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Terres glacées

Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson

Chapitre 10: Chez les vengeurs de sang

Meurtrier!

L'été 1844 verra se réaliser mon projet le plus beau: nous partons pour les rives du Mackenzie! Mon rêve s'accomplit en réponse au désir d'un enfant de ce pays lointain, Hassel, un de mes meilleurs aides à l'imprimerie. Nous remonterons les fleuves jusqu'à la «terre haute», gagnerons le Mackenzie par l'un de ses affluents et redescendrons, en direction de l'Océan boréal, ce fleuve énorme, rival du Mississipi tant par sa longueur que par le volume de ses eaux.

Ce voyage immense comptera plus de 4000 km. en chaque sens. Nous le ferons avec mon nouveau canot, «L'île de lumière». J'ai construit moi-même cette embarcation avec des plaques de fer-blanc, plus résistantes que les écorces. Ce canot fend l'eau admirablement; s'il subit quelque morsure des rochers cachés sous l'eau, nous abordons en hâte; avec quelques plaques de métal, de la soudure et un fer à souder, nous réparons aisément la blessure.

Lorsque les Indiens virent pour la première fois voguer mon canot sous les rayons du soleil qu'il reflétait comme un miroir, ils l'appelèrent «L'île de lumière». Que je suis impatient de porter, avec «L'île de lumière», la «Grande Lumière» de l'Evangile sur les rives du Mackenzie!

Hassel, mon compagnon, appartient à la tribu extrêmement sauvage des Vengeurs du sang; il s'est converti au hasard d'un voyage. Sa famille l'a alors renié et chassé. Indien remarquablement intelligent, il a la mémoire des lieux d'une précision étonnante et le don d'apprendre les langues étrangères. Il parle couramment l'anglais, le français, le crie, le saulteau, et connaît assez bien plusieurs autres langues. Homme pieux, chrétien sincère, il désire vivement faire connaître l'Evangile à ses compatriotes, espérant fléchir leur paganisme farouche. Ni sa famille ni sa tribu n'ont reçu de visite d'un missionnaire. Aussi notre départ pour le Mackenzie le remplit-il d'enthousiasme.

Nous avons choisi comme batelier Oig, voyageur aussi aimable qu'expérimenté, fort habile à conduire le canot et très résistant à la fatigue. Les Indiens nous fournissent tout ce dont nous avons besoin pour ce long voyage, provisions et munitions de chasse; ils sont intéressés par notre entreprise, mais inquiets aussi, tant sont redouté les farouches Vengeurs du sang. Les dangers de l'expédition rendent nos adieux particulièrement pénibles. Nous partons au début de juin.

* * * *

Ce voyage fut interrompu d'une horrible manière. Le missionnaire Evans ne put jamais décrire lui-même le terrible accident. Voici comment Oig raconta, bien des années plus tard, cette histoire tragique.

«Nous avions voyagé rapidement pendant deux semaines, en dépit des grandes difficultés que nous causèrent les glaces dérivantes; M. Evans nous disait, qu'il était bien content de la manière dont nous cheminions. Nous avions franchi plusieurs rapides et passé beaucoup de portages. Nous étions tous trois forts et bien portants, parce que nous trouvions beaucoup de gibier sur notre route. Nous ne perdions pas un seul instant... Nous allions, nous allions toujours. Un matin, nous nous étions levés de très bonne heure, et, après le déjeuner et la prière, nous avions remis notre canot à l'eau en nous dépêchant comme toujours. Le brouillard du matin était encore bien bas sur la rivière, large comme un lac. Hassel était à l'avant du canot, M. Evans au centre et moi à l'arrière.»

Tout à coup Hassel nous dit tout bas: «Je vois des canards! passez-moi le fusil!» Nous laissions ordinairement le fusil à l'arrière du canot, le bout du canon hors du bateau, par prudence. Je me penchai en arrière et je le pris. Je le retournai et je relevai tranquillement le chien. C'était un fusil à pierre. Je le donnai à M. Evans, qui ne regarda pas en arrière, mais qui étendit seulement la main pour le prendre, en cherchant à voir les canards qu'on distinguait à peine dans le brouillard.»

