Fille du roi de la mer
Chapitre 11 - L'ESCLAVE
Plus d'une année s'était écoulée depuis le retour de Thierry en France. L'adolescent venait d'atteindre ses quinze ans.
Au début du mois de septembre, la famille de Hauterive fut conviée aux fêtes qu'un seigneur du voisinage, le baron de Noirmont, donnait à l'occasion du mariage de sa fille. Toute la noblesse des environs y assista.
Après trois jours de fêtes et de banquets, les invités se préparèrent au départ. Thierry se trouvait dans la cour, quand il remarqua un jeune homme misérablement vêtu qui se dirigeait vers les écuries; il portait une lourde chaîne rivée à ses chevilles par des anneaux de fer. La vue de cette chaîne évoqua immédiatement, pour Thierry, le souvenir de sa captivité au Danemark. Mais ce qui frappa surtout l'adolescent, ce fut la chevelure de l'esclave, une chevelure d'un blond lumineux, avec des reflets couleur de soleil.
– Une chevelure de Viking! » pensa Thierry.
– Qui est ce jeune homme enchaîné, messire baron? demanda-t-il à son hôte.
Celui-ci cracha avec mépris.
– Un chien de Normand! Je l'ai capturé l'an dernier quand ces maudits païens ont attaqué Rouen. J'avais amené une dizaine de lances en renfort pour la défense de la ville.
Note: Une dizaine de lances représentait une centaine de combattants, l'expression "une lance" désignant un groupe d'une dizaine de cavaliers qui comprenait: un cavalier armé d'une lance, des archers, un coutilier, etc....
Nous avons incendié et coulé bon nombre de drakkars et occis force païens. Celui-là, mon écuyer l'a découvert, plusieurs jours après le combat, dans un marécage où il s'était traîné, blessé. Nous avions tué tant de ces brigands que nous étions las de carnage. J'ai fait grâce à celui-ci et je l'ai pris comme esclave.
– Vous me permettez de lui parler?
Le baron se mit à rire. Ce païen ne comprend pas un mot de français, messire!
– Je sais le norse, dit sèchement Thierry. J'ai été esclave chez les Vikings.
– Fort bien, dit le baron. Essayez de lui parler si telle est votre envie, messire. Il me semble impossible qu'un gosier chrétien arrive à prononcer un langage aussi barbare!
Thierry traversa la cour et aborda l'esclave qui s'apprêtait à entrer dans l'écurie. Il le salua en langue norse. Le captif sursauta, se retourna brusquement...
Pendant quelques instants, Thierry et le Normand se regardèrent, stupéfaits.
– Eric! s'écria Thierry.
Dans sa stupeur, il ne trouvait rien à dire. Retrouver comme esclave, traînant une lourde chaîne, le garçon fier et farouche qu'il avait connu, fils de chef, chez les Vikings, lui causait un véritable désarroi. Il avait tant souffert lui-même, dans son corps et dans son âme, qu'il comprenait quelle torture physique et morale Eric devait endurer. Et lui, Thierry, dans cette horrible épreuve, avait eu sa foi pour le soutenir. Eric n'avait rien... Les dieux auxquels il croyait ne s'intéressaient ni aux vaincus, ni aux esclaves...
Les yeux bleu foncé d'Eric jetèrent des éclairs, une expression de haine sauvage convulsa ses traits; il serra les poings et se mit à vomir des injures et des malédictions. Le baron accourut.
– Que dit ce chien de Normand? Il vous insulte, je crois? Je vais le faire fouetter d'importance!
Thierry frémit au souvenir de la lourde lanière tressée, en peau d'élan, qui avait tant de fois déchiré sa chair, quand il était captif. Il posa sa main sur le bras de son hôte.
– N'en faites rien, messire baron, je vous prie. Je serais navré qu'à cause de moi ce prisonnier fût maltraité. C'est le fils d'un Viking que j'ai bien connu quand j'étais captif au Danemark.
– Et vous n'avez nulle envie de lui faire payer ce que les siens vous ont fait endurer quand vous étiez prisonnier chez ces sauvages? s'écria le baron, ébahi d'une telle générosité. En tous cas, je ne souffrirai pas qu'un de mes invités soit insulté grossièrement par ce païen! Car il vous a insulté, je le comprends fort bien, bien que je ne connaisse pas la langue de ces barbares! Semblable insolence doit être sévèrement punie. L'homme recevra cinquante coups de fouet.
Thierry protesta, avec l'énergie du désespoir. Il souffrait de voir ce beau et fier garçon humilié de la sorte, et l'idée qu'à cause de lui Eric pût recevoir un cruel châtiment lui paraissait absolument intolérable.
