Fille du roi dela mer
Chapitre 13: LES DIEUX SONT VAINCUS
Au début de l'été, des nouvelles alarmante se répandirent: on parlait d'une nouvelle attaque des Normands, sous la conduite du terrible Rollon. On apprit bientôt que Rollon avait enlevé Bayeux et qu'il marchait sur Rouen. La comtesse épouvantée, décida de gagner Chartres avec ses enfants.
Avec une hâte fébrile, on se mit à faire les préparatifs de départ. Le château était sans dessus-dessous. Odette, profitant de l'affolement général, échappa à la surveillance de sa nourrice. Elle gagna une prairie étoilée de marguerites qui s'étendait derrière les communs du château, entra dans l'herbe haute et se mit à cueillir des brassées de fleurs. Quand elle eut fait une abondante moisson, elle s'assit à l'ombre d'une haie et se mit à tresser une couronne en chantant une ronde enfantine:
"Ma mie est dans son jardinet…"
La petite voix, claire comme une eau de source, s'élevait dans l'air chaud, qui sentait bon le foin coupé… A ce moment, des clameurs retentirent. Odette, intriguée et vaguement inquiète, interrompit sa chanson et prêta l'oreille.
Pendant ce temps, la nourrice, qui s'était aperçue de la disparition d'Odette, courait à travers tout le château, appelant la fillette à cor et à cri! Elle était au quatre cents coups.
- N'avez-vous pas vu damoiselle Odette? s'évertuait-elle à demander à tous ceux qu'elle rencontrait.
Le bruit se répandit parmi la domesticité que la petite damoiselle avait disparu. Aussitôt, valets et chambrières se précipitèrent pour fouiller le château et les communs. Peine perdue. Odette demeurait introuvable.
Thierry, prévenu par un page, pensa tout de suite à l'étang qui se trouvait derrière le château et courut dans cette direction, suivi par Eric. C'est alors que des clameurs frappèrent ses oreilles… Que se passai-il? L'angoisse de Thierry redoubla. Les clameurs se rapprochaient. Comme une flèche, Thierry traversa la cour qui séparait les communs du château et fonça vers la prairie voisine; Eric galopait derrière lui. Le jeune Normand rafla, au passage, une hache qui gisait près d'un tas de bûches qu'un domestique venait de fendre. Il déboucha dans la prairie quelques secondes après Thierry… Un même cri échappa aux deux garçons devant le spectacle effrayant qui s'offrait à leurs yeux.
Une meute hurlante de paysans, armés de fourches et de faux, poursuivaient un chien enragé à travers la prairie… Et près de la haie, Odette, toute pâle, muette de terreur, se tenait debout, immobile…Une couronne de marguerites inachevée, gisait dans l'herbe, à ses pieds…
Thierry sentit son sang se glacer dans ses veines: le chien enragé avait vu l'enfant, il courait vers elle; avant que Thierry pût atteindre sa cousine, la bête aurait sauté sur la petite! Thierry bondit à travers les hautes herbes; mais le chien courait plus vite que lui, hélas!
Derrière lui, il entendit s'élever la voix d'Eric. Le jeune Danois lui criait quelque chose en langue norse. Thierry comprit qu'il lui disait de se jeter de côté, il obéit instinctivement… Quelque chose siffla à ses oreilles, un éclair brilla, suivi d'un hurlement d'agonie… le chien gisait mort, le crâne fracassé par la hache qu'Eric venait de lancer à la volée, comme les Normands le faisaient au combat.
Thierry, quand il était au Danemark, avait vu bien souvent les jeunes guerriers normands s'exercer au lancement de la hache de guerre. Eric était un champion et pouvait toucher le but à un cheveu près. Mais cette fois, vu la distance, c'était un véritable exploit qu'Eric venait de réaliser.
Thierry courut vers Odette et la prit dans ses bras. La petite se jeta à son cou en sanglotant. Les paysans faisaient cercle autour du cadavre du chien en échangeant d'abondants commentaires.
Pour un beau coup, c'est un beau coup!
- Ces Normands, tout de même! ce qu'ils sont adroits!
- C'était bien risqué… S'il avait manqué son coup et blessé la p'tite?