D'une manière ou d'une autre, je ne puis vraiment pas dire comment, le coup partit juste au moment où M. Evans prit l'arme de mes mains, et, comme le canon était dirigé vers Hassel, toute la charge entra dans sa tête au bas du crâne.»

Pauvre Hassel! Il se retourna, jeta un regard navré sur M. Evans, et tomba mort au fond du bateau.»

C'était épouvantable! M. Evans était fou de douleur et moi aussi. Nous pleurions et nous gémissions comme de petits enfants. Nous avions perdu la tête et nous restions là hébétés, anéantis, sur cette rivière immense qui nous entraînait doucement, sans un Indien ni un homme blanc qui pût nous prêter secours. Il fallait cependant faire quelque chose. Nous avons abordé et, en pleurant encore, nous avons sorti notre pauvre camarade du bateau et nous l'avons couché sur le sable. Pendant longtemps nous sommes restés assis près de lui sans dire un mot, puis nous avons essayé de prier. Mais nous n'avons pu que pleurer. Pourtant le Grand Esprit nous avait entendus, et nous nous sommes sentis calmés et consolés, quand même nos larmes coulaient encore.»

Nous sommes revenus à nous-mêmes et nous avons pu penser à ce qu'il fallait faire. Nous ne pouvions pas revenir à Norway House avec le corps, ni aller jusqu'à la terre lointaine habitée par la tribu de Hassel, car elle est beaucoup plus loin que le lac Athabasca. Nous nous sommes donc décidés à enterrer notre mort au bord de la rivière. Nous avons creusé une fosse où nous l'avons soigneusement couché, puis, le cœur bien gros, nous nous sommes embarqués pour revenir chez nous.»

Oh! mais que ce retour fut triste! Nos yeux étaient si obscurcis par les larmes que nous pouvions à peine suivre notre chemin. Nous étions si affligés qu'il nous semblait rêver. Quand nous arrivâmes à notre village, nos amis vinrent à notre rencontre, ne comprenant pas pourquoi nous étions déjà là et pourquoi nous n'étions plus que deux.»

Ils furent plus surpris encore en voyant notre abattement. Notre langue se refusait à parler. Quand à la fin nous leur avons raconté la terrible histoire, leurs cœurs se remplirent de tristesse, et, en vérité, c'était un double chagrin: le premier était la mort d'un homme aussi utile et aussi aimé que Hassel, et le second, plus grand encore, était de voir notre bien-aimé missionnaire écrasé par la douleur d'avoir causé un semblable malheur.»

Oig, bien des années plus tard, quoique Indien et peu tendre, ne pouvait refaire le récit de cette tragédie sans en être profondément affecté. Sur J. Evans, l'effet de ce malheur fut terrible. Il ne put jamais s'en remettre; de ce jour, il fut un autre homme. Subitement vieilli, il perdit tout l'entrain et la vivacité qui avaient fait de lui un des hommes les plus sociables. Il se revoyait toujours à l'instant où Hassel était tombé. Rien ne pouvait le consoler.

Quelque temps après son retour chez lui, il acquit la conviction qu'il devait aller lui-même annoncer la mort de Hassel à sa famille, et expier sa faute selon la loi indienne. Il se prépara donc à se livrer à la tribu de Hassel, celle des Vengeurs du sang!

Ces Indiens avaient toutes leurs vieilles idées sauvages: sang pour sang et vie pour vie. Ainsi, lors d'une réunion de toute la tribu, un jeune guerrier prit son arc et, par méchanceté pure, lança une flèche au travers du corps d'un chien blanc que son maître aimait beaucoup. Ce maître, à l'instant, envoya une flèche dans le cœur de celui qui avait tué le chien. Le plus proche parent du jeune homme ainsi mis à mort tua son meurtrier; et, de vengeance en vengeance, ils continuèrent jusqu'à ce qu'une centaine de cadavres fussent étendus dans le camp. De vieux chefs et les sorciers intervinrent alors pour mettre fin au combat, qui était devenu une guerre d'extermination. La paix ne put être rétablie que par le bannissement de tous les parents du jeune homme qui avait tué le chien. Ils furent chassés avec l'injonction positive de ne jamais revenir, et ils errèrent pendant des semaines avant de trouver un coin de pays où habiter.