A contrecœur, le baron finit par céder à la prière de Thierry. Celui-ci s'enhardit alors et demanda au baron de lui vendre l'esclave. A cette requête inattendue, Noirmont s'écria: Oh! vous pouvez l'avoir, messire, si tel est votre désir! Mais c'est un piètre cadeau que je vous fais là. Cet esclave n'est pas bon à grand-chose, en vérité. Et sa férocité est telle que voue ferez bien de vous tenir sur vos gardes et de ne pas laisser les enfants de la comtesse en approcher!
Thierry eut de la peine à retenir un sourire devant ce sombre tableau. Une autre image se présentait à lui, celle d'un Eric rieur, soulevant sa petite sœur Solveig et la perchant sur son épaule.
- Je vous répète, messire baron, que je connais Eric! Il aime beaucoup les enfants et je le crois absolument incapable de faire du mal à Odette ou à Didier!
– Ne vous y fiez pas, messire! Ces Normands massacrent même les enfants au berceau. Enfin, je vous fais cadeau de celui-ci, et souhaite que vous n'ayez pas à vous repentir de l'avoir pris à votre service.
Pendant toute cette discussion, dont il ne pouvait deviner le sujet, Eric avait gardé une attitude farouche. Thierry remercia le baron avec la plus grande courtoisie, puis il se tourna vers le captif. Eric, dit-il en danois, le baron te donne à moi. J'ai l'intention de t'affranchir et de te rendre la liberté.
A ces paroles inattendues, Eric regarda Thierry avec surprise et incrédulité. Il ne répondit pas un mot, Thierry s'adressa au baron et lui demanda s'il y avait un forgeron au château ou au village.
– Un forgeron? fit Noirmont, étonné. Il y en a un au château, certainement. Avez-vous besoin de ses services?
– Oui, messire baron. Je voudrais faire ôter les fers de ce captif.
– N'en faites-rien, messire! s'écria le baron, alarmé. Je vous assure que cet esclave est dangereux! C'est une vraie bête féroce! Il a fallu plusieurs mois pour en venir à bout. Au début, il fallait le garder enchaîné jour et nuit à un anneau scellé dans le mur, et personne ne pouvait en approcher! Le fouet et la privation de nourriture ont fini par user sa résistance. Mais si vous lui ôtez sa chaîne, il s'enfuira!
– Pourquoi s'enfuirait-il puisque je viens de lui promettre de l'affranchir?
– Vous lui avez fait là une promesse fort imprudente, messire. Le forgeron du château est à votre disposition, mais je ne puis que vous déconseiller de faire ôter les fers de cet esclave!
Thierry s'obstina et le baron, en soupirant, envoya quérir le forgeron. Mais à peine Eric fut-il délivré de sa chaîne qu'il se rua sur Thierry, lui arracha l'épée qu'il portait au côté, et s'enfuit en courant. La porte du château se trouvait ouverte et le pont-levis baissé pour le départ des invités. Avec la vitesse d'un lévrier, Eric traversa la cour, franchit le pont-levis et fonça à travers champs, en direction de la forêt proche.
– Qu'on lance les chiens après lui! hurla le baron, furieux.
– Non! non! messire, je vous en supplie! s'écria Thierry. Ne lancez pas les chiens, ils le mettraient en pièces. Laissez-moi faire.
Le cheval de Thierry était déjà sellé. L'adolescent sauta sur sa monture et se lança à la poursuite d'Eric. Le baron, inquiet, car Thierry était désarmé, bondit sur un cheval qu'un page tenait par la bride et partit au galop; plusieurs gentilshommes qui se trouvaient dans la cour montèrent à cheval et suivirent le baron pour lui prêter main-forte.
Se voyant sur le point d'être atteint par Thierry, Eric franchit un fossé et se jeta dans un épais fourré où il se dissimula. L'épée à la main, ramassé sur lui-même et prêt à bondir, il attendait, bien décidé à vendre chèrement sa vie.
Thierry avait arrêté sa monture, il sauta à terre et s'avança vers le fourré, sans crainte ni hésitation.
– Éric, dit-il calmement, tu n'as rien à redouter. Je suis sans armes et je ne te veux aucun mal. Je te rendrai la liberté, comme je te l'ai promis, et tu retourneras dans ton pays. Eric ne bougea pas et ne répondit rien. Il restait sur la défensive. Le petit groupe des cavaliers arrivait au galop. Sur l'ordre du baron, ils encerclèrent le fourré. Un rictus tordit la bouche d'Eric.