Laissant les paysans discuter, Thierry reprit le chemin du château, en portant Odette. Eric, silencieux, l'escortait.
La nourrice, en larmes, accourut à leur rencontre, suivie par toute la domesticité. Thierry expliqua brièvement ce qui s'était passé; aussitôt, la nourrice éclata en lamentations bruyantes auxquelles firent écho les exclamations des servantes. C'est suivi d'un véritable cortège que Thierry pénétra dans le château.
Comme il allait s'engager dans l'escalier en colimaçon, il faillit se heurter à Didier qui en débouchait au même moment. Le garçon se jeta sur sa petite sœur, la saisit et l'étreignit presque sauvagement:
- Ma petite Odette! ma mie! dit-il d'une voix entrecoupée.
- Oh! Didier, j'ai eu peur, tu sais! fit l'enfant. Mais Eric a tué le méchant chien!
Didier jeta un regard reconnaissant au jeune Normand qui se tenait à l'écart. Thierry était si bouleversé qu'il n'avait pas encore trouvé un mot pour remercier Eric. Didier s'avança vers le sauveur d'Odette et lui tendit la main.
- Merci, Eric, dit-il simplement. Je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour nous.
Eric était en proie à des sentiments contradictoires et ne savait comment exprimer ce qu'il éprouvait. Il finit par prendre sans mot dire la main que Didier lui tendait. Thierry s'approcha à son tour. Il traduisit les paroles de son cousin et joignit ses remerciements à ceux de Didier. Il ajouta:
- J'aurais dû te remercie plus tôt, Eric; mais je ne pouvais pas, j'étais trop bouleversé par ce qui venait de se passer. Depuis que tu es entré dans ce château je t'ai traité comme un ami. A partir d'aujourd'hui, tu es mon frère.
Une expression de douceur passa dans le regard d'Eric. Il parut sur le point de dire quelque chose. Mais il se ravisa et se tut.
Lorsque la comtesse apprit ce qui s'était passé, et de quelle mort affreuse ce Normand exécré avait sauvé sa fille, elle envoya son neveu chercher Eric.
Quand Eric entra dans la grande salle, la table était mise pour le repas du soir. C'était le dernier repas que la comtesse et sa famille allaient prendre au château, car le départ devait avoir lieu le lendemain, à l'aube.
La comtesse s'avança vers Eric; elle tenait Odette par la main et Didier marchait à sa droite.
- Thierry, dit-elle à son neveu, je vous prie de traduire à Eric ce que je vais lui dire.
Et, s'adressant au jeune Danois, elle reprit:
- Eric, tu as sauvé aujourd'hui ce que j'ai de plus précieux au monde. Les mots ne peuvent suffire à exprimer ma reconnaissance. A partir de ce jour, ma demeure est la tienne, mon foyer est le tien.
Elle sourit et ajouta:
- Viens t'asseoir à notre table.
Elle l'invitait du geste. Mais quand Thierry eut traduit, Eric recula.
- Dis-lui que je ne puis m'asseoir à sa table: il y a du sang entre nous, dit-il d'une voix sourde.
Thierry demeura profondément embarrassé. La comtesse ignorait que le père d'Eric fût le meurtrier de son mari. Didier s'était bien gardé de lui en parler, et Thierry se refusait à le lui apprendre. Comment expliquer le recul d'Eric, son refus de s'asseoir à la table de la châtelaine, sans blesser la comtesse ou la peiner? Comme Thierry hésitait, Eric prit les devants:
- Mon père tuer le comte, dit-il.
La comtesse tressaillit; mais, doutant du sens de ces paroles, elle regarda Thierry d'un air interrogateur.
- Que veut-il dire?
Thierry comprit qu'il lui était impossible de se dérober, et il expliqua comment Knut avait tué le comte de Hauterive lors de l'assaut du château.
La comtesse demeura un moment pétrifiée de stupeur. Elle parut lutter contre elle-même. Puis son regard s'adoucit. Pressant Odette contre elle, elle reprit:
- Dites-lui qu'une seule chose compte à mes yeux: il a sauvé ma fille. Dites-lui que je pardonne à son père, au nom du Christ.