Les anciens rappelèrent ce massacre au missionnaire. Tous cherchèrent à le retenir. Si le premier voyage, en compagnie de Hassel, avait paru dangereux, combien plus ce nouveau départ apparaissait-il comme une course à la mort. Aller raconter à sa famille le meurtre de Hassel était se condamner soi-même aux plus atroces supplices.

Rien ne put fléchir la résolution de J. Evans, ni affection, ni supplications, ni larmes. Il voulait se livrer aux Vengeurs du sang, afin qu'ils fissent de lui ce que bon leur semblerait. La joie de la vie l'avait abandonné, et peu lui importait de vivre ou de mourir. Il mit ses affaires personnelles en ordre, confia la Mission, l'école, l'imprimerie, toute son oeuvre à des hommes qu'il avait formés et qui pouvaient suivre ses plans.

Puis il se prépara au départ comme à la mort. Il quitta sa famille désolée, sa femme et sa fille, et partit vers la contrée lointaine où se trouvaient les wigwams des parents de Hassel. Ce fut un voyage lugubre et solitaire, car il n'avait permis à aucun de ses amis de l'accompagner. Rameur silencieux, il remonta les fleuves interminables et franchit les lacs immenses, dans la solitude solennelle de celui qui va livrer sa vie. Après plusieurs semaines de navigation, il atteignit le Mackenzie et redescendit son cours.

Quand il arriva au village des Vengeurs du sang, il demanda où était le wigwam de la famille de Hassel. On le lui montra. Il entra immédiatement et, s'asseyant par terre, il couvrit sa figure de ses mains et fondit en larmes. Les Indiens qui étaient là furent très surpris et n'y comprenaient rien, car la nouvelle de la mort de Hassel ne leur était pas parvenue, et la vue d'un homme blanc dans toute sa force pleurant comme une femme était pour eux un mystère incompréhensible.

Dès que cette crise de désespoir se fut un peu calmée, Evans leur raconta la mort de leur parent et la part qu'il y avait eue. Cela provoqua naturellement une grande rumeur. Toute sa famille avait été méchante avec Hassel quand il avait, selon leurs reproches, abandonné la religion de ses pères pour devenir chrétien. Mais sa mort réveilla tous leurs mauvais instincts païens et les poussa à demander la vengeance du sang contre celui qui avait tué leur fils.

Les tomahawks furent brandis, les couteaux dégainés, et toute la famille poussa de grands cris pour demander justice pour le sang répandu. Des injures furent prononcées et des menaces proférées par les jeunes hommes les plus violents.

Au milieu de toutes ces clameurs, de tous ces cris de haine, de toutes ces disputes pour savoir ce qu'on ferait de lui, Evans, le cœur brisé, la tête penchée et cachée dans ses mains crispées, paraissait absolument indifférent. Peu lui importait ce qu'il adviendrait de lui.

La mère

La mère est partout la même: ce fut une pauvre femme indienne qui trancha la discussion en faveur de J. Evans.

La vieille mère de Hassel avait été très affligée en apprenant la mort de son fils et la manière dont ce malheur était arrivé. Elle avait tout écouté attentivement: les paroles violentes de ses parents et les cris de vengeance poussés par ses fils et leurs amis. Elle avait observé l'excitation de ceux qui n'auraient pas eu besoin d'une grande provocation pour tuer l'étranger. Mais elle avait aussi remarqué le profond chagrin de l'homme qui avait ôté la vie à son fils sans le vouloir; sa sympathie avait vibré à la rencontre de ce désespoir. Son cœur de femme avait été touché par la grandeur de celui qui, dans sa douleur, était venu volontairement se remettre entre leurs mains.

