombent à ses côtés…»
Les Saxons l'emportent enfin. Les guerriers normands sont exterminés. Ragnard, resté seul survivant grâce à la tunique enchantée, est fait prisonnier. On le conduit au roi Aella, qui donne l'ordre de jeter le captif dans une fosse pleine de vipères. Mais Ragnard est encore protégé par la tunique enchantée, et les serpents ne le touchent pas. Devant ce prodige, les Saxons s'étonnent, et commencent à murmurer que le captif est un dieu. Mais Aella, impitoyable, donne l'ordre qu'on enlève 1a tunique du Normand. Les vipères s'approchent en rampant et s'enroulent autour des jambes de Ragnard. Se voyant perdu, l'intrépide Normand entonne un chant de guerre: «– Nous avons combattu avec l'épée!» Il meurt en chantant, sous les morsures des serpents.
Les fils de Ragnard jurent de venger leur père. Deux ans plus tard, ils débarquent en Northumbrie avec des guerriers. Ils réussissent à capturer le roi Aella et le font mourir dans d'horribles tortures...
Le tronc d'arbre qui brûlait dans la cheminée s'effondra, faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Eric s'était tu. Son regard flamboyait. La haine, la passion, la soif de vengeance, convulsaient ses traits. Didier, soudain, eut presque peur, et son regard chercha Thierry. Celui-ci sourit à son cousin.
– Les sagas nordiques sont très belles, mais terriblement violentes, dit-il. Il ne faut pas oublier que ceux qui les ont composées sont des païens; qui ne connaissent pas l'amour de Christ.
Note: Il existe des sagas chrétiennes, qui furent composées aux XIIe et XIIIe siècles, après la conversion des Normands au christianisme. Mais à l'époque où se déroule ce récit, seules existaient les plus anciennes sagas, les sagas païennes.
A ce moment, Eric posa brusquement une question, que Thierry hésita à traduire. Que dit-il? demanda Didier.
– Eric dit qu'il voudrait savoir si tu aurais agi comme les fils de Ragnard.
La question, et plus encore le ton. de violence passionnée avec lequel Eric l'avait posée, surprirent le jeune comte. Il répondit vivement:
– Certainement non!
Eric insista, le regard luisant:
– Si un ennemi avait fait mourir ton père dans les tortures, tu n'aurais pas vengé sa mort?
– Pas de cette horrible façon! protesta Didier quand. son cousin lui eut traduit la question. Faire torturer un prisonnier, c'est abominable. J'aurais ordonné qu'on rende au roi ses armes et je l'aurais combattu en champ clos, à armes égales.
Eric écouta cette réponse d'un air méditatif. Puis il dit une phrase, que Thierry refusa de traduire. Eric insista, et une vive discussion s'engagea entre eux.
– Que dit-il donc? interrogea Didier, intrigué. Thierry ne répondit pas. Alors, brusquement, Eric se lança. Depuis tant de mois qu'il était captif, il commençait à comprendre un peu la langue française, bien qu'il s'y fût toujours refusé à en prononcer un seul mot. Devant l'obstination de Thierry, il décida de parler lui-même. Avec effort, cherchant ses mots, il jeta:
– Mon père tuer ton père.
Didier, abasourdi, regarda Eric sans comprendre. Thierry, navré, expliqua :
– Il voulait que je te dise que c'est son père qui a tué le tien, quand les Normands ont pris le château d'assaut.
Pétrifié, Didier ne réagit pas tout de suite.
– Mais... comment... peut-il le savoir? dit-i1 enfin. Il... il y était?
– Non, Eric n'y était pas, il n'avait que quinze ans à ce moment-1à. C'est l'année suivante seulement qu'il a accompagné Knut et ses guerriers dans leurs expéditions. Mais, de retour dans leur pays, les Vikings racontent leurs exploits, le soir, à la veillée. Knut a dû se vanter devant sa femme et ses fils d'avoir occis le seigneur qui défendait le château. Il ne savait ni le nom de ton père, ni le nom du château, bien entendu. Mais Knut se rappelait parfaitement que c'est à l'attaque de ce château-là qu'on m'a fait prisonnier... Evidemment, je savais que c'était l'un des guerriers de Knut, ou d'Olaf, qui avait tué ton père. Mais j'ignorais que c'était Knut lui-même. Eric vient de me l'apprendre...
– Pourquoi refusais-tu de me traduire ce qu'Éric te disait?
– Je trouvais inutile de te faire de la peine, Didier! Il valait mieux que tu continues à ignorer par qui ton père avait été tué.
Pendant que les deux garçons s'entretenaient ainsi, Eric les observait avec une vive attention. Il ne comprenait pas assez bien le français pour pouvoir saisir le sens des paroles qu'ils échangeaient, mais il essayait de le deviner à leur expression. Il guettait surtout Didier, s'attendant à une explosion de colère et de haine de sa part. Mais le visage du jeune comte ne reflétait qu'une douloureuse surprise. A 1a fin, voyant qu'Eric paraissait attendre, Didier se tourna vers lui
– Ton père a tué le mien en combat loyal, dit-il fièrement. Je ne saurais te haïr.
Quand Thierry eut traduit la réponse de son cousin, Eric demeura silencieux. Pour la seconde fois, il entrevoyait un monde inconnu, un monde où 1a haine et la vengeance faisaient place à la générosité et au pardon.