Thierry se tourna vers Eric et lui traduisit ces paroles. A mesure qu'il parlait, un immense étonnement se répandait sur le visage d'Eric. A la fin, le jeune Danois parut prendre une résolution:
- Dis à la comtesse que je demande le baptême, Thierry. Votre Dieu a vaincu les miens.
*** *
Ce fut à Chartres, où la comtesse s'était réfugiée avec ses enfants et ses serviteurs, qu'Eric reçut le baptême qu'il avait demandé, et Thierry fut son parrain. Pour les deux garçons, ce fut un beau jour. Mais la menace que l'invasion normande faisait peser sur la ville assombrissait leur joie.
Lorsqu'ils avait quitté Hauterive, avec une longue colonne de fugitifs, car les paysans avaient suivi la comtesse, Thierry n'avait pas pu s'empêcher de dire à Eric:
- Eric, si tu veux rejoindre les tiens, tu es libre. Ne te crois pas obligé de nous accompagner à Chartres.
Eric avait secoué la tête:
- Les guerriers de Rollon n'appartiennent pas à mon peuple Je reste à tes côtés.
Rollon n'était pas un chef danois, mais un chef norvégien, établi dans l'île de Walcheren (île située à l'embouchure de l'Escaut. Aujourd'hui elle fait partie de la province de Zélande "Pays-Bas".). Il avait pillé la Frise, puis s'y était installé, une trentaine d'années auparavant. De là il avait lancé des expéditions contre la France.
Quelques mois plus tôt, Eric aurait pu se sentir tenté de rejoindre les bandes de Rollon. Mais à présent, tout était changé. La noblesse et la grandeur d'âme de la comtesse avaient vaincu le jeune païen et l'avaient amené au pied de la croix. Il sentait que sa place était auprès de celle qui lui avait dit: "- Mon foyer sera le tien." Un jour, certes, il retournerait dans sa patrie. Mais il aurait jugé méprisable de sa part d'abandonner dans le danger la comtesse et ses enfants.
*** *
Un soir, Eric et Thierry se promenaient au bord de l'Eure. Eric dit tout à coup:
- Thierry, il y a quelque chose que je voudrais te dire. C'est au sujet d'Helga. Je ne t'ai jamais parlé d'elle et j'ai refusé de répondre aux questions que tu m'as posées… Tu comprends, cela m'humiliait d'avoir à t'avouer que ton Dieu avait été plus fort que les nôtres. Maintenant, c'est différent, puisque je suis chrétien, moi aussi. Tu sera heureux d'apprendre qu'Helga est restée fidèle à sa foi. Elle a tenu bon, malgré tout ce qu'elle a eu à endurer. Et je dois te dire aussi que j'ai épousé Helga, il y aura deux ans à l'automne.
Il raconta en détails tout ce qui s'était passé, comment la jeune fille avait bravé son père, et tout ce qu'elle avait eu à subir, comment ils s'étaient mariés, et la promesse qu'Helga lui avait fait faire avant son départ.
- Et voilà! dit-il en terminant. La prière d'Helga a été exaucée, son Dieu a remporté la victoire.
Thierry avait écouté ce récit avec une vive émotion. Bien des fois il avait pensé à la fille sauvage et fière qu'il avait connue chez les Vikings, et il s'était demandé avec angoisse si elle avait réussi à tenir bon, seule au milieu des païens. Elle savait si peu de chose de la religion chrétienne! Il avait prié pour elle, c'était la seule chose qu'il pût faire; et il apprenait maintenant, de la bouche d'Eric, que ses prières avaient été exaucées. Il rendit grâces à Dieu dans son cœur et, saisissant la main d'Eric, il la serra chaleureusement.
- Je suis fort heureux de tout ce que tu m'apprends, Eric, dit-il. J'admire le courage dont Helga a fait preuve, et je vous souhaite, à tous les deux, beaucoup de bonheur, et de nombreux enfants que vous élèverez dans la foi chrétienne. Helga sera pour toi, j'en suis sûr, la meilleure des épouses. J'espère que bientôt vous serez réunis…
A ce moment, une grande clameur retentit dans la ville :
- Les Normands! voilà les Normands!
Les troupes de Rollon étaient en vue!