Quand elle vit que les Vengeurs du sang allaient l'emporter, elle se jeta en avant, et, se plaçant près de J. Evans, elle mit ses mains sur sa tête en s'écriant: «Il ne mourra pas! Il n'y avait point de mal en son cœur! Il vivra et sera mon fils à la place de celui qui n'est plus au nombre des vivants!»

Il y eut un moment de stupeur, suivi de murmures et de récriminations; mais la mère plaida vivement sa cause et finit par l'emporter. Grâce à l'extraordinaire pardon de cette mère païenne, Evans fut adopté par la tribu et par la famille de Hassel, qu'il avait tué.

* * * *

Septembre 1844 – La grâce de la mère m'a sauvé la vie, mais maintenant je suis prisonnier. Pendant le temps du deuil, ma nouvelle famille m'a relégué en un wigwam abandonné, à l'écart du village; un enfant m'apporte, une seule fois par jour, un pauvre repas, quelques restes peu appétissants. J'ai plaint souvent les femmes qui, à la porte du wigwam où les hommes mangeaient, se bousculaient et se disputaient les os que leur jetaient leurs maîtres, Maintenant, on m'abandonne ce que les femmes dédaignent! Je sens là tout le mépris avec lequel on traite le meurtrier, qui n'a pas acquitté le prix du sang.

Je suis libre de mes mouvements; nul ne s'occupe de moi, Ces Peaux-Rouges ont de la considération pour un bandit qui frappe méchamment; ils respectent le détenteur de nombreux scalps qui se glorifie de ses crimes; mais ils repoussent avec dégoût celui qui a tué par maladresse. Regretter d'avoir tué est pour eux un signe de lâcheté, et c'est faire offense à un ennemi que de le juger indigne de recevoir les supplices de la mort. A leurs yeux, c'est comme si je n'existais plus; ils se détournent de moi comme du porc-épic, qui ne mérite même pas un coup de pied.

Ce mépris ne m'atteint d'ailleurs pas profondément. Depuis la mort de Hassel un tel découragement s'est abattu sur moi que j'ai perdu goût à la vie. Mon âme s'est refermée sur son désespoir, je suis devenu indifférent à tout ce qui m'entoure, aux méchancetés des hommes comme à leurs coups.

Au renouvellement de la lune, ma mère d'adoption apparaît à la porte du wigwam, et dit simplement: «Viens, tu es mon fils». Elle regagne sa tente; je la suis. Elle m'assigne une hideuse couverture de peaux de lapins, me désigne un recoin sombre de la hutte; c'est là que, devenu fils de Peaux-Rouges, je vivrai.

Je ne tarde pas à regretter la solitude du wigwam abandonné. J'aime les Indiens et je ne craignais nullement d'entrer dans leurs wigwams, même sordides. Mais j'envisage avec terreur la perspective de vivre là en permanence, dans cette promiscuité répugnante. Un court séjour dans un wigwam était juste supportable tant que ses habitants avaient quelque égard pour le missionnaire, et quelque retenue en sa présence; maintenant, je serai là toujours, reclus pendant les longues tourmentes de l'hiver, repoussé dans mon coin sombre quand les guerriers indiens discuteront près du feu. J'assisterai à toute leur vie de païens brutaux sans pouvoir dire un mot: je suis le criminel qu'on n'a pas jugé digne de la mort; je suis l'animal domestique dont nul ne se soucie parce qu'il n'est même pas bon pour la boucherie.

Le vent souffle en tempête; les arbres font entendre le gémissement caractéristique qui précède les bourrasques de neige. Nous sommes au début de septembre, l'hiver commence. La neige et les froids épouvantables du Nord vont m'enfermer sous la tente pendant des mois; j'en frémis.