* * * *
Pendant les jours qui suivirent, Eric observa attentivement Didier. Malgré la surprenante attitude du jeune comte envers le fils du meurtrier de son père, Eric ne pouvait croire que Didier n'allait pas chercher à lui faire payer, à plus ou moins longue échéance, le coup de hache par lequel Knut le Viking avait fracassé le crâne du comte de Hauterive. Bien loin de chercher à se faire oublier, il s'ingénia à se placer constamment sur le chemin de Didier, attendant toujours un mouvement de haine ou de colère de la part du jeune garçon. Il aurait trouvé normal que Didier l'insultât, le fît mettre aux fers. Certes, si Knut avait été tué par quelque guerrier franc et que lui, Eric, tînt en son pouvoir le fils du meurtrier, il ne se serait pas fait faute de venger cruellement la mort de son père! L'attitude de Didier le déconcertait.
*******************
Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi.
L'hiver avait fait place au printemps et l'été approchait. C'était l'époque à laquelle les cigognes arrivaient au Danemark, l'époque à laquelle les drakkars hissaient leurs voiles et cinglaient vers les côtes de France ou d'Angleterre. Eric sentait le sang bouillir dans ses veines à l'appel de l'aventure et des combats. Il était humilié de se trouver prisonnier dans un château français alors que les Vikings allaient combattre, prendre d'assaut cités et châteaux, et conquérir gloire et butin.
Certes, il aurait pu aisément s'enfuir, car il n'était nullement surveillé. A mesure que les jours s'allongeaient, que le soleil montait plus haut dans le ciel, la tentation de prendre la fuite devenait plus vive pour 1e jeune Danois. Il pensait à Helga qui l'attendait là-bas, Helga dont le nom n'avait jamais franchi ses lèvres depuis qu'il était prisonnier... A toutes les questions de Thierry concernant la jeune Danoise, Eric avait opposé un mutisme absolu. Mais le souvenir d'Helga ne le quittait pas. Il entendait encore sa voix claire lui dire qu'elle prierait tous les jours pour sa conversion... Cette prière allait-elle être exaucée? Certes, les dieux nordiques lui paraissaient bien lointains...
Oui, il aurait pu s'enfuir... Rien ne l'en empêchait. Quelque chose le retenait pourtant. Peut-être cette épée que Thierry lui avait donnée alors qu'il était un esclave fugitif... Cette épée qu'il avait gardée et dont il caressait souvent, à la dérobée, la poignée en forme de croix... Il n'était pas loin de croire que cette épée possédait quelque pouvoir magique…
* * * *
Un soir de printemps, Eric était assis dans la cour du château, sur la margelle du puits. Il tenait à la main un morceau de bois qu'il taillait avec un couteau. Sous ses doigts habiles naissait peu à peu un navire aux formes élancées, à la proue relevée, ornée d'une tête de dragon: un drakkar.
– Qu'est-ce que tu fais là? demanda une voix argentine. Eric releva la tête. Odette, en robe blanche, se tenait devant lui. Elle contemplait avec un vif intérêt le travail du jeune Normand. Eric, sans mot dire, regarda la petite. Avec son frais visage auréolé de boucles blondes, ses joues roses creusées d'une fossette, ses grands yeux bleus, Odette ressemblait à sa petite sœur Solveig...
– Tu me le donnes? dit Odette.
Timidement, elle tendait sa menotte potelée vers le petit bateau; un sourire entrouvrit ses lèvres roses, illumina son visage... Quelque chose fondit dans le cœur d'Eric. Sans mot dire, il mit le drakkar dans les mains d'Odette. La petite poussa des cris de plaisir.
– Oh! merci! merci! que tu es gentil!
Elle était toute rose d'émoi. Elle suffoquait de joie. Ne sachant comment exprimer sa reconnaissance et son ravissement, elle s'écria avec élan:
– Je t'aime tout plein, tu sais!
Et, grimpant sur les genoux d'Eric abasourdi, elle lui noua ses petits bras autour du cou et lui planta sur les joues deux gros baisers.
Un cri d'horreur, un cri de terreur, traversa l'espace. Eric leva la tête. La comtesse de Hauterive, blanche comme une morte, était debout sur le seuil du château et contemplait d'un air égaré la scène qui s'offrait à elle: sa précieuse petite fille dans les bras d'un Normand barbare qui tenait un couteau à la main. Elle crut que son enfant allait être égorgée sous ses yeux!
Eric devina ce qui se passait dans le cœur de la mère. Il posa le couteau sur la margelle du puits, mit doucement Odette par terre. La petite courut vers sa mère en brandissant le drakkar comme un trophée.
– Regarde, maman! Regarde le joli bateau qu'Eric m'a donné!
La comtesse tomba à genoux auprès de sa fille, la saisit dans ses bras et la serra contre elle. Nerveusement, elle éclata en sanglots.
Gauchement, Eric tenta de la rassurer. Rassemblant les quelques mots de français qu'il savait, il bredouilla:
– Pas avoir peur, Madame... Moi, pas faire mal à la petite fille.
La comtesse le regardait, les yeux agrandis par l'effroi. Elle commençait à se rendre compte qu'elle s'était trompée sur les intentions d'Eric. Mais elle ne parvenait pas à dominer l'épouvante qui s'était emparée d'elle en voyant sa petite fille dans les bras de ce païen.