– Je sais que les tiens vont m'abattre comme une bête enragée, cria-t-il à Thierry. Mais je veux mourir l'épée à la main, comme un Viking, et non comme on esclave.
– Il n'est pas question de mourir, Eric, dit Thierry fermement. Personne ne te touchera, je t'en donne ma parole. Il se tourna vers le baron qui avait mis pied à terre et s'avançait vers le fourré, l'épée à la main, suivi de plusieurs gentilshommes.
– Messire baron, dit-il, je vous demande de ne point intervenir. Que personne ne touche cet homme. J'en fais mon affaire.
– Croyez-vous que je vais laisser ce sauvage abattre sons mes yeux un noble désarmé? s'écria Noirmont.
– Je vous remercie, messire baron, de votre bonne intention. Mais je vous demande de vous retirer et de me laisser agir seul.
– C'est de la folie, messire! Je ne saurais souffrir que vous vous exposiez ainsi!
– Veuillez me laisser faire, messire baron, je vous prie. Je vous assure que je ne cours aucun risque, pourvu que vous me laissiez libre d'agir comme je l'entends.
Mais Noirmont, persuadé que le jeune Danois allait transpercer Thierry d'un coup d'épée dès qu'il serait seul avec celui-ci, refusa de s'éloigner. Cette obstination du baron rendait la tentative de Thierry beaucoup plus difficile : comment amener le jeune Danois à renoncer au combat alors qu'il se voyait encerclé par les cavaliers comme une bête traquée ?
– Eric, reprit Thierry avec douceur et fermeté, tu es sous ma sauvegarde. Personne ne te fera de mal. Sors de ce fourré et viens avec moi.
– Tu me promets la vie sauve et la liberté? dit Eric avec méfiance.
– Je te le promets.
– Le jurerais-tu au nom de ton dieu? reprit Eric après un silence.
– Au nom du Christ, je te le jure.
Les branches s'écartèrent. Eric sortir du fourré, la main crispée sur la garde de l'épée. Il ne pouvait se résoudre à rendre l'arme à Thierry. Celui-ci devina ce qui se passait, dans l'âme du Normand.
– Garde-la, dit-il, je te la donne. Il détacha sa ceinture, à laquelle pendait le fourreau vide, et la tendit à Eric. Le captif s'en empara avidement, boucla la ceinture sur sa tunique d'esclave et mit l'épée au fourreau. Puis il releva la tête et regarda Thierry. Un immense étonnement se lisait dans ses yeux bleu foncés.
– Pourquoi fais-tu cela? dit-il.
– Parce que je suis chrétien et que Jésus-Christ, notre Seigneur, a dit d'aimer nos ennemis et de rendre le bien pour le mal.
Eric hocha la tête et, désignant d'un mouvement du menton le baron et les chevaliers qui se tenaient à petite distance:
– Et eux, alors, dit-il, ils ne sont pas chrétiens?
Thierry, sur le moment, ne trouva pas de réponse. Quel argument présenter a ce garçon qui avait été si cruellement maltraité?
– Ceux qui se disent chrétiens ne mettent pas tous en pratique les enseignements du Christ, dit-il enfin.
Eric ne fit pas d'autre réflexion et suivit Thierry. Le baron de Noirmont avait assisté à toute cette scène sans en croire ses yeux. Ce Normand qu'il considérait à peine comme un être humain (il doutait fort, en tous cas, que les Normands eussent une âme), il avait vu un gentilhomme français lui donner sa propre épée et sa ceinture! Et celui qui avait fait ce geste incroyable avait lui-même été esclave chez les Vikings. Tant de générosité dépassait le baron.
Thierry sauta sur son cheval, fit monter Eric en croupe, et ils revinrent vers le château. La comtesse de Hauterive courut à la rencontre de son neveu. Elle avait aperçu par une fenêtre la scène qui s'était déroulée dans la cour, et elle était folle d'angoisse. Mais sa terreur se changea en stupéfaction quand elle vit le jeune Danois assis en croupe derrière son neveu, et portant au côté l'épée de Thierry.
– Que s'est-il passé, Thierry? bégaya-t-elle. Pourquoi avez-vous laissé à ce Normand l'épée qu'il vous avait arrachée?
Thierry sauta à terre et salua la comtesse avec courtoisie.
– Madame, dit-il, permettez-moi de vous présenter Eric, fils de Knut le Viking. Le père d'Eric est un chef danois. Eric est le fiancé d'Helga, la fille d'Olaf. Je désire, avec votre permission, le recevoir au château de Hauterive comme mon hôte, en attendant le jour où il pourra regagner son pays.