Hiver

Une diversion est survenue; ce matin, grande agitation dans le village. On plie les tentes, charge les traîneaux. Les chiens hurlent; ils ne comprennent pas mieux que moi ce départ précipité au moment où les bourrasques amoncellent la neige sur le sol fortement gelé. Serions-nous attaqués à l'improviste? – aucun préparatif belliqueux n'accompagne ce départ hâtif.

Nous gagnons la colline à l'est, et nous nous élevons sur ses premières pentes. Alors se découvre à nos yeux, par-dessus la forêt, la plaine où serpente le Mackenzie, large de quatre ou cinq kilomètres. Cette vue m'explique notre fuite: toute la plaine est submergée et l'inondation ne tardera pas à gagner l'emplacement du village. Le Mackenzie verse sans arrêt dans la plaine les flots tièdes provenant de son cours supérieur où règne – encore l'été, à quelques milliers de kilomètres au Sud. Mais au Nord, le gel est déjà le maître. En aval, le fleuve est pris par les glaces; les eaux débordantes se sont figées à leur tour et ont formé un énorme barrage. Les flots retenus s'étendent en un lac immense.

Lutte tragique de l'hiver contre l'été. Autour de nous, l'hiver commande. Le sol est durement gelé; il apparaît encore, gris et dénudé, sur les crêtes. Les collines balayées par les vents paraissent chauves, certaines sont d'un brun roux; les rennes et les bœufs musqués s'y rendent à la recherche de maigres gazons gelés. Et les hommes, franchissant ces crêtes, sont heureux de faire résonner encore leurs mocassins sur le sol durci; pendant des mois le bruit de leurs pas sera étouffé par la neige. Déjà les vallonnements sont emplis de neige, de même que les forêts. Sous le ciel gris passent les rafales; la plaine blanche n'a pas d'éclat, tout est terne, triste. L'œil ne peut s'accoutumer à la laideur des crêtes surgissant, arides et sombres, au-dessus des combes blanches; et le cœur souffre parce que l'hiver enserre toute vie dans sa mort.

Dans cette nature désolée bouillonne le Mackenzie; ses flots réchauffent la rive et luttent contre le gel; ils apportent du Midi la sève de l'été et la clarté du soleil. La lutte s'engage; le fleuve est puissant, majestueux; l'hiver est tenace, sournois. Le fleuve frappe à coups de bélier, il s'élève sur ses berges et envahit la plaine; l'hiver l'enserre de ses griffes, le surprend par le gel, immobilise ses vagues. Le fleuve se défend, grondant tumultueusement, entrechoquant les glaçons; l'hiver soude ses barrages et étouffe le tumulte des remous sous la couverture ouatée de la neige. Le fleuve s'étend encore, mais reste figé sur ses conquêtes; ses victoires mêmes le rendent plus vulnérable au froid Implacable, l'hiver gagne du terrain, s'avance vers le Sud, remonte vers la source du fleuve. Chaque progrès de l'hiver refoule en amont les ravages de l'inondation.

De la colline où nous avons élu domicile, nous assistons à la lutte gigantesque. Lorsque enfin s'est tue la grande voix du fleuve vaincu, nous savons que pendant trois quarts d'année nous ne reverrons plus couler de l'eau; toute la nature est morte. Nous ne verrons pas de mouvements autres que ceux provoqués par le vent, nous n"entendrons pas d'autre bruit que ses mugissements. Ce lourd silence abat nos âmes.

Le Mackenzie gèle, c'est la route du retour fermée, c'est toute espérance refusée. Mon cœur aussi se ferme et se gèle dans sa détresse.

Novembre – Nous prenons nos quartiers d'hiver, à l'abri de la forêt qui nous fournira le bois. Je prends à cœur d'accomplir soigneusement les travaux qui m'incombent en tant que fils de Peaux-Rouges. Dans la glace qui recouvre le lac voisin, j'ai creusé un trou d'eau; ma tâche consiste à maintenir ouvert ce puits, à enlever la glace qui l'obstrue au matin, à balayer la neige qui l'envahit. Avec le traîneau et les chiens, je vais chercher l'eau pour chaque repas. J'en remplis une outre faite avec l'estomac d'un élan, et l'enveloppe soigneusement de fourrures de peur que l'eau ne gèle en chemin; même sous le wigwam on ne peut la garder longtemps liquide.

