Terres glacées
Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson
CHAPITRE 8: LE TOTEM
Le sorcier Eskimo
En décembre 1842, nous repartons en traîneaux. Les derniers voyages m'ont laissé une grande déception: je n'ai rencontré que dépravation, ruse et violence, Me suis-je trompé à ce point? Mon rêve de l'Indien noble est-il un leurre? n'y a-t-il que méchanceté, haine et malheur ?
Allons plus loin vers le Nord; sortons de la souillure de l'homme blanc! Les «Visages-Pâles» ont répandu partout l'injustice et suscité les vengeances; à leur contact le sauvage se révolte ou s'avilit. Passons les déserts glacés; franchissons les forêts vierges; cherchons les Peaux-Rouges qui ont eu le privilège de ne jamais rencontrer des civilisés.
Pendant des semaines nous voyageons à travers les forêts clairsemées du Nord. Les Indiens rencontrés sont pareils à ceux que nous connaissons: accueillants ou haineux, violents ou retors, malheureux tous, fouettés par leurs rancunes, persécutés par leur sauvagerie. Cherchons plus loin encore!
Nous dépassons la grande forêt. Par-ci par-là quelques bouleaux nous offrent un mauvais bois, nos bivouacs sont affreux. Dans les grandes plaines dépouillées, le froid est atroce; le thermomètre descend à 50 et même 60° sous glace. Nous sommes chaque soir dans l'épouvante de ne pas trouver de bois pour notre brasier.
Nous poursuivons quand même. Les arbres ne sont plus que des buissons et se font de plus en plus rares. Par mesure de prudence, nous prenons sur nos traîneaux une provision de bois, réserve de sûreté pour deux ou trois nuits.
Dimanche 15 janvier 1843, nous nous reposons, confortablement campés dans un épais bouquet de bouleaux. Nous pouvons faire un bon feu avec le bois récolté hier soir en abondance, et nous jouissons d'un dimanche paisible en plein désert.
Lundi soir, 16 janvier. – Pas un buisson sur tout l'horizon. Avec notre réserve nous parvenons à faire du thé, puis nous nous couchons pour moins souffrir du froid.
Mercredi 18 janvier. – Nous n'avons pas pu dormir à cause du froid intense; nous sommes repartis peu après minuit. Le mouvement rend le froid moins insupportable.
Notre marche nocturne est subitement réjouie par l'apparition d'une aurore boréale. C'est un spectacle qui surpasse en beauté tout ce que l'on peut imaginer. L'aurore boréale s'allume soudainement, resplendit avec une magnificence qui n'a rien de terrestre; rapidement elle se transforme et progresse de gloire en gloire. Splendeur toujours mouvante, elle illumine le ciel comme un feu d'artifice sublime et mystérieux; elle fond toutes les couleurs de l'arc-en-ciel en fresques fantastiques. Spectacle exquis et troublant, il éblouit, fascine et enchante; nous le contemplons avec une admiration respectueuse, presque craintive. Pendant toute la nuit, les «lumières du Nord» (selon l'appellation des Indiens) s'embrasent et jettent des flammes, et ne s'éteignent que dans les rayons du soleil levant. Nous en oublions les misères du froid.
Jeudi 19 janvier. – Devant nous s'étend illimitée une plaine immense parsemée de quelques trembles.
Vendredi 20 janvier. – Il fait excessivement froid. Une tempête de neige rend notre voyage très pénible. Mustagan me dit:
– Maître, retournons. Que cherches-tu plus au Nord? Il n'y a plus d'Indiens.
– Allons encore, Mustagan; le temps paraît s'éclaircir. Je ne sais ce qui m'attire, je sens que je dois poursuivre.
Samedi 21 janvier. – Du vent et de la neige; journée affreuse. Il était bien tard, que nous n'avions pas encore trouvé où camper pour la nuit.
Dimanche 22 janvier. – Réveil atroce. Il a neigé toute la nuit. Notre mauvais bois de bouleau est si imprégné de neige que, dès que le feu le lèche, il se mouille et ne peut plus brûler. Nous grelottons tout le jour; ce dimanche est épouvantable.
De nouveau Mustagan me dit:
– Maître, retournons. Qui cherches-tu? encore deux ou trois jours de voyage et, si nous ne sommes pas morts gelés, nous arriverons chez les Eskimos. Tu connais leur férocité. Si nous nous rencontrons entre Indiens et Eskimos, c'est plus fort que nous: c'est au premier qui tuera l'autre pour n'être pas tué.
