Terres glacées
Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson
CHAPITRE 9: Combat de la foi
Grave conflit
Je redoute d'entrer en lutte avec la Compagnie de l'Hudson. Ses administrateurs m'ont admirablement reçu à Norway House; pendant plusieurs années nous avons vécu dans la plus franche cordialité, mais un désaccord surgit. Comme nous ne voulons céder ni la Compagnie ni moi, l'affaire peut devenir grave. Il s'agit de savoir si les équipages de rameurs Indiens devenus chrétiens ont le droit de respecter le dimanche.
La principale ressource du Canada est le commerce des fourrures. Le trafic entre Blancs et Indiens se fait par échanges, dont les marchands européens savent garder les avantages. Dès le début du XVIIe siècle, une Société se constitua pour organiser ce négoce et en profiter: la Compagnie de la Baie d'Hudson.
Elle installa ses premiers comptoirs, nommés factoreries, sur les côtes de la Baie d'Hudson, puis sur les Grands Lacs. Ses affaires étant très fructueuses, elle pénétra graduellement vers le centre du pays où de nombreux chasseurs indiens poursuivent les fourrures les plus précieuses. La Compagnie contrôle ainsi tout le commerce de l'intérieur du Canada; elle en organise les voies de transport et les communications. Elle a une influence sans rivale, un empire tout-puissant qui étend ses ramifications sur des milliers de kilomètres.
Les principaux centres de cette puissance sont la factorerie d'York, sur la Baie d'Hudson, et Norway House, à l'extrémité septentrionale du Lac Winnipeg. C'est là que les marchandises amenées d'Angleterre sont troquées contre les fourrures. D'autres postes sont disséminés à l'intérieur du continent. Les communications avec ces postes, éloignés de 3 et 4000 kilomètres, ne sont possibles qu'une fois l'an par la voie fluviale.
A mesure que la Compagnie porte plus loin vers l'ouest et le nord ses postes avancés, le problème des transports s'aggrave. Les distances sont si grandes et il y a tant de difficultés à vaincre, qu'un seul convoi ne peut pas voyager assez rapidement de l'intérieur du pays à la mer pour franchir ces immenses espaces en un court été. Autrefois les fourrures étaient en route deux ou trois ans, au grand détriment de leur conservation; certains envois ont mis sept ans pour parvenir à Londres.
Pour parer à ces retards, la Compagnie recrute parmi les Indiens des équipes de hardis bateliers, sur la rapidité desquels elle peut compter. Elle exige d'eux, pendant les semaines de l'été, un effort énorme et sans répit; car il s'agit d'amener avant l'automne aux ports de mer, les fourrures amassées pendant l'hiver précédent, et d'atteindre à temps les vaisseaux en partance, toujours pressés à cause des grands dangers de la navigation à l'entrée de la Baie d'Hudson.
Voici comment sont réglés les plus longs de ces transports, ceux provenant du bassin du Mackenzie. Une partie des eaux du Canada se dirigent vers le Nord, deviennent tributaires du Mackenzie et se jettent dans l'Océan glacial. Une autre partie s'écoule vers le sud et vers l'est, rejoint le grand fleuve Saskatchewan, et, traversant le lac Winnipeg, se déverse dans la Baie d'Hudson. Entre ces deux bassins, la ligne de partage des eaux est marquée par une contrée montagneuse, appelée la «terre haute».
Dès le dégel, des convois venant du nord et de l'est se dirigent simultanément vers cette ligne de partage des eaux. Les premiers viennent des rives de l'Athabasca, ou même du fort Simpson sur le Mackenzie. Là, tout l'hiver, les chasseurs indiens ont amoncelé des fourrures magnifiques. Dès que lacs et rivières sont navigables, les chasseurs du nord convoient leurs richesses, remontent les fleuves vers le sud jusqu'aux portages de la «terre haute».
A la rencontre de ces convois viennent ceux de Norway House. L'été précédent, les vaisseaux ont amené d'Angleterre à la Baie d'Hudson les provisions et objets d'échange. Déposés à la factorerie d'York, ces chargements ont, autant que possible, été conduits à Norway House avant l'hiver, en remontant le Nelson. Au dégel, soit en juin, les brigades quittent Norway House, remontent le Saskatchewan et gagnent aussi la «terre haute».