Je pourvois aussi à l'approvisionnement en bois; rude tâche lorsque la tempête se prolonge et que les Indiens nourrissent l'énorme brasier sans ménager ma réserve de combustible; le meurtrier qu'on tolère n'est-il pas là pour aller au bois dans le froid et la tourmente?

La fatigue de ces travaux ne m'éprouve pas; mon corps est robuste et exercé à la peine. D'ailleurs c'est avec soulagement que j'échappe quelques heures à l'obsession de la vie commune du wigwam. Là, je souffre abominablement. La hutte est une écurie jamais nettoyée. Comment la nettoierait-on? La neige nous encercle et nous domine. Le parterre est un mélange de boue et de neige dégelées par le feu, où traînent tous les immondices. A l'heure du repas, les hommes s'accroupissent autour du feu, déchirent avec leurs griffes et leurs dents le gibier rôti, et jettent sur le sol derrière eux les os mal rongés. Les femmes aux aguets dans l'ombre se saisissent de ces débris, et je ramasse moi-même ce que la faim me contraint à manger malgré ma répugnance. Les chiens se régalent de ce que les femmes ou moi ne prenons pas assez vite.

Toute la vie commune du wigwam est pareille, grossière et violente au delà de toute expression, et j'y suis traité littéralement comme un chien par ces sauvages. Et je n'ai le droit ni de le leur reprocher, ni de m'élever au-dessus de leur mépris. Ce sont là les Indiens du Nord, sauvages et libres, que j'avais rêvés nobles et généreux! J'étais hanté du désir de les voir et de les aimer. Maintenant, je suis leur fils d'adoption! Je partage leur vie dans toute sa révoltante bestialité.

Je supporterais plus facilement ma situation si j'étais là pour répandre le message de Dieu; mais j'y suis à cause de mon crime. Je n'ai été sauvé que par l'incompréhensible mouvement de pitié d'une païenne; la loi païenne m'a laissé la vie, je dois vivre reconnaissant chez les païens qui tolèrent ma présence. Ils me regardent comme un criminel, je n'ai pas le droit d'évangéliser. Je suis résolu à endurer toute indignité sans amertume et sans murmures; j'essaierai ainsi d'expier le meurtre.

Décembre – Le père rentre de la chasse. Il a abattu un renne au revers de la colline: «Allez chercher le renne, chiens!» C'est à Sagamore, sa femme, et à moi qu'il s'adresse. Sa dignité d'homme libre lui interdit d'apporter le gibier, c'est bon pour moi, le fils pardonné. Je vais avec ma mère d'adoption.

Dans la neige profonde, nous halons péniblement le lourd gibier. Le travail commun nous rapproche. En vérité, Sagamore paraît s'adoucir quelque peu; elle est touchée par mon obligeance à lui rendre service; elle n'en attendait pas autant de moi.

Certains jours l'humeur de Sagamore est exécrable; visiblement ma présence lui devient insupportable, selon les souvenirs évoqués par ses occupations. Elle souffre en pensant à son fils; elle regrette alors sa générosité à mon égard; des pensées de vengeance animent ses yeux noirs d'un sombre éclat; elle m'apostrophe avec véhémence. Mais en vérité, il m'est plus facile de supporter sa compréhensible colère que son pardon; car moi aussi je suis torturé par le souvenir de Hassel.

Fin de décembre – Les jours sont très courts; le soleil ne s'élève presque plus au-dessus de l'horizon. La rareté des beaux jours m'empêche de voir si le soleil est stationnaire ou s'il a repris déjà son ascension dans le ciel. C'est le temps de Noël; je n'en puis savoir plus, car j'ai perdu le contrôle exact des jours.