Le soir, les rafales se dispersent; le ciel étoilé paraît extraordinairement profond. Puis s'illumine une aurore boréale enchanteresse et décevante. Elle s'étend comme une toile légère du blanc le plus pur; elle flotte, s'épanouit, puis s'enroule; elle se déroule à nouveau, mouvante et mystérieuse; sans trêve elle s'étend et se replie, blanc linceul fascinant. Glorieuse et insaisissable, l'aurore boréale nous enthousiasme.
– Mustagan, avançons encore ce jour
– Maître, je crains de rencontrer des Eskimos.
Le matin annonce un jour radieux. Nous traçons notre piste à travers des plaines illimitées. Rien n'apparaît à l'horizon, pas le moindre arbre, aucun rocher. Nous baignons dans une émouvante blancheur. La neige, en paillettes cristallines, étincelle, brillante et veloutée. Il n'y a pas un souffle de vent, tout est silence paisible, mystère enveloppant. La gloire de la neige répond à la splendeur du soleil.
Les chiens attelés en éventail courent joyeux; Mustagan est assis près de moi, presque rasséréné.
A l'abri d'un vallonnement paraît un monticule de formes symétriques. D'instinct les chiens en prennent la direction, mais ils n'aboient pas, ils paraissent inquiets. Bientôt nous discernons la nature de ce monticule: c'est une hutte de neige. Près de l'ouverture servant de porte se tient un homme.
A petite distance, les chiens s'arrêtaient étonnés, désorientés; cet inconnu leur impose le respect. Tout en lui est inaccoutumé. Pour les chiens, il ne sent pas l'Indien. Mes compagnons aussi sont saisis d'une crainte incompréhensible, irraisonnée; leur terreur manifeste me frappe, ces hommes paisibles ont pris un air farouche sans cause apparente.
Tout dans l'inconnu déroute nos pensées. Son habitation d'abord: jamais nous n'avons vu des Indiens construire une maison de neige. Son costume ensuite: il n'est pas vêtu des fourrures soyeuses de la forêt, mais de cuir épais, huileux, à poils rudes; ce sont des peaux de phoques. Son visage enfin nous révèle l'étranger: large face osseuse, toute différente des fins profils indiens; il est laid, mais son expression est étonnamment paisible, bienveillante. Je me réjouis d'avoir rencontré un Eskimo.
Mes compagnons, inquiets, se rassurent à la vue de ses yeux confiants. Ils examinent à l'entour: l'homme est seul; aussi loin que porte le regard, il n'y a pas trace d'autre habitation. L'Eskimo nous présente sa hutte de neige. Nous suivons accroupis le long couloir d'entrée et gagnons la chambre circulaire, voûtée. Tout nous y étonne: la banquette de neige servant de lit, le mobilier entièrement conçu sous le règne du phoque et de l'huile. Il n'y a pas la moindre trace de bois, absolument rien qui soit dû à une plante. Tout vient du phoque ou du renne; les os et les tendons ont fourni le nécessaire pour agencer outils et ustensiles; les peaux ont donné vêtements et couvertures; la graisse devient huile de chauffage et d'éclairage.
Nos yeux avides scrutent tous les détails, nous allons d'étonnements en stupéfactions. Nous nous émerveillons de l'ingéniosité de cette race, qui se nourrit, entretient sa vie et l'agrémente uniquement par l'aide de quelques animaux du Grand Nord.
Malgré l'intérêt passionnant que présente pour nous cette visite, je ne me sens pas à l'aise dans cette glaciaire malodorante, et mes compagnons indiens souffrent d'une insurmontable répulsion physique. Nous sortons.
Nous remarquons alors sur le dôme de la hutte, incrusté dans la neige durcie, un cercle de cuir d'où divergent de multiples rayons. C'est manifestement une représentation du soleil. Est-ce un signe comparable à ceux qu'invoquent les Indiens? Je demande au solitaire: – Es-tu «fils du Soleil»? Il esquive ma question, et répond simplement:
– Je cherche la lumière.
– Comment cherches-tu la lumière?
Il nous comprend; mais notre langue ne lui étant pas familière, il explique lentement:
– Je suis sorcier. Je me recueille dans la solitude. Pour comprendre les hommes et la vie, le sorcier doit les quitter et méditer. Chaque année je me retire à l'écart de ma tribu, dans le désert. Je construis ma hutte et m'y enferme au renouvellement de la lune. Le dixième jour un parent m'apporte de la nourriture, il revient le vingt-cinquième. A la seconde pleine lune, je rejoins mes frères.
–Qu'apprends-tu ainsi dans le désert?
– Toute vraie sagesse ne se rencontre que loin des hommes, dans la vaste solitude. Elle ne peut être atteinte que par la souffrance et les privations. La souffrance est la seule chose qui révèle à un homme ce qui est caché aux autres.