Là, ces différents convois échangent leurs marchandises selon le système de commerce si favorable à la Compagnie. Chacun alors revient sur ses pas et regagne son point d'attache avant l'hiver, les uns avec les précieuses fourrures, les autres avec des vivres et des étoffes chaudes. Mais les bateliers de Norway House n'ont pas encore achevé leur tâche: ils doivent descendre au plus vite le Nelson jusqu'à la Baie pour livrer leurs fourrures aux vaisseaux, et reprendre les objets d'échange pour l'année suivante.
Ainsi, chaque jour, les brigades se hâtent au long des divers fleuves des immenses concessions de la Compagnie. Dans les dangers et les fatigues, ces équipages d'Indiens travaillent en héros. Leurs guides ont une grande expérience; extraordinairement habiles à franchir les rapides et experts à discerner l'approche des orages, ils savent parer à tous les dangers menaçant les voyageurs ou la cargaison. Ils sont honorés et récompensés selon leur talent à faire avancer leur brigade avec rapidité et sécurité. Inévitablement de farouches rivalités s'élèvent entre les guides comme entre les brigades, et les rameurs peinent et s'acharnent jusqu'à l'extrême limite de leurs forces.
Les «portages» réclament les plus grands efforts; une équipe hisse les grands canots, tandis que les autres rameurs se chargent des marchandises, réparties en colis de 40 kilos. Chaque Indien porte sur son dos deux et souvent trois colis, soutenus par une courroie qui passe au travers du front. Ainsi chargés, excités toujours par les cris des guides, ils avancent au pas de course sur les mauvais chemins des portages, parfois fort longs ou encombrés de troncs et de rochers.
A peine rembarqués, ils reprennent les rames pour remonter les fleuves interminables ou franchir les grands lacs. Sans répit et toujours en hâte, du moment où les glaces fondent sur les rivières et les lacs jusqu'au retour du gel en septembre, les équipages indiens portent ou rament sans trêve. Souvent les dernières brigades n'arrivent pas à destination, surprises par l'hiver et le gel des fleuves. C'est un retard d'un an pour les fourrures, qui se détériorent, et une perte considérable pour la Compagnie.
Telle est l'organisation de la toute-puissante Compagnie de la Baie d'Hudson. Pendant plusieurs années, j'ai vécu en excellents termes avec tous ses agents anglais, heureux d'être visités par un pasteur dans leur isolement. Mais maintenant les difficultés naissent et se multiplient parce que j'enseigne aux Indiens à respecter le dimanche.
Le conflit est ouvert, je ne puis pas céder; il s'agit d'une question essentielle. Dans mes voyages les plus longs et les plus pressés, je garde rigoureusement sa place au dimanche et je ne mesure pas le temps consacré à la prière. J'enseigne aux Indiens à sanctifier le dimanche même si le camp est glacial et la tempête harassante; le repos dominical est pour tous un bien spirituel nécessaire en même temps qu'un bien physique. En fait, sous tous les cieux, l'observation du dimanche marque un degré capital de la civilisation des peuples; qui respecte le dimanche cultive son âme. Il est donc nécessaire que les Indiens chrétiens observent le jour du Seigneur en toutes circonstances.
Voilà pourquoi, à peine convertis, nos Indiens veulent respecter le jour du repos. Mais c'est poser une grave question: les équipages chrétiens des canots peuvent-ils observer le dimanche? peut-on exposer les précieux chargements de fourrures aux risques d'un retard?
Chaque employé de la Compagnie de l'Hudson est intéressé à la question, chacun étant payé en proportion des bénéfices de l'entreprise. Ils ne supportent les privations de leur rude vie dans ce pays de désolation que par l'espoir de s'enrichir rapidement. Aussi furent-ils stupéfaits et indignés lorsque plusieurs de leurs meilleures brigades de rameurs et quelques centaines de porteurs déclarèrent qu'ils ne voulaient plus travailler le dimanche. Un septième de l'été déjà si court perdu dans la paresse! Qu'allait-on devenir? Ne serait-ce pas la désorganisation et la ruine de tout le commerce, la perte de leurs bénéfices? Le conflit en est à ce point: la Compagnie interdit à ses rameurs de s'arrêter le dimanche. Je vais discuter avec l'agent général:
– Quelle idée stupide et révolutionnaire, me dit le directeur, avez-vous donnée aux Indiens? Taisez au plus tôt ces fantaisies déplorables; que tous rentrent dans l'ordre.
– Sir! votre Compagnie aurait-elle à souffrir d'avoir des serviteurs chrétiens? Ne devriez-vous pas au contraire vous féliciter de compter des porteurs honnêtes, en qui vous pouvez avoir toute confiance? Je suis assuré que les brigades qui se reposeront le dimanche feront plus d'ouvrage en six jours que les autres en sept.
A cela, le directeur ne répond que par des moqueries. Il est obstiné et fermé à toute suggestion. Je lui propose de faire l'essai avec un équipage chrétien, il s'emporte.
Nos Indiens chrétiens sont eux-mêmes hésitants; ils désirent fort respecter le dimanche, mais craignent d'être distancés par les équipages païens. Pour convaincre nos Indiens en même temps que les agents de la Compagnie, il ne me reste qu'une solution: je dois faire moi-même l'expérience. J'y suis résolu, je ferai avec mon canot la preuve que d'observer le dimanche ne retarde pas le voyage.
L'occasion d'un premier essai me fut offerte au début de l'été de 1842. J'avais projeté déjà de me rendre dans le cours supérieur du Saskatchewan, lorsque j'appris que la Compagnie envoyait sur la même route un de ses canots les plus rapides pour une communication urgente. Je décide de concourir et lance un défi. Le canot de la Compagnie est monté par une escouade de choix; je me fais accompagner d'un nombre égal de rameurs, sous la conduite de Kahwonaby. Nous rendons les charges égales. Le canot de la Compagnie, choisi parmi beaucoup d'excellents, est bien meilleur que le nôtre. Nous nous arrêterons le dimanche tandis que nos adversaires rameront sans trêve ni repos.
Pendant des semaines, nous luttons au long du Saskatchewan. Nous sommes distancés le dimanche, mais rejoignons au cours de la semaine; c'est un combat héroïque. Les païens rament avec rage, mes chrétiens avec un bel enthousiasme.
Au septième «portage» nous nous trouvons retardés par une curieuse rencontre. D'un affluent débouche un canot dont les occupants nous saluent par des cris sauvages. Ils remontent le Saskatchevan à notre suite et forcent la rame pour nous rejoindre avant le portage. Mes hommes se défendent, mettent pied à terre les premiers et se précipitent sur le sentier ardu, portant bagages et canot. Je dois avouer que si, à la rame, je puis en remontrer à n'importe quel Indien, je n'ai jamais réussi à suivre leur course par sauts extraordinaires sur les affreuses pistes des portages. Je me laissai rejoindre par l'équipage inconnu.
Nos canots reprennent l'eau même en temps. La lutte s'engage entre les deux équipages. Confus d'avoir retardé les miens au portage, je prends une rame pour les aider; cette joute m'amuse. Mais subitement je suis frappé par l'aspect farouche du chef du canot rival. J'ai tout loisir de l'observer, nous ramons presque bord contre bord. Ce chef est un colosse magnifique, décoré d'un hérissement de plumes, de cornes et de dents. Mais visiblement ce combat l'irrite; la rage accentue ses traits énergiques dès que nos rameurs paraissent l'emporter sur les siens. Son aspect féroce m'excite à soutenir la lutte, mais subitement mes hommes faiblissent, et se laissent prendre quelques longueurs par l'adversaire.
Je m'aperçois que les miens ont cédé sur un signe de Kahwonaby; le pilote me dit: «Missionnaire, ne lutte pas avec Maskepetoon; il se vengerait, c'est un homme méchant et fourbe». Mes rameurs ne sont point peureux; à armes égales, ils combattraient vigoureusement; mais Kahwonaby a la grande sagesse de ne pas vouloir exaspérer un païen violent pour une gloriole vaine.
Maskepetoon, fier et hargneux, disparaît au tournant de la rivière avec un ricanement sauvage. Que nous importe? Nous soutenons une lutte bien plus grave, où nous ne nous laisserons pas vaincre.
Les semaines s'écoulent; nous regagnons enfin Norway House. Les chrétiens acclament notre retour, nous sommes les premiers. Les agents de la Compagnie attendent avec une grande impatience leur canot si rapide: il n'apparut que le surlendemain. A l'aller déjà nous l'avions battu d'un jour.
Maskepetoon
Notre victoire sur le canot de la Compagnie a fait du bruit; tout l'hiver on en discuta sous les wigwams. Nos chrétiens ont maintenant foi entière en la valeur de l'observation du dimanche, Ils sont résolus à obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes; l'été prochain, quels que soient les ordres de la Compagnie, ils se constitueront en brigade chrétienne. Entre Indiens les défis se croisent; chacun se passionne à savoir qui accomplira le plus rapidement le grand voyage, de la brigade qui sanctifiera le dimanche ou de celles qui l'ignoreront.
Au début de juin l843, les brigades partent. Nous encourageons fortement les chrétiens à être fidèles à leurs principes, mais nous comprenons combien il leur sera dur de voir leurs rivaux prendre une grande avance le dimanche. Conduits par Kahwonaby, ils vont remonter le Saskatchewan; ce sera une lutte de plusieurs semaines pendant lesquelles nous n'aurons aucune nouvelle.
Les agents de la Compagnie sont furieux. Stupéfaits de notre victoire de l'an passé, ils sont exaspérés de la prétention des chrétiens à renouveler l'expérience. Pendant que les rameurs combattent sur le fleuve, nous avons à supporter à Norway House d'incessantes brimades. Nous avons subi d'abord de violentes protestations, puis des menaces, enfin une véritable persécution, tenace et lâche.
Ce conflit du dimanche nous ouvre des temps difficiles. Les intéressés blancs cherchent à saper mon autorité auprès des Indiens par d'infâmes calomnies; ils entreprennent des démarches pour me faire rappeler en Angleterre, suscitant même de faux témoignages. L'été s'annonce mauvais pour nous.
22 juin – Maskepetoon a débarqué à Norway House; son arrivée a fait sensation. Chacun craint ce guerrier farouche, que rend redoutable autant son esprit vindicatif que sa force herculéenne. C'est un terrible voleur de chevelures! On l'admire et on le fuit; il ne doit guère rencontrer de sympathie!
23 juin – Annoncé par le cliquetis des dards de porc-épic attachés à son grand manteau de cuir de bison blanc, Maskepetoon surgit entre deux wigwams. Va-t-il engager une discussion violente? Non; il a reconnu le Visage-Pâle rencontré sur le fleuve et m'aborde gaiement. Il ne m'a pas gardé rancune de notre joute; m'aurait-elle au contraire acquis son estime pour mes qualités de rameur?
Son aspect m'impressionne; quelle splendide allure ont ces chefs indiens! Tout en eux respire la fierté d'une race forte: la beauté du costume, la sauvagerie des ornements, les tatouages effrayants, la crânerie du maintien. Maskepetoon est un bandit: les chevelures suspendues à sa ceinture le proclament à l'envi; et pourtant je ne puis me défendre d'admirer sa prestance, sa dignité. On sent le chef, et d'instinct on le respecte, malgré sa brutalité.
29 juin – Presque chaque jour Maskepetoon me rejoint pour échanger quelques mots; il a pour moi une visible sympathie, il désirerait lutter pour voir lequel de nous deux est le plus fort! Moi-même je ne puis me défendre d'aimer ce sauvage. Les scalps dont il tire gloire me répugnent; je crois entendre hurler ses victimes, lorsqu'il les saisit entre ses terribles griffes. Je le vois empoigner la chevelure flottante d'un ennemi qui chancelle, et trancher d'un coup circulaire le cuir chevelu à l'aide de cet affreux couteau de pierre bien aiguisé, toujours suspendu à portée de sa main. Quel horrible bourreau! Et pourtant, quelle magnifique noblesse!
1er juillet – En vérité, je préfère la violence de Maskepetoon à la fourberie des Blancs. Les agents de la Compagnie recherchent des dénonciations calomnieuses pour me monter un procès, qu'ils jugeront eux-mêmes. Ils ne peuvent supporter que des rameurs menacent leurs intérêts en se reposant le dimanche.
Nous sommes en butte aux mille tracas d'une persécution de plus en plus déclarée. On cherche à me rendre impossible la vie au Canada. Pour toutes mes communications, je dépends de la toute-puissante Compagnie de l'Hudson: elle ne m'épargne aucune difficulté, aucune chicane, espérant que, découragé, je quitterai le pays.
Mais je tiendrai tête à l'orage, pour acquérir aux Indiens le droit d'être fidèles au respect du dimanche.
3 juillet – J'essaie de parler à Maskepetoon de Jésus. L'Evangile parviendrait-il à toucher ce sauvage féroce et magnifique?
– Visage-Pâle, ton Dieu n'est pas pour des guerriers comme moi; propose-le aux Squaws, elles ont besoin d'apprendre à obéir. Moi, je ne serai jamais chrétien, tant qu'il restera un scalp à prendre ou un cheval à voler chez les Pieds Noirs!
21 juillet – Missionnaire! cours vite chez Maskepetoon! sa femme a été scalpée.
– Par qui? Elle est sans doute morte, la pauvre, que pourrait-on faire pour elle?
– Non, elle vit! Elle saigne beaucoup, mais elle parle, elle hurle plutôt... et personne n'ose aller à son secours, parce que c'est Maskepetoon lui-même qui l'a scalpée.
– Quel brigand! J'y cours.
A l'entrée du wigwam, je croise Maskepetoon. Indigné, je lui dis son fait. Lui s'explique: sa femme a excité sa colère, la leçon est méritée! Quelle brute! Il s'explique... c'est donc que sa colère est tombée et qu'il n'est pas très sûr de son bon droit. Il me laisse entrer et prend le large pendant que je panse la pauvre femme. Survivra-t-elle à l'atroce blessure? La tête est dénudée comme une pierre. Je parviens à arrêter le sang qui inondait son visage.
22 août – Nous n'avons encore aucune nouvelle des convois; de part et d'autre l'impatience grandit de connaître l'issue de ce long combat pour le dimanche. Nos chrétiens auront-ils été fidèles? ne se seront-ils pas découragés en voyant les autres brigades prendre l'avance au début de la deuxième semaine? se seront-ils trop fatigués en forçant la rame pour rejoindre leurs rivaux? Nous sommes inquiets.
La même nervosité agite les agents de la Compagnie, qui nous font sentir leur mécontentement par d'incessantes querelles.
24 août – Maskepetoon me fuit. J'ai aperçu sa femme: l'horrible blessure est cicatrisée; la pauvre promène sous le soleil un crâne parfaitement dépouillé, poli et brillant, os blanchi comme celui d'un cadavre. Mais elle se porte bien; elle ne paraît ni souffrante ni humiliée de l'épouvantable supplice; n'appartient-elle pas à son mari? S'il lui a plu de lui ravir sa chevelure, n'était-ce pas son droit?
27 août – Quelque joie me console parfois de la brutalité des Indiens et de la méchanceté sournoise des Blancs. Ainsi, je fus appelé chez Mosaquit, il y a une semaine.
Mosaquit a eu quelques années chargées de malheurs; l'infortune a excité en haine contre la Mission sa dureté naturelle. La mort lui prit d'abord son fils aîné, qui était sa gloire; puis sa femme, l'été dernier. Son second fils, courageux et intelligent, s'était converti; il essaya d'apaiser la rage de son père: «Père, ne veux-tu pas prier? La prière, c'est l'échelle sans laquelle tu ne monteras pas au ciel, et si tu n'y vas pas, tu ne reverras jamais notre mère». Ce fils tomba malade pendant l'hiver. «Cher père, prie, – s'était-il écrié, mourant, – prie, je te supplie de le faire!» Puis il mourut, mais le cœur du père n'avait pas été fléchi. Enfin, il y a une semaine, le dernier fils de Mosaquit, un garçon de trois ans, est mort. Aujourd'hui, Mosaquit, vaincu, m'a fait venir; le père entend enfin l'appel de ses enfants.
28 août – Maskepetoon entendra-t-il aussi un jour l'appel du fils qu'on lui a tué ce printemps? Il reste invisible; serait-il accessible à la honte? Je ne le recherche pas; depuis qu'il a scalpé sa femme, sa brutalité m'indigne; je doute qu'il puisse être touché par l'Evangile, il est trop cruel.
Le Signe vainqueur
2 septembre – Une clameur s'élève des bords de la rivière. Pressentant du nouveau, j'y cours. Des canots surgissent de la brume du soir, au tournant du fleuve; ils se suivent en bon ordre, près les uns des autres. Tout le village est massé sur la rive, haletant, cherchant à reconnaître les arrivants. Ils s'approchent sans hâte, on sent leur fatigue; la cadence des rames chante pourtant la joie du retour.
Il n'y a plus de doute; cette forte carrure et cette prestance de chef, c'est Kahwonaby. Les chrétiens sont les premiers; ils abordent tranquillement, assurés d'une large victoire; ils se savent en avance de plusieurs jours. Malgré leur fatigue, ils demandent à se rendre immédiatement au temple; un court service d'actions de grâces y réunit les rameurs et leurs familles. Puis ils vont manger et se reposer; nous attendrons à demain pour écouter leur récit.
Dimanche 3 septembre – Dès le matin, toute la population présente à Norway House s'assemble au temple; les païens sont attirés par la curiosité, de même qu'un agent de la Compagnie, chargé de faire rapport à son chef. Maskepetoon est venu aussi; il est entré, fier et dédaigneux, faisant du bruit et bousculant ses voisins pendant le culte, pour bien montrer que ces choses ne l'intéressent pas. Cependant la victoire des rameurs chrétiens l'a fortement impressionné, il veut entendre leur récit.
Kahwonaby se lève et narre le voyage:
Vous avez vu que nous sommes partis en même temps que les autres brigades. En traversant le lac Winnipeg, nous avons ramé près les uns des autres. Dès l'embouchure du Saskatchewan, nous prenons un peu d'avance pour être les premiers aux portages. Là, la troupe se disloque, et les chrétiens sont en tête.
Le samedi, nous forçons un peu l'allure, pour camper une dizaine de kilomètres plus loin que les brigades païennes. Le lendemain étant le jour du repos, nous préparons tout, le samedi soir, afin de n'avoir rien à faire le dimanche, excepté nos repas. Nous couvrons nos cargaisons avec des bâches de toile cirée, et nous nous couchons après le souper et la prière.
Le dimanche matin, nous nous levons de bonne heure; après un bain et le déjeuner, nous mettons nos habits de fête, que nous prenons toujours avec nous. Puis nous faisons un culte entre nous; nous n'avons pas manqué d'emporter nos Bibles d'écorces et quelques copies de cantiques. Après dîner, nous dormons et nous nous délassons. Après souper, un second service religieux termine ce bon dimanche.
Au début du voyage, pendant la journée du dimanche, les autres brigades passent près de nous et nous devancent. Ils crient et nous injurient: «Paresseux!», « Fillettes qui savent chanter mieux que ramer!» Mais cela nous importe peu; nous pensons au commandement: Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier. Et sur la rive, nous chantons nos cantiques pour encourager les rameurs païens.»
Le lundi, nous nous levons de très grand matin, reposés et rafraîchis. L'étoile du matin, la wapun cichukoos, est encore visible au ciel, quand nous nous mettons en route, nous préparant pour une longue journée de navigation à la rame. (Dans le Nord, les jours d'été sont fort longs, et les étoiles s'éteignent bien vite; selon la date et la latitude, les étoiles ne sont pas visibles dans les nuits trop claires, seule Vénus peut être discernée.)
Le mercredi nous apercevons dans le lointain en amont quelques canots; nous nous hâtons et rattrapons les brigades qui n'ont point observé le dimanche. La lutte commence alors avec de grands cris. Eux cherchent à rester en tête et nous voulons les devancer. Nous dépassons les canots les uns après les autres, c'est chaque fois un nouveau combat dans des hurlements renouvelés. Les premières luttes sont faciles, mais nous nous fatiguons et les équipages les plus forts sont en tête. Le jeudi soir pourtant nous les avions tous dépassés. Jusqu'au samedi, nous nous hâtons de toutes nos forces pour gagner du terrain. Les semaines suivantes la lutte recommence, jusqu'à ce que notre avance soit suffisante pour que nos concurrents ne parviennent plus à nous rejoindre. Dès lors nous nous perdons de vue.
Au partage des eaux, nous rencontrons les brigades dont nous devons prendre les chargements en échange des nôtres. Alors nous rebroussons chemin et redescendons le fleuve. Nous étions déjà revenus sur nos pas pendant trois jours, lorsque nous avons croisé les brigades païennes, laissées bien loin en arrière. Elles n'arriveront pas avant huit ou dix jours.