C'est le temps de Noël, et mon cœur est désespérément seul. Sagamore, ma mère, a pourtant quelques attentions pour moi; elle m'a demandé si j'avais des enfants; je lui ai parlé de ma femme et de ma fille. Il ne lui vient pas à l'idée que ma femme puisse souffrir de mon absence; l'inquiétude de ma fille paraît la toucher davantage.

J'aurais aimé l'entretenir de Noël, de Jésus, mais je n'ai pu surmonter mon effroi à la pensée que j'ai tué son fils. Je n'ose dire un seul mot du Christ à cette mère qui m'a accueilli quoique criminel.

25 décembre – Aujourd'hui, il a fait beau. J'ai profité du court instant où luit le soleil pour me retirer seul sous un sapin rabougri, sur la crête d'où le regard s'étend vers l'est à perte de vue. A midi, les plus petites collines portaient sur les plaines des ombres immenses; le soleil ourlait d'argent les arêtes, mais la nuit reprenait possession des vallées qu'elle avait à peine quittées. J'ai pensé à celles qui languissent sans nouvelles bien loin là-bas, par delà les plaines glacées.

J'inscrirai ce jour comme s'il était Noël, et je m'efforcerai de garder le contrôle du temps.

27 décembre 1844 – Ma mère Sagamore m'a parlé à nouveau de ma fille. Elle s'étonne que je sois venu lorsque rien ne m'y contraignait et malgré l'affliction qui me retenait. Elle ne peut comprendre que j'aie accepté de courir un pareil danger alors que j'étais heureux à mon foyer. Nous causons paisiblement de ma famille, mais un tremblement violent m'agite dès qu'elle mentionne ses enfants.

8 janvier I845 – Il n'est bruit ces jours au village que de guerre et de pillage. Les hommes projettent une expédition contre leurs voisins de l'ouest.

– Ils sont méchants, me dit-on; ils nous ont toujours nui; et puis... ils ont fait une bonne chasse aux renards bleus. Nous voulons nous venger de leurs affronts,... et prendre les fourrures!

– Ne se vengeront-ils pas à leur tour? ne viendront-ils pas aussi vous massacrer pour vous voler? Ne seriez-vous pas plus heureux en renonçant à la guerre?
– Mais dis donc, toi, n'est-ce pas toi qui as tué Hassel?

Le reproche sanglant m'écrase dans mon recoin obscur. Criminel, je n'ai pas le droit d'apaiser leur violence. Fils adoptif, je serai témoin, même complice en vérité, des forfaits de ma tribu !

15 janvier – C'est un mauvais jour pour Sagamore: elle pense à son fils. Elle ne m'a fait aucun reproche; aucune brusquerie même n'a trahi sa tristesse; mais elle me suit de ce regard qui cherche, par delà l'enfant adopté, le vrai fils. Ma mère n'a plus ni mépris ni rancune visible à mon égard; elle s'est habituée à ma présence et me supporte avec résignation. Mais j'aimerais mieux être battu, injurié violemment, que d'être supporté ainsi par une mère dont j'ai tué le fils. Devant elle, je gémis toujours d'être le meurtrier.

24 janvier – Quelques chasseurs, partant à la poursuite des rennes vers le sud, m'ont pris avec eux comme porteur. Nous sommes arrivés dans le village d'une tribu amie et sommes accueillis dans leurs wigwams. La tempête nous y retient. Devant ces inconnus, je me trouve délié de mon obsession. Je me surprends à annoncer de nouveau l'amour de Dieu, Les Indiens comprennent-ils mes paroles? je ne sais; mais le message que je leur délivre me fait du bien à moi-même, je me sens relevé de mon indignité.

Aurai-je maintenant le courage d'annoncer l'Evangile à ma tribu, d'adoption? Peut-être; mais peuvent-ils recevoir le message du salut de ma bouche ? ne verront-ils pas toujours en moi le criminel, échappé à leur vengeance par le seul caprice d'une femme?

 


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