Terres glacées
Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson
Chapitre 11: Le Phoque
Pour l'enfant
10 février – Magua, une petite-fille de Sagamore, est malade gravement. Le sorcier, reconnaissant le cas désespéré, renonce à la soigner; les parents mêmes se désintéressent alors de la fillette, qui se lamente sans répit. Je m'offre à prendre soin de l'enfant; comme plus d'une fois déjà. j'ai pansé des blessures avec succès, on me la confie.
Avec l'aide de Sagamore, j'installe Magua dans notre wigwam. Quelques tisanes faites avec des lichens, de même que nos témoignages d'affection, apaisent la pauvre petite. Je lui raconte alors pour la distraire quelques récits de Jésus. La fillette s'émerveille et se réjouit, elle réclame encore des histoires.
Que de difficultés surgissent pour moi: comment interpréter les beaux tableaux bibliques, les images de soleil et de végétation tropicale, de troupeaux et de moissons, pour que cette enfant les comprenne, elle qui n'a jamais vu ni maison, ni semailles, ni chariot? Comment faire revivre les paraboles quand on est blotti près d'un grand feu, enseveli sous la neige? Je parle du Bon Berger et de ses agneaux.
– Qu'est-ce qu'un agneau?
L'enfant n'en a jamais vu; comment l'expliquer?
– Dis-moi, Magua, quel est l'animal qui aime le mieux son petit?
– Ma grand'mère m'a toujours dit que c'est le phoque, et qu'il n'y a pas de maman plus gentille que le phoque pour son enfant.
– Sagamore, est-ce vrai?
– Assurément, mon fils. Descends en été le cours du Mackenzie, va jusqu'à la Grande Mer, tu verras des phoques. Regarde comment la mère allaite son petit sur la banquise et reste auprès de lui; pendant une lunaison et demie, elle le réchauffe de son corps; son amour de mère l'attache si bien à son enfant qu'elle renonce à manger elle-même pendant tout ce temps. Puis regarde comment le père et la mère conduisent leur petit jusqu'au bord de l'eau et lui apprennent à nager, avec quelle tendresse ils le soutiennent. Mon fils, celui qui aime le mieux son enfant, c'est le phoque!
Je reprends alors mon récit biblique: «Il vit Jésus, et il dit: Voici le petit phoque de Dieu», Dieu aime Jésus comme le phoque aime son petit. Et Jésus a le même amour pour tous «Il prendra les petits phoques dans ses bras, et il les portera».
J'hésite à dire ces mots, mais je me rappelle que le missionnaire J. Egède, il y a un siècle, au Groenland, a substitué la même image du phoque à celle de l'agneau pour représenter l'amour.
Magua est réjouie, elle comprend. Elle n'a jamais vu de phoques pourtant, mais souvent elle a entendu parler d'eux par sa grand'mère; elle connaît ainsi bien mieux les phoques que les renards dont les glapissements l'inquiètent. Elle réclame encore des histoires du «petit phoque de Dieu». La petite malade se voit elle-même portée par l'amour de Jésus comme un petit phoque dans ses bras; ses yeux brillent d'attendrissement et de confiance.
Près de nous, la grand'mère écoute. Elle aussi s'émeut de cette image de l'enfant aimé par Jésus comme le petit phoque par sa mère.
Dimanche 16 février – Magua s'affaiblit et souffre beaucoup; elle ne s'apaise que lorsque je lui raconte des récits bibliques. Sagamore n'en perd pas un mot non plus; je m'aperçois qu'elle répète les belles histoires à ses voisines. Aujourd'hui elle a fait un signe à la porte et deux ou trois femmes se sont glissées en silence dans le wigwam, pour écouter l'histoire du petit phoque aimé par le Grand Esprit.
26 février – La petite Magua est morte. Quelques heures auparavant elle a dit à sa grand'mère: «Je n'ai pas peur de mourir, je sais que Jésus m'aime, et qu'il vous aime tous, comme une maman phoque aime son petit phoque». Ces paroles de l'enfant ont éveillé une résonance profonde dans les cœurs des dures Indiennes qui l'entouraient.