Mirage
Le soir même, nous redescendons vers le Sud, nous hâtant dans les jours très courts. Le soleil couchant accentue le relief des grandes ondulations neigeuses, qu'il éclaire maintenant pour nous à contre-jour. Nous traçons notre piste dans un poudroiement d'or. Nos chiens soulèvent la neige poudreuse et paraissent entourés d'une brume incandescente. De tous côtés étincellent des reflets chatoyants.
Le soleil est entouré de halos colorés et d'étranges croix lumineuses. Il s'abaisse à l'horizon; nous sommes pris dans un vertige de lumière, les plaines immenses s'embrasent, éblouissantes.
Mais rapidement l'ombre s'approche et nous gagne; le soleil a disparu derrière la crête de l'horizon. Instantanément tout est transformé. La neige est verte, livide ; les plaines paraissent creuses, lugubres, Le froid saisit nos corps, et nos esprits sont glacés par la brusque hostilité des étendues mortes. Le ciel resplendit encore, brillant près de l'horizon; mais son champ rouge est barré de grands rayons verts qui divergent du point où le soleil a disparu. Heure froide, dure, adverse, que celle qui suit le coucher du soleil; la nuit est accueillante en comparaison.
– Mustagan, ne veux-tu pas camper ce soir?
– Continuons notre course, Maître; demain nous devrons nous arrêter pendant le jour, et la forêt est très loin.
La nuit nous enveloppe. Sous les étoiles innombrables et magnifiquement lumineuses des régions boréales, nous fuyons vers le Sud. Au matin seulement Mustagan arrête le convoi. Nous installons le camp, soupons et nous endormons. Le soleil levant éclaire quatre monceaux de fourrures, sous lesquels nous tissons nos premiers rêves.
A la tombée de la nuit nous repartons. La neige est excellente, la direction facile à indiquer aux chiens, le guide s'assied près de moi.
– Comptes-tu voyager de nuit, Mustagan?
– Il le faudra tant que nous irons vers le Sud et que ce soleil magnifique, réfléchi par les mille paillettes cristallines, nous frappera dans les yeux.
– Le soleil est-il donc si dangereux?
– Maître, l'aveuglement des neiges est un mal atroce. Tu crois le connaître parce que tu as été ébloui parfois par la neige, l'aveuglement est bien plus redoutable. Chaque rayon du soleil renvoyé par la neige pénètre dans ton oeil comme une flèche et le blesse. Les yeux d'abord pleurent beaucoup; puis au fond de l'œil s'installe une horrible sensation de brûlure, comme si du sable chauffé au rouge tombait dans les yeux et en raclait le fond. Quand le mal commence à faire souffrir, c'est trop tard pour l'enrayer; il eût fallu s'arrêter deux ou trois heures plus tôt.
– As-tu souffert toi-même de l'aveuglement?
– Affreusement, en un voyage où j'étais seul. Pendant trois jours je suis resté complètement aveugle. J'ai heureusement regagné le village, où le sorcier m'a soigné.
– Tu as donc poursuivi ton voyage, seul et aveugle? Comment retrouvais-tu ta route?
– Maître, un guide Crie ne perd jamais sa route, ni dans la nuit, ni dans la tourmente, ni même s'il est aveugle.
La venue du jour s'annonce magnifique; le soleil levant nous enthousiasme si bien que nous prolongeons notre course une bonne heure. Nous voudrions continuer encore, mais Mustagan nous l'interdit absolument. Lorsque, une heure plus tard, je me retrouve pelotonné sous mes fourrures, d'abondantes larmes me tiennent éveillé; puis un curieux picotement au fond des yeux se développe en brûlures lancinantes. Le mal s'en tiendra heureusement à ces débuts, mois je passe tout ce jour dans une grande angoisse, enfoui sous mes couvertures. La prudence de Mustagan m'a évité une épreuve plus grave.
Le lendemain voit revenir la tempête. Nous voyageons de jour, dans le blizzard. Le vent souffle dans notre figure une neige fine et glacée; les aiguillettes de cristal nous blessent douloureusement. Nous préparons notre campement alors qu'il fait déjà obscur; nous n'avons pas trouvé le moindre abri dans cette plaine découverte, balayée par le vent impitoyable.
J'ai dormi quelque peu, mais j'ai cruellement souffert du froid. Il neige sans répit. A une heure, Mustagan me réveille en secouant une grande quantité de neige de dessus mes couvertures. De peur de geler sur place, nous nous mettons en route au milieu de la nuit, en pleine bourrasque.
Pendant la journée, la tempête s'apaise et le soleil luit. Entre les brumes flottantes, nous apercevons enfin la forêt après laquelle nous soupirons. Je m'en réjouis: la forêt, c'est du bois pour les campements et c'est un refuge contre les ouragans.
– Ne te réjouis pas trop tôt, Maître; la forêt est encore très loin.
– Comment, très loin! Mais elle est là, devant nous!
Un coup de vent tourbillonne, et la forêt a disparu aussi subitement qu'elle nous était apparue. Deux ou trois fois les jours suivants, lorsque la nature était particulièrement calme, le mirage nous rapportait la vision merveilleuse de la forêt, dominant les plaines désertes.
De nouveau, la réverbération du soleil nous contraint à voyager de nuit. La vision du mirage m'obsède. Ma longue recherche de l'Indien ne serait-elle qu'un mirage? un leurre magnifique à distance, mais qui fuit insaisissable devant qui le poursuit? Hier, j'ai vu une belle forêt; aujourd'hui, nous voyageons dans le froid et dans la nuit. Enfant, j'ai vu l'Indien noble et généreux; n'était-ce que mirage? les Peaux-Rouges sont-ils tous dans la nuit avec des cœurs méchants?
Un jour aveuglés par le soleil, fustigés par la tempête le lendemain, nous nous hâtons vers la lointaine forêt. Cette nuit le voyage est aisé, Mustagan prend place sur le traîneau, à mes côtés.
– Mustagan, comment fais-tu pour t'orienter? Ces déserts sont illimités; ils ne portent pas un signe, pas un point de repère, ni piste, ni rocher, ni montagne en vue. Ne crains-tu pas de perdre ta direction?
– Jamais.
– Que la tempête éclate à l'improviste, que la neige tombe aveuglante, que la tourmente ravage les plaines ou que le vent hurle dans les vastes forêts ou sur les grands lacs gelés, jamais tu n'hésites. De nuit comme de jour, tu avances toujours avec une incroyable assurance. Mustagan, comment t'y prends-tu?
– Maître, je ne sais pas! Je ne peux pas te l'expliquer. Je sens que je dois passer par ici et non pas par là. Je ne connais pas ma route, mais je sais que j'arriverai où je dois aller.
– Même quand le soleil t'a rendu aveugle, tu n'as pas craint de t'égarer?
– Non, jamais. Je puis être aveugle et ne rien comprendre à la route que je suis, je vais quand même là où l'on m'attend.
Mais toi-même, Maître de prières, sais-tu où tu vas? Comprends-tu la route de ta vie? Longtemps tu m'as fait aller au Nord, sans savoir pourquoi. Savais-tu que tu rencontrerais le sorcier Eskimo?
– Non, je l'ignorais.
Et maintenant que nous avons fait ce long et pénible voyage pour ce seul homme, tu es content; tu sais que tu devais arriver vers lui. Et aujourd'hui, sais-tu où tu vas? Bientôt nous retrouverons des hommes, crois-tu qu'ils t'attendent? sais-tu quels Indiens nous allons rencontrer?
– Non, Mustagan.
– «Maître de prières», toi qui es un «Guide du Grand Esprit», n'avances-tu pas comme nous, les guides indiens? Tu ne connais pas ta route, mais tu sais que tu arriveras là où tu dois aller. Sans savoir pourquoi, avec confiance, tu vas là où l'on t'attend.
Dans la nuit, nous passons près de quelques bosquets. Puis les arbres se rapprochent les uns des autres, et enfin, à l'heure où paraît l'étoile du matin. nous atteignons la lisière de la forêt. Les chiens aboient joyeusement, puis partent au grand trot, attirés par une odeur depuis longtemps désirée. Aux clartés de l'aube, nous débouchons dans une clairière où nichent quelques wigwams.
Le petit village est enfoui sous la neige. Les huttes, serrées les unes contre les autres, cherchent protection à l'abri d'énormes remparts de neige. Les arbres de la forêt tout à l'entour ploient sous l'épaisse couverture hivernale. Enfin nous retrouvons des hommes, et, impression surprenante, la solitude prodigieuse du Nord nous étreint bien plus, près de ces êtres isolés, que dans les immenses plaines désertes. Ces pauvres wigwams, tassés et affaissés sous le poids de l'hiver, rendent sensible l'abandon des hommes.
Les aboiements des chiens éveillent les habitants; l'accueil est chaleureux.
Le soir nous nous réunissons autour du feu de camp. Je dis le but de ma visite, j'explique l'amour de Dieu et raconte la vie de Jésus. Les heures passent, nul ne les compte. La tempête fait gémir la forêt; le feu éclaire les visages cuivrés extrêmement attentifs, penchés sur le mystère de leur vie. Le chef se lève et, d'une voix douce venant, du cœur, me dit:
– Ce que tu as dit remplit mon cœur; c'est précisément ce que je m'attendais à apprendre sur le Grand Esprit. Puis un vieillard fort sauvage s'avance. Ses cheveux gris et nattés tombent jusqu'à ses genoux. Il s'écrie:
– Missionnaire, il y eut un temps où ces cheveux étaient aussi noirs que l'aile du corbeau, maintenant ils sont presque blancs... les cheveux gris et les petits enfants dans le wigwam me disent que je deviens vieux... Oh! que je suis content de n'être pas mort avant d'avoir entendu cette belle histoire! Mais je deviens vieux... demeure avec nous, dis-nous encore de ces choses... Je ne vivrai peut-être plus beaucoup d'hivers: reviens bientôt!
Il fait un pas ou deux, comme pour retourner à sa place, mais revient aussitôt se dresser devant moi:
– Missionnaire, puis-je parler encore?
– Certainement, je suis ici pour écouter.
– Tu as dit: Notawenan (Notre Père).
– Oui, j'ai bien dit: Notre Père.
– Voilà qui est bien bon pour nous et bien nouveau.
– Nous n'avons jamais pensé que le Grand Esprit fût un père. Nous l'entendons dans la tempête et dans l'orage et nous avons peur de lui, mais tu nous dis qu'il est un père, c'est magnifique pour nous. Il hésite un instant, et, levant ses yeux sur les miens, il demande de nouveau:
– Puis-je encore parler?
– Mais oui, parle!
– Tu dis Notawenan (Notre Père): est-il ton père ?
– Oui, il est mon père.
– Alors, cela veut-il dire qu'il est aussi mon père, le père du pauvre Indien? Et ses yeux et le ton de sa voix implorent une réponse.
– Mais oui, mais oui, m'écriai-je, ton père aussi.
– Ton père, répète-t-il, le père du missionnaire et le père du pauvre Indien!
– Oui, c'est cela, dis-je.
– Alors, nous sommes des frères, s'exclame-t-il.
– C'est bien cela, répétai-je.
L'assemblée est électrisée. A ce point de notre entretien qui met en lumière, d'une manière si inattendue et si vivante, non seulement la paternité de Dieu, mais l'unité de la famille humaine, elle a peine à contenir sa joie. Cependant, le vieillard n'a pas fini; aussi, modérant du geste les démonstrations et se tournant encore vers moi, il demande une troisième fois:
– puis-je parler encore?
– Oui, dis tout ce que tu as sur le cœur...
– Eh bien! je ne veux pas être sévère, mais il me semble que, toi mon frère blanc, tu as été bien long à venir avec ce grand livre et cette précieuse histoire pour la dire à tes frères rouges dans le bois.
La sévérité de cette remarque, en même temps que sa justesse, me transperce. Le premier saisissement passé, je m'émeus de cette faim de l'Evangile; je m'émerveille de la profondeur de l'intuition religieuse de ce païen: dès notre première rencontre, il saisit l'amour de Dieu et se réjouit de la fraternité humaine. Quelle grandeur de vue, quel magnifique envol de la foi!
Nous quittons les wigwams enneigés. Mustagan se détourne de sa route pour saluer avec grand respect sur la hauteur un tumulus de neige. Cette tombe porte des plumes d'aigle royal.
Les Castors
Après ce rude hiver, quelle joie nous rapporte le printemps! Nous attendons avec grande impatience le dégel des étangs et des rivières; avant le grand voyage d'été, j'ai coutume de faire avec ma femme et ma fille une visite à quelque tribu voisine. Cette promenade en famille nous réjouit comme des enfants; longtemps à l'avance nous la projetons, et cette jolie perspective nous donne la patience nécessaire pour supporter les affreuses semaines de la fonte des neiges.
A fin mai l843, nous partons, joyeux comme des pinsons chantant le retour des insectes. Kahwonaby est notre unique compagnon. Nous n'avons pris qu'un canot d'écorce et ramons les deux, tandis que Marie et Eugénie s'enthousiasment à chaque signe du printemps. Nous suivons solitaires les ruisseaux paisibles; nous nous insinuons dans les criques délaissées, nous glissons silencieusement sous les branches tombantes. Les hépatiques s'éveillent sous bois, la fine bruyère carnée égaie les clairières.
Le soir nous dressons la tente et aménageons un lit de branches. Pendant ce temps nos compagnes s'écartent quelque peu pour admirer les reflets du soleil couchant sur la rivière. Subitement elles aperçoivent un ours noir nageant à travers les flots. Il prend pied près d'e]les. Elles s'épouvantent; mais l'ours heureusement a aussi peur qu'elles et s'enfuit en un trot allongé.