Tel est le récit de Kahwonabv. Les chrétiens exultent. Les païens ne cachent pas leur admiration pour nos rameurs; ils sont beaux joueurs, plus que les agents de la Compagnie, qui dissimulent leur fureur,
Après le culte, nous allons en cortège admirer les canots victorieux. Alors seulement je remarque un détail qui, dans l'effervescence générale, m'avait échappé à l'arrivée de la brigade: à la proue de son canot de chef, Kahwonaby a placé une croix. Il voit ma surprise:
«Missionnaire, les brigades païennes luttent pour la gloire de leur totem, pour la victoire du Loup, du Renard, ou de l'Elan; nous avons voulu combattre pour le gloire du Signe du Christ. Les «fils du Loup» luttent avec la force du Loup; ils croient que la vigueur du Loup sera en eux s'ils placent ce totem à la pointe de leur canot, et qu'il leur assurera la victoire. Nous avons combattu avec le courage chrétien; nous avons dressé la Croix devant notre brigade, et nous avons eu confiance que par ce Signe nous vaincrions».
11 septembre – Les premiers canots des brigades païennes arrivent. Les rameurs sont très fatigués, éprouvés par le froid de ces derniers jours.
Les convois rentrent par petites escouades; chaque équipage compte plusieurs hommes exténués, aucun n'est capable de poursuivre la navigation jusqu'à la factorerie d'York sans prendre un long repos. Nos rameurs descendent le cours du Nelson depuis plusieurs jours déjà.
18 septembre – Des canots arrivent encore du Saskatchewan, et ce ne sont pas les derniers. Leurs équipages sont à bout de force. Les directeurs sont fort mécontents: ces chargements de fourrures n'atteindront la Baie d'Hudson qu'après le départ des navires pour l'Europe; le retour des glaces dans le Détroit d'Hudson interdit aux vaisseaux d'attendre les retardataires.
Quant aux trois derniers canots, dont on n'a aucune nouvelle, on craint qu'ils ne se laissent surprendre par le gel des fleuves et ne parviennent même pas à regagner Norway House.
19 septembre – Le retour des brigades païennes n'a fait que confirmer la victoire des nôtres. Les agents de la Compagnie sont exaspérés et cherchent à nous nuire par tous les moyens. Les Indiens par contre ont été très frappés par «la victoire de la Croix», selon leur expression. Ils commencent à comprendre que Dieu n'est pas utile seulement aux vieilles femmes, mais aussi aux plus robustes lutteurs. Les païens viennent nombreux à nos cultes; ils se promènent bruyamment pendant le service, mais écoutent quand même.
Dimanche 24 septembre – Maskepetoon a assisté de nouveau au culte. Je parlais de la bienveillance et du pardon des ennemis. Pour ce guerrier farouche, qu'y a-t-il de plus incompréhensible que le pardon? Il a pourtant écouté attentivement.
25 septembre – Maskepetoon vient à la maison missionnaire, fort préoccupé. Toute la nuit il a réfléchi à l'amour de Jésus qui parvenait à pardonner à ses ennemis. Il est troublé par mes paroles d'hier: «Si vous voulez que le Grand Esprit vous pardonne, vous devez pardonner même à l'homme qui vous a fait le plus grand mal». Nous causons. En lui parlant de l'amour de Dieu, je suis hypnotisé par les nombreux scalps garnissant sa ceinture; je reconnais fort bien, en bonne place, la chevelure de sa femme. Ce sauvage peut-il comprendre ce qu'est l'amour?
26 septembre – Maskepetoon est venu me dire qu'il a pardonné à celui qui a tué son fils. Il lui fait savoir qu'il ne cherchera plus à se venger.
Octobre – L'hiver survient brusquement, arrêtant toute navigation. Plusieurs canots païens n'ont pas pu regagner Norway House et sont immobilisés au long du Nelson. Maskepetoon est régulier à nos cultes; il apprend à lire; il veut emporter une Bible d'écorces à son campement d'hiver.
Novembre – Maskepetoon vient avec sa femme me faire ses adieux; il part pour la campagne hivernale de chasse. Je lui demande ce qu'il ferait s'il rencontrait les Pieds Noirs, ses ennemis héréditaires: «Si les Pieds Noirs se tiennent à distance, je ne les attaquerai plus.. Je veux vivre en paix avec eux aussi. Mais ta religion n'a pas fait de moi un lâche; si les Pieds Noirs m'attaquent, ils verront que je sais aussi bien combattre que prier».