La fillette est ensevelie dès le lendemain selon les rites indiens, Sur le tertre de neige, sa grand'mère place le totem du clan: sur la blanche écorce d'un bouleau elle a dessiné un phoque et son petit! Ce signe est le témoignage de son affection maternelle. Je comprends maintenant l'émotion causée par les images du «petit phoque de Dieu», et l'approbation qu'elles rencontraient.
28 février – La tombe de la fillette me retient. Magua est la première du village qui ait reçu le message de l'amour de Dieu, et qui m'ait témoigné de la confiance. Elle a éclairé la solitude, qui maintenant m'enserre à nouveau. Le totem du phoque m'émeut; ne représente-t-il pas l'amour maternel qui m'a sauvé la vie? Sur la pente du tertre invisible du village, je plante une petite croix de branches.
10 mars – Nous sommes repartis à la chasse. Un ouragan s'est déchaîné, le froid atroce nous confine sous le wigwam plusieurs jours. Un morne ennui s'appesantit sur nous. Les chasseurs racontent des histoires superstitieuses. Je ne peux ni m'élever contre leurs croyances, ni parler de la vérité. Comme toujours, je me tais.
– Et toi, Face-Pâle, n'as-tu rien à raconter pendant que passe la tempête? L'appel direct me ranime; je parle de Jésus, de son amour; je raconte l'histoire de l'Enfant prodigue et du Bon Samaritain. Les rudes chasseurs écoutent et sont touchés. Je saisis dans leurs regards une étincelle de confiance.
22 mars – Sagamore, qui est cet homme, là-bas? Il a l'air bon et loyal, mais tu ne lui parles jamais et, quand vous vous croisez, il s'éloigne de ton chemin.
– C'est le mari de ma fille.
– Il ne te parle pas?
– Il ne doit pas.
– Je veux aller le trouver, il m'est très sympathique.
– Tu ne dois pas lui parler, c'est le mari de ta sœur. Le sorcier te punirait.
Je m'incline. Je ne puis braver les lois de la tribu qui m'a accueilli. Plus tard, peut-être, serai-je libre? Pour l'heure, je n'ai pas le droit de rompre les traditions qui règlent la vie des Indiens. Puis-je d'ailleurs, en m'opposant aux coutumes, attirer des désagréments, peut-être les représailles des sorciers, sur ma mère d'adoption?
25 mars – Les chasseurs comme les squaws ont pris goût aux récits de l'Evangile. Lorsque la tempête nous retient sous les wigwams, on me demande une histoire.
Sous forme de passe-temps, pendant les jours de réclusion, j'explique à mes compagnons qu'on peut noter le langage par des signes. Avec un charbon, je leur apprends à écrire quelques mots faciles. Ils sont émerveillés. Les signes syllabiques sont si faciles à comprendre que la durée d'une bourrasque me suffit pour les leur enseigner. Ils sauront lire! Pourrai-je un jour leur remettre une Bible d'écorce imprimée dans leur dialecte? En attendant, j'inscris au charbon quelques paroles sur des peaux.
3 avril – Sagamore est grand'mère d'une nouvelle fillette. Il y eut aujourd'hui grande fête : l'enfant, âgée de sept jours, a été présentée à la tribu. Le sorcier a placé sur le visage du bébé le signe du phoque et de son petit, en disant: «Que cette enfant soit un phoque, qu'elle soit fidèle à sa mère et à son clan, et le Phoque la protégera».
10 avril – Un mariage a été célébré au village. Malgré la grossièreté régnante, le mariage est une alliance solennelle pour le clan. Il s'accompagne de rites et de festins. Sur le nouveau wigwam est placé le signe du phoque, pour que ce foyer garde l'alliance du phoque et donne l'amour maternel.
25 avril – Mère, vous vivez sous le beau signe du phoque et de son petit, sous le signe de l'amour; comment se fait-il que votre tribu soit aussi farouche pour venger le sang?
– Mon fils, va voir au bord de la mer; lorsque le phoque a installé sa famille sur un bloc de glace flottante, avec quelle vigilance il monte la garde! Tu crois qu'il dort, et pourtant il voit de tous côtés; qu'un intrus se présente et cherche à grimper sur le bloc, le père se jette sur lui avec férocité, le laboure de ses crocs, et le précipite à la mer. Nous aussi, pour défendre notre famille, nous vengeons le sang, toujours.
– Mais à moi, Sagamore, tu as pardonné! Pourquoi?
– Mon fils, je ne sais pas pourquoi. Je crois que c'est ton Dieu qui m'a donné cet amour, avant même que je le connaisse.
– Oui, ma mère, tout amour vient de Dieu. Mais comment a-t-il pu toucher ton cœur?
– Lorsque tu as raconté comment Hassel était mort, Dieu m'a donné son amour. Peut- être que, si mon enfant était venu ici vivant, avec toi, je ne l'aurais pas compris. Il fallait qu'il meure pour que je croie à cet amour; par sa mort, il a ouvert mon cœur.
Dégel
2 mai – Profitant des jours plus longs et de la neige excellente, nous sommes partis en chasse très au nord; nous poursuivons les bœufs musqués au rapide galop. Les habitants sont si dispersés et éloignés les uns des autres, que nous ne rencontrons personne. C'est le désert.
3 mai – A l'abri d'un vallonnement, j'ai trouvé les traces d'un campement: des Indiens ont vécu ici plusieurs mois; les remparts de neige qui protégeaient leurs wigwams sont encore visibles. Près du camp, un monticule de neige recouvre la tombe glacée de quelque membre de cette tribu. Sur ce tumulus sont plantées de magnifiques cornes de rennes. Je frémis: voici le totem de l'Indien que je cherche! Je fouille fébrilement l'emplacement du camp, aucun autre vestige ne me parle. Grandement troublé et avec une hâte insensée, je parcours les plaines enneigées à l'entour du camp: vais-je enfin retrouver mon Indien? Je franchis les crêtes, je scrute les ravins; il n'y a pas trace d'habitants. Les pistes ont été effacées par les tourmentes. Plusieurs jours je poursuis follement l'espoir qui a ranimé mon rêve. C'est en vain. Dans l'immensité glacée, je suis tristement seul; l'inutilité de ma recherche me désespère.
En un jour magnifique, j'atteins une crête d'où se découvrent de nouvelles plaines illimitées et désertes. Le soleil oblique les effleure, elles sont aussi inhospitalières qu'étincelantes. Au-dessus d'elles surgit un mirage brillant, attrayant, qui pâlit et s'efface. Je me retrouve seul, déçu, transi et lassé. Alors me revient la parole du sorcier eskimo: «Toute vraie sagesse ne se rencontre que loin des hommes, dans la vaste solitude. Elle ne peut être atteinte que par la souffrance et les privations. La souffrance est la seule chose qui révèle à un homme ce qui est caché aux autres».
Je regagne le village avec l'attente de ce que doit révéler la souffrance.
22 mai – Sagamore me témoigne une affection chaque jour plus confiante. La bonté, envers moi, de cette mère dont j'ai tué le fils me bouleverse.
Sagamore me demande aujourd'hui où se trouve son fils mort, d'après ma croyance. Sa question m'a transpercé; sous le choc, j'ai chancelé; puis j'ai parlé de l'espérance chrétienne, de Dieu qui reçoit les siens.
– Mon fils avait-il cette croyance quand il est mort?
Elle ne dit pas: quand tu l'as tué; elle ne l'a jamais dit. Je parle alors de l'assurance de Hassel, de son dernier regard, qui me suit partout, si douloureux, et pourtant paisible, confiant, sans reproche.
Sagamore me questionne encore sur le ciel, sur le revoir des morts. Elle se tait longtemps, concentrée en elle-même, puis me dit brusquement :
– Je veux croire comme mon fils, et je le reverrai.
24 mai – Cette nuit de nouveau j'ai revu, dans un cauchemar, Hassel mourant. Cette vision m'obsède tout le jour, je ne puis surmonter mon abattement. Voyant ma tristesse, Sagamore m'en demande la cause. Je lui avoue quels remords m'assiègent.
– Ne sois pas triste, Hassel a été plus heureux que s'il était resté sous le wigwam avec nous sans connaître ton Dieu.
C'est vrai assurément; mais ai-je le droit d'approuver? La mère reprend:
– Et nous aussi, nous sommes plus heureux maintenant que Hassel est mort pour nous. Son fils est mort pour elle, pour lui donner à elle la joie chrétienne! Cette vision lumineuse de la mère me saisit au point que je ne puis ajouter un seul mot.
25 mai – Je cherche à renouer l'entretien d'hier, pour moi à la fois si douloureux et si bienfaisant. Je raconte à Sagamore comment Jésus est mort pour donner la vie aux pécheurs. Nous causons des souffrances bénies.
Sagamore dit: «En vérité, je ne souffre plus à cause de la mort de Hassel; ne nous a-t-il pas, par sa mort, donné la vie Comme Jésus est mort pour sauver les pécheurs, Hassel nous a libérés en mourant pour nous. Je suis heureuse d'avoir donné mon fils pour que ce bonheur éclaire notre tribu».
Ces paroles m'émeuvent profondément; quelle admirable consolation à ma peine! Pourtant, puis-je accepter que cette mort, causée par moi ait été le chemin permis par Dieu pour sauver ce peuple?
30 mai – Des hurlements épouvantables me font bondir, un vacarme effroyable d'aboiements rageurs, de longs gémissements, d'appels déchirants, accompagnés des cris d'une joie bestiale, cruelle. Je ne devine que trop bien ce qui se passe: dans la forêt voisine, les Indiens rôtissent des chiens vivants en souvenir de quelque ancêtre. Le supplice des pauvres bêtes est le prélude d'orgies sauvages.
Maintenant que l'Evangile commence à éclairer cette tribu, je souffre beaucoup plus qu'autrefois de ces manifestations de la brutalité païenne. Les vieilles coutumes jouissent d'une redoutable emprise. De même, maintenant qu'on parle de Dieu sous les wigwams, je suis beaucoup plus peiné de la saleté et de la méchanceté qui les obscurcit. Et pourtant je suis solidaire de la tribu qui m'a adopté: il faudra bien que je mange, moi aussi, ma part des chiens rôtis vivants!
31 mai – L'orgie aboutit à une bagarre. Deux hommes violents luttent, pleins de rage. Je cherche à les séparer. L'un se retourne, haineux:
– Veux-tu me tuer comme Hassel?
Je fuis dans la forêt, persécuté par le remords.
15 juin – De sourds grondements nous parviennent du Sud. J'ai cru d'abord à l'approche d'un orage, mais le ciel est limpide et le roulement lointain ne cesse pas. Ce bruit persistant paraît causer de l'inquiétude aux bêtes comme aux hommes.
A dix heures le soir, inquiet, j'ai gravi la colline d'où le regard porte au Sud. Nous sommes aux jours les plus longs, le soleil n'est point couché encore; il ne disparaîtra que peu de temps sous l'horizon. Curieux contraste! Le soleil affirme que l'été est proche, et autour de moi c'est encore l'hiver de tous côtés; les plaines sont blanches et les rivières gelées; les forêts ne sont égayées ni par le chant des oiseaux, ni par le bourdonnement des insectes, ni par l'étincellement des fleurs.
C'est l'hiver, tout est silence. D'autant plus étrange paraît ce sourd roulement d'orage, qui plane sur les plaines mortes; il est impressionnant, menaçant, et pourtant il réjouit l'esprit, qui pressent enfin du mouvement, de la vie.
l6 juin – Les grondements se font d'heure en heure plus violents. Des rennes passent en troupes affolées, fuyant vers le Nord. Le village est en effervescence: on démonte les wigwams, charge les traîneaux, attelle les chiens.
– Sagamore, que se passe-t-il ?
– Il faut fuir sur les hauteurs; n'entends-tu pas le Mackenzie?
17 juin – Il était temps de fuir! Nous sommes sur la colline, la plaine se déroule immense à nos pieds, figée dans l'hiver. Les grondements du Mackenzie sont de plus en plus formidables. Nous gardons les yeux rivés sur l'ouverture de la vallée où apparaît le cours du fleuve gelé; nous nous attendons à voir déboucher de là un cataclysme.
A dix heures, le sol est ébranlé de soubresauts; un déchirement violent, comme une immense clameur suivie d'un roulement terrifiant, emplit la plaine. Entre les collines surgit un monstre brun, qui se précipite et dévore les prairies blanches. Il se rue à l'assaut des rives, s'étale au delà des berges, assiège les bosquets, les domine, les dévaste. Le Mackenzie n'est plus un fleuve, c'est un déluge furieux; il s'élargit sur vingt ou trente kilomètres et balaie tout sur son passage. Une vague d'assaut lui ouvre la route, raz de marée tourbillonnant qui entraîne pêle-mêle les blocs de glace énormes et innombrables et les troncs des arbres arrachés. Cette masse de choc s'amplifie des forêts qu'elle ravage et des glaces qu'elle fait sauter sur les rivières; elle roule, elle court dans la plaine, mugissante. Cette vague vorace marque les progrès des flots bruns sur les neiges.
Figés dans la stupeur, nous voyons passer à nos pieds ce flux hurlant, dans un fracas de glaces entre-choquées.
A l'issue de la plaine, les collines se rapprochent; le fleuve est resserré. Les blocs de glace entraînés se bousculent, s'appuient les uns sur les autres, obstruent le passage, se trouvent soudés par la pression, s'entassent encore; en un instant ils constituent un barrage élevé. Les flots du Mackenzie viennent buter contre l'obstacle et sont refoulés; de nouvelles vagues s'élancent à l'assaut et reculent, laissant sur le barrage de nouvelles glaces qui l'exhaussent. L'eau s'élève, le lac s'étend encore et gravit les pentes des collines.
Le Mackenzie, sans relâche, jette dans la mêlée de nouveaux flots. La lutte s'engage gigantesque entre l'eau et la glace, entre l'été et l'hiver. L'été déjà règne au Sud et libère les flots des puissants tributaires du Mackenzie. Ils débordent à la fonte des neiges; mais leur destin les porte au Nord, vers les glaces polaires encore soumises à l'hiver interminable. La glace s'oppose aux énormes masses liquides; l'hiver prétend résister à l'été. Mais la vie triomphe de la mort. La lutte se poursuit effrayante, jusqu'à ce que la digue cède sous la formidable pression des remous furieux. Dans un rugissement de bête traquée, dans un chaos infernal, le barrage est emporté, et la vague hurlante se précipite plus loin, toujours plus loin au Nord.
Le Mackenzie a passé; le Mackenzie a ouvert son cours, il s'est libéré.
18 juin – Les grondements du Mackenzie s'éloignent. La lutte gigantesque de l'été contre l'hiver se poursuit, l'assaut de l'eau contre la glace recommence toujours plus loin vers le Nord. Les vallées retentissent des échos des cataclysmes successifs par lesquels le dégel libère les fleuves.
19 juin – A travers la plaine, le Mackenzie coule magnifique. Ses flots sont bruns, limoneux; l'eau descendue boueuse des terres dégelées s'est chargée encore d'innombrables débris dans les remous des barrages effondrés... Qu'importe! C'est un fleuve qui passe, puissant; c'est enfin du mouvement entre les collines figées sous l'hiver de neuf mois.
C'est un chemin aussi! Ce fleuve superbe est formé par des rivières multiples, dont les sources voisinent sur la «terre haute» avec d'autres sources; et celles-là descendent à l'Est, forment d'autres rivières qui coulent vers les Grands Lacs. Ce fleuve boueux et majestueux, c'est la route ouverte vers Norway House.
En libérant le fleuve, le dégel rouvre aussi mon cœur. Pendant des mois, j'ai été accablé à tel point que je désirais à peine revoir mon foyer. Maintenant, c'est une débâcle en moi; la hantise du retour balaie et emporte toute autre pensée.
Le Sacrifice
22 juin – L'approche du printemps reporte mon cœur à Norway House. Je souffre de l'absence. Nuit et jour je suis en peine à cause de l'inquiétude de ma femme. Depuis mon départ, voici près d'un an, elle n'a pu recevoir aucune nouvelle. Assurément elle me croit tué par les sauvages; elle sait par le témoignage de tous les Indiens qu'on n'échappe pas aux supplices des Vengeurs du sang.
La loi païenne me contraint à rester ici un an encore. Fuirai-je? Les fleuves et les lacs vont s'ouvrir; le Mackenzie est en avance grâce au volume de ses eaux; le dégel ne tardera pas à dégager toutes les routes.
25 juin – Fuirai-je? Depuis quelques jours cette tentation me poursuit. Je n'y veux point céder: païens, ces Indiens m'ont sauvé la vie, je me suis remis à eux; les tromperai-je maintenant que leurs cœurs s'ouvrent à l'Evangile, et qu'ils m'accordent leur confiance?
27 juin – Sur la pente, j'ai perçu le murmure d'un filet d'eau! voir s'épancher une source, quelle joie! Le printemps revient, qui libérera les ruisseaux chantants, et les fleurs, et les insectes; pourquoi ne me libérerait-il pas aussi?
Le glouglou joyeux du ruisselet éveille mon désir de fuir. Ah! si j'étais gardé strictement, si les Vengeurs du sang me traitaient en ennemi, je n'aurais aucun scrupule à m'évader; mais ils me témoignent de la bonté. Puis-je me dérober à leurs lois, qui m'ont sauvé?
10 juillet – Des oiseaux sont arrivés du Sud; leur pépiement réjouit les forêts, où pendant dix mois le vent seul a chanté. Les petits oiseaux viennent, et bientôt ils repartiront... Moi, je dois rester!
12 juillet – Des papillons voltigent; ils cherchent les premières fleurs timides, blotties dans les creux abrités. Les papillons brillent au soleil, et bientôt se rendormiront: heureux insectes, ils ne souffrent pas du proche retour du long hiver!
Dimanche 13 juillet – Que j'ai eu de peine à prêcher aujourd'hui! Mon cœur ne pouvait rester ici, il s'envolait bien loin... Qu'il est dur d'annoncer l'espérance dans la clarté du printemps, quand on se refuse à soi-même l'espérance la meilleure.
16 juillet – J'ai cueilli quelques gentianes, là, sur cette crête ensoleillée; les premières fleurs du printemps! Chaque année, à l'éveil de l'été longtemps attendu, nous faisions fête au premier bouquet que j'offrais à ma femme.
Auprès des fleurettes souriantes, longuement je lutte contre moi-même. Quelle obsession: retourner au foyer, rendre le bonheur à celles qui se désespèrent dans l'ignorance de mon sort. Irai-je? Mon canot est prêt; nul ne me rejoindrait, je sais encore ramer vigoureusement. Fuirai-je?
Le soir – J'ai apporté les gentianes, les yeux de lumière, à Sagamore; je resterai! Ma mère fut réjouie de mon attention plus que je ne l'eusse pensé; ces quelques fleurs dans le wigwam sordide sont une clarté d'espérance.
17 juillet – Je souffre de voir ce sourire des premières gentianes ici; j'aurais voulu les porter ailleurs. Là-bas, à Norway House, il n'y a point de joie, bien que le printemps s'y soit installé depuis plusieurs semaines.
18 juillet – Toute la nuit encore, j'ai lutté. Ce matin mon sacrifice est accepté, plus terrible pour celles que j'aime que pour moi-même. Je resterai. Dans six semaines déjà les fleuves gèleront dans le Nord, et le long hiver recommencera. Mes bien-aimées attendront un an encore les nouvelles, ou plutôt elles n'en attendront plus du tout. Elles se consumeront dans leur chagrin. Je dois rester, je serai fidèle!
Sagamore a soulevé un coin de la tente du wigwam; un rayon de soleil est tombé sur le bouquet de gentianes, elles resplendissaient délicieusement dans cette obscurité. Leur éclat m'a navré, je n'ai pu retenir mes larmes. J'aurais aimé que les gentianes se fussent fanées.
19 juillet – Les gentianes du foyer me font mal au cœur, mais elles me parlent. Elles se flétrissaient, j'en ai rapporté de nouvelles. Sagamore les remarque; lui parleraient-elles aussi? Ma mère s'est aperçue de mon émoi, chaque fois que mes yeux se portent sur les fleurettes. Elle me regarde en silence, souffle sur les braises du foyer, m'observe encore de ses yeux noirs si profonds: «Mon fils, tu t'ennuies de ta fille!»
Elle remet quelques brindilles sur le feu, puis me dit sans émotion apparente, mais avec une grande douceur:
– Puisque, toi, tu peux rejoindre l'enfant qui te manque, va! Les fleuves sont ouverts, va vers celles qui t'attendent.
Le coup m'a fait chanceler, Sagamore était de nouveau penchée vers le foyer, lorsque j'ai pu maîtriser mon émotion.
– Ma mère, tu sais que je dois rester encore une année. Ta bonté m'a sauvé, je suis ton fils, je resterai fidèle auprès de toi.
– Mon fils, tu m'as consolée de la mort de Hassel; tu m'as parlé du Sauveur qui nous aime tous, les mères et leurs enfants. Je puis vivre maintenant avec cette lumière que tu m'as donnée. Va consoler celles qui ont besoin de toi.
Immédiatement Sagamore a proposé ma libération. Au feu de conseil, les chefs de la tribu en discutent; plusieurs s'étonnent de cette dérogation à leurs lois, mais nul ne s'y oppose. Je suis libre!
Le soir j'ai vérifié mon canot, l'«Ile de lumière» sera de nouveau messagère de joie. Sagamore me pourvoit d'abondantes provisions; elle est émue par mon départ. L'été est court, je dois me hâter si je veux franchir la «terre haute» et redescendre les fleuves avant qu'ils regèlent.
Dimanche 20 juillet – Toute la tribu s'est assemblée à l'appel pour la prière. Ceux qui me méprisaient esclave tiennent à écouter aujourd'hui l'homme libre qui va les quitter.
Réellement je me sens affranchi; pour la première fois depuis un an, j'ai le droit d'annoncer la délivrance par l'Evangile. Quelle joie enfin d'oser prêcher Jésus crucifié à cette tribu! Les voici assemblés, quel sera mon message? Au-dessus de leurs visages attentifs m'apparaît l'image de Hassel mourant: je parlerai du sacrifice.
Le phoque se sacrifie pour son petit, parce qu'il l'aime. Je décris la tendresse du phoque, et le sorcier lui-même écoute surpris. Dans son amour, chaque mère des hommes se sacrifie pour son enfant; elle expose sa vie pour donner la vie. De même chaque guerrier indien est prêt à sacrifier sa vie pour que la tribu qu'il aime puisse vivre.
Sagamore s'écrie: «Il n'y a pas de vie sans sacrifice; il n'y a pas de famille heureuse s'il n'y a pas l'amour d'une maman qui se donne; il n'y a pas de tribu forte si ses enfants sont égoïstes. Ceux qui se refusent au sacrifice arrêtent la vie». Pareille compréhension m'étonne à peine de la part de celle qui a dit: «Je suis heureuse d'avoir donné mon fils».
Je conclus: vous êtes les fils du Phoque, vous êtes les enfants du sacrifice. Le sacrifice vous a donné la vie et l'a marquée. Mais il y a encore un autre sacrifice, que vous ne connaissez pas, et qui donne une vie toute nouvelle. Vos cœurs sont méchants, vous ne savez pas vivre en paix; vous en êtes malheureux. Dieu aime les hommes; pour les sauver du malheur, il a envoyé son Fils, qui était son petit phoque bien-aimé. Le Sauveur a eu pitié de tous les malheureux; il les a aimés, mais ils ne l'ont pas compris et l'ont persécuté. Il les a aimés quand même, et il leur a donné sa vie. Il s'est sacrifié pour les faire naître à la vie de l'amour.
Je raconte alors la mort de Jésus sur la croix, tout son amour, toutes ses souffrances, tout son sacrifice. Ils écoutent le récit sublime, intéressés d'abord, puis touchés, émus, enfin saisis. Je termine: Jésus a donné sa vie pour vous; petit phoque de Dieu, il s'est sacrifié pour que vos cœurs endurcis retrouvent la vie en Dieu.
Ne voulez-vous pas abandonner votre méchanceté pour vivre heureux avec Dieu?
Alors passa sur la tribu une vague puissante comme celle du Mackenzie lors de la débâcle: les cœurs rudes dégelèrent, l'esprit de vengeance qui formait barrage en leurs âmes fut emporté avec de sourds craquements, et un fleuve nouveau coula, boueux d'abord, mais puissant et destiné à s'éclaircir à mesure que s'avancerait le printemps. Dieu saisissait leurs âmes.
Quant à moi, je me rappelai la parole de Mustagan le guide «Même quand nous sommes aveuglés et que nous ne comprenons pas notre route, nous allons où nous sommes conduits, nous arrivons là où nous sommes attendus».
Lundi 21 juillet – Au point du jour, je quitte ma famille indienne. Au moment du départ, Sagamore glisse dans mon canot un rouleau précieux: «Tu le déposeras sur la tombe de Hassel en témoignage de mon amour». Je regardai: c'était une écorce de bouleau portant le signe du phoque et de son enfant.
* * * *
Jour après jour, je me hâte au long des fleuves. Chaque halte m'est pénible, elle prolonge la souffrance de ma femme.
30 juillet – La tempête a agité le fleuve violemment; il pleut sans répit. Je ne m'arrête pas, je ne veux pas perdre un jour.
7 août – Un daim est apparu sur la rive, m'offrant une agréable variation au régime de l'affreux pemmican indien. Mais je n'ai pas une heure à perdre à dépecer et cuire ce gibier. Je me hâte. Au delà de la «terre haute», j'aurai peut-être des nouvelles des miens par les équipages des canots; cet espoir active ma rame.
27 août – Depuis une semaine je redescends vers l'Est. Je n'ai aperçu aucun équipage de Norway House; la saison s'avance, évidemment les canots descendent les fleuves devant moi. Ils arriveront avant moi, ce sera encore une douleur pour les miens que de les voir revenir sans nouvelles. Quelle détresse pour ma femme! Cette pensée me fait ramer avec plus d'énergie encore, pour essayer de rejoindre les transports si rapides.
2 septembre – Les brouillards d'automne traînent sur le fleuve; ma rame est lourde. Je m'approche du lieu où Hassel est mort. Ma rame effleure l'eau, silencieuse et craintive. Voici l'anse de la rivière; ici la clairière sur la rive; je vois le tertre. L'émotion me domine; je pleure beaucoup au souvenir douloureux.
Contre la croix plantée par Oig l'an dernier, j'appuie l'écorce portant le phoque et son enfant, dessinés par l'amour maternel. La croix et le phoque réunis! Je frémis: sous deux formes si différentes, n'est-ce pas le symbole de l'amour et du sacrifice?
13 septembre – Un coude du fleuve encore, et je verrai le village. Je suis brisé; j'ai grande peine à ramer. Le courant heureusement me porte vers Norway House. Brusquement notre patrie canadienne est en vue, dans le soleil couchant; l'émotion obscurcit mes yeux.
Là-bas, quelques enfants jouant près du fleuve ont reconnu mon canot; à pleins poumons ils crient: «Voilà l'«Ile de lumière! L'Ile de lumière revient!» Leurs cris sont repris par d'autres, tout le village en est ébranlé; tous se précipitent. La nouvelle court sur les toits, descend en chaque cabane, jusqu'à ce qu'elle ait découvert et ranimé deux pauvres femmes qui pleurent depuis quatorze mois, l'une se croyant veuve et l'autre orpheline. Leur porte vole, et elles aussi accourent éperdument.