Le lendemain nous suivons sans bruit un ruisseau paisible, espérant surprendre un daim ou quelque oiseau. Nous sursautons brusquement: un arbre s'est abattu dans le bois tout près d'ici. Kahwonaby sourit malicieusement, dirige le canot vers l'embouchure d'un petit affluent, et nous arrête contre la rive au pied d'une curieuse digue. Marchant sous bois en silence, nous tournons l'obstacle; avec précautions nous nous hissons sur un tertre; étendus dans les frais gazons du printemps, nous regardons de tous nos yeux émerveillés. A portée de la main, une colonie de castors s'agite, travaille par petits groupes.
Ces jolis animaux vont, viennent, s'entraident sans relâche; chacun fait sa part de l'œuvre commune. Ils ont barré la rivière; leur digue est haute maintenant de deux mètres en son milieu et longue de vingt. Le lac s'étend en amont sur une centaine de mètres. A quelque distance de la rive émergent les dômes curieux que sont les huttes des castors.
Un groupe de travailleurs est sur la digue, d'autres nagent à l'entour; ils sont fort occupés à réparer une brèche. La rivière, grossie par la crue du dernier orage, a entraîné un tronc, qui est venu frapper la digue comme un bélier. La fissure faite, l'eau s'y engouffre et ronge le barrage; il s'agit de parer au dégât avant qu'il ne s'aggrave; les castors se hâtent. Une équipe abat des arbres surplombant le lac; ces bûcherons scient le tronc en le rongeant de leurs dents. C'est la chute d'un de ces arbres qui nous a surpris. Trois autres castors s'emploient à couper en pièces maniables les troncs abattus; ces rongeurs mangent l'écorce, ils se nourrissent en travaillant pour la communauté. De ce chantier d'abattage, deux convoyeurs amènent le bois préparé vers la digue; ils le poussent en nageant au travers du lac. Admirable organisation que celle de ces castors; chacun s'emploie avec zèle et avec ordre au labeur collectif.
Kahwonaby est dans l'admiration, ce spectacle n'est pourtant point nouveau pour lui; il se réjouit de voir notre émerveillement. Il a pour les castors un visible respect et nous explique leur vie avec attendrissement. Le castor se sait guetté par les carnassiers; il cherche à se protéger de ses ennemis par un ruban d'eau. Les membres d'une colonie creusent d'abord leurs terriers dans la berge d'une petite rivière; ils emplissent ces trous de brindilles de bois pour aménager leur couche. Puis ils établissent le barrage, afin d'immerger l'entrée des terriers et se mettre à l'abri de leurs ennemis. La digue est faite de troncs d'arbres et de branches entrelacées dont l'écorce est soigneusement pelée. Des rameaux et de souples baguettes obstruent tous les interstices. Les castors vont alors chercher de la boue au fond du marais, ils en emplissent leur bouche et l'apportent à la digue; ils la mettent en place avec leurs pieds, reliant, amalgamant troncs et branches, et rendent toute la construction aussi solide et aussi étanche qu'un mur.
Ce barrage retient l'eau de la rivière, qui s'enfle, s'étale sur ses rives et forme un lac. L'entrée des terriers est submergée, puis les terriers eux-mêmes. Les castors déposent alors dessus des amoncellements de boue et de buchilles entrelacées; ces dômes s'élèvent progressivement. Les castors ne cessent jamais d'augmenter leur barrage; le lac s'élève, et il faut hausser encore les demeures. Avec le temps, les huttes des castors sont entourées d'eau et se dressent au milieu de l'étang. Le castor installe sa chambre dans la partie émergente de sa maison; il la rend douillette par une chaude litière de mousse et de feuilles sèches. Cette demeure a deux entrées; l'ancien orifice sous-lacustre, qui conduit à la cheminée gravissant la base de l'édifice, et une ouverture à fleur d'eau.
Kahwonaby nous décrit avec passion tout ce prodigieux travail solidaire des castors. Il nous fait admirer les particularités du corps de ces intelligents animaux tout adaptés à leur genre de vie : leur queue aplatie comme un aviron et couverte d'écailles; leurs pattes antérieures palmées; les griffes acérées qui leur permettent de creuser le sol et saisir le bois; leur splendide fourrure, épaisse et touffue.
Nous resterions là des heures; pourtant nous devons regagner le canot. Reprenant le cours de la rivière, nous entendons encore un arbre s'effondrer avec fracas dans l'étang.
Les castors nous ont ravis, et nous avons été émus par la sympathie que leur porte Kahwonaby. J'aime notre pilote: fort et énergique, cœur loyal, il nous touche par la délicatesse de ses sentiments. Quelles nobles natures nous découvrons parmi les Peaux-Rouges qui vivent à nos côtés.
Quelques jours de navigation nous conduisent au village qui est notre but. Nous retrouvons là une Indienne qui a passé l'été dernier à Norway House et a entendu parler de Dieu. Elle nous interpelle joyeusement:
– Ayumeavookemou (Maître de prières), j'ai prié le Grand Esprit. Ma petite fille est devenue bien malade, je craignais qu'elle meure. Je l'ai prise dans mes bras et me suis agenouillée pour dire au Grand Esprit ce que je sentais dans mon cœur. Il a eu pitié; mon enfant est guérie. Dieu me l'a rendue.
– Bonne mère, comment as-tu prié?
– J'ai dit: O Grand Esprit! prends pitié de moi et me pardonne toutes mes méchancetés; donne-moi un bon esprit; garde-moi du péché; bénis mon mari et mes enfants, donne-nous à tous une bonne vie. Je me confie en Jésus et je crois qu'il a été pendu par des clous sur une croix pour me sauver, Je suis bien heureuse.
Ma femme est profondément touchée de rencontrer une foi aussi humble et confiante en ce cœur de mère implorant Dieu pour la vie de son enfant. Au retour, nous suivons une autre rivière. Deux tombes indiennes nous apparaissent dans une petite clairière. Soudain je laisse tomber ma rame; une émotion extraordinaire s'empare de moi, je me surprends à trembler devant le mystère qui me poursuit: sur chacune des tombes sont plantées de belles cornes de rennes.
Nous abordons. Les tombes sont proprement recouvertes d'écorces de bouleau; plusieurs écorces portent des dessins de rennes, tracés avec du charbon. Des cendres et du charbon à la tête des tombes prouvent qu'elles ont été visitées récemment et que le «festin des esprits» a eu lieu. Les Indiens pensent que l'esprit des morts reste dans le voisinage de l'endroit où le corps a été déposé, et qu'il prend sa part de la nourriture que les parents mangent sur la tombe. On jette dans le feu quelques morceaux de viande ou de poisson destinés au mort.
Kahwonaby dit: «Ces morts appartiennent à la tribu Rennes, qui habite très loin, dans le nord-ouest, sur le cours inférieur du Mackenzie». J'entends; mon esprit enregistre ces mots avec avidité, mais il me serait impossible de poser ici une question. Ce signe du Renne m'impressionne étrangement. Je regagne le canot en silence.
Les méandres du fleuve nous font perdre de vue l'emplacement des tombes; je reste muet. Je n'ose parler. Le signe du renne marque mon désir depuis trente ans; je crains que Kahwonaby ne me l'explique; n'enlèvera-t-il pas la fleur du mystère?
Je crains aussi de troubler ce Peau-Rouge: il est chrétien, certes, mais son âme est enracinée dans les traditions de sa famille. Tout son attachement pour ses ancêtres n'est-il pas illustré par le signe de sa tribu? Ne vais-je pas opposer en son cœur Dieu et ses affections naturelles ?
En vérité, n'ai-je pas peur surtout de moi-même? Comment se fait-il que ce signe païen m'émeuve pareillement?
Kahwonaby a remarqué mon émotion auprès des tombes; il voit que j'en reste préoccupé. Il respecte mon mutisme.
Le lendemain est jour de repos. Ce dimanche lumineux nous trouve installés dans une clairière. Une source joyeuse babille près de nous; des bourgeons garnissent les buissons, quelques-uns éclatent déjà et livrent passage aux frêles feuilles vert-tendre. L'espérance du printemps chante autour de nous.
– Kahwonaby, je voudrais te demander quelque chose.
– Maître de prières, je t'écoute.
– Tu as remarqué hier les cornes de rennes sur les tombes; quel est le sens de ce signe?
– Missionnaire, je veux te répondre avec mon cœur. Je suis chrétien, tu le sais. Cela ne m'empêche pas d'aimer le signe de mon clan: le Castor. Je suis fils du Castor. Le Castor est notre totem.
Maître, regarde les bourgeons qui égaient ces buissons de saules; pourraient-ils éclore s'ils n'étaient portés par un vieux tronc? Les feuilles du bouleau renaîtraient-elles au printemps si elles ne recevaient pas la sève par de vieilles branches?
Mon père m'a donné le totem du Castor; il le tenait de son père. De génération en génération, nous sommes fils du Castor. Après moi, mes fils porteront ce signe et le transmettront à leurs enfants. Si j'abandonnais le totem du Castor, je me séparerais de mes frères, je romprais avec mon clan; mais le plus pénible pour mon cœur serait d'être infidèle à mes pères.
– Je comprends ta fidélité, Kahwonaby.
– Maître, le Castor me dit autre chose encore. Tout Indien porte dans son cœur une ambition qui le fait vivre. L'un veut être rusé comme le Renard, un autre redouté comme le Loup; un troisième rêvera d'être aussi fort que l'Ours ou aussi rapide que l'Elan. L'homme prend pour modèle et comme idéal le totem de son clan.
– C'est une image qu'il veut imiter?
– C'est mieux que cela, Maître. C'est un allié de toute sa vie. Chacun conclut un pacte avec son totem: il le respecte et prend toutes les précautions pour ne pas l'offenser; jamais il ne nuit aux bêtes que représente son totem, ni ne les méprise. Il fait alliance avec son totem, et a confiance en lui. En réponse, le totem le protège et rend forte sa vie.
– Toi, Kahwonaby, crois-tu encore que le totem puisse faire quelque chose pour ses fidèles?
– Maître, permets-moi de t'expliquer mon cœur.
Je t'ai dit que notre totem est le Castor. Lorsque j'étais enfant, je me querellais avec mes frères; parfois nous étions jaloux les uns des autres et nous allions à la chasse chacun de son côté; en pourchassant le gibier en tous sens, nous ne pouvions que nous nuire mutuellement. Le père alors nous appelait et nous disait: Mes enfants, vous êtes fils du Castor: regardez vivre les Castors, observez comment ils édifient leurs demeures; l'un travaille-t-il sans s'occuper des autres? se nuisent-ils? Enfants, le Castor sait qu'aucune chose ne peut lui être utile si elle n'est pas bonne pour ses frères.
Un jour nous avons dit à notre père: Pourquoi chasses-tu en commun avec tout le village, n'as-tu pas assez à nourrir notre wigwam? Le père répondit encore: Enfants, regardez le Castor. Chacun arrange-t-il sa hutte sans s'occuper du barrage? ne construisent-ils pas la digue tous ensemble? Sont-ils jaloux les uns des autres? L'un dit-il: je ne veux pas abattre les arbres, ou un autre: je ne veux pas chercher la boue au fond de l'étang? Se méprisent-ils? L'un dit-il: celui qui ne fait que convoyer le bois à travers l'étang est un paresseux, ou bien: celui qui aime écorcer les jeunes branches est un gourmand? Enfants, le Castor sait qu'en travaillant pour toute la colonie il protège sa hutte. Vous êtes fils du Castor, faites comme lui et vous serez heureux.
Ainsi parlait notre père. Nos cœurs d'enfants faisaient alliance avec le Castor; notre totem nous conduisait dans nos travaux, il donnait à tout notre clan un attachement de frères. Maintenant encore je crois que ma tribu sera forte tant que tous ses fils honoreront le Castor. Mais le jour où nous oublierons le totem, les querelles s'élèveront, l'égoïsme nous séparera et notre bonheur sera perdu.
Missionnaire, comprends-tu pourquoi mon cœur me dit: le Castor t'apprend à vivre; respecte-le et il te gardera, toi et tes enfants après toi, comme il a gardé tes pères!
– Kahwonaby, je comprends comment le Castor a façonné ton esprit. Mais maintenant as-tu encore besoin de lui?
Maître de prières, je respecte le Castor par fidélité et par reconnaissance. Je l'aime encore parce qu'il me donne une espérance. A cause du totem je puis vivre, et je puis aussi mourir. Tu as vu, le totem sur les tombes: il marque la fidélité du mort à sa tribu, et aussi l'attachement de la tribu à ses morts. Sur la tombe, mon totem me dit: Tu peux mourir paisible, le Castor gardera tes enfants. La peine de ta vie n'aura pas été inutile, tes enfants continueront ta vie après toi. Ils seront toujours plus nombreux, et le signe du Castor s'étendra. Un jour viendra où les fils du Castor rempliront ce pays. Alors, s'ils sont fidèles à leur totem, ils s'entendront comme des frères, ils vivront en paix.
Ils parleront aussi à leurs voisins; ils diront à tous: vivez comme des fils du Castor. Ce jour-là la paix et le bonheur réjouiront toutes les tribus; quelle espérance plus belle pourrait sourire aux fils du Castor?
Missionnaire, je suis chrétien; comprends-tu que je puisse quand même être fidèle à l'espérance de ma tribu?
Le soleil décline entre les rameaux verdissants. Une abeille traverse la clairière en chantant, elle porte à la ruche sa part de miel précieux. Deux fourmis à nos pieds s'entraident pour remorquer une branchette, fardeau excessif pour leurs forces réunies. La nature nous parle de ses mille voix; Kahwonaby comprend admirablement son langage:
– Vois-tu, Maître, ce robuste sapin abattu par l'ouragan? Il meurt. Mais son tronc reverdit sous les mousses et les fleurettes multiples; il accueille les graines emportées par le vent. De jeunes arbres s'élèvent sur cette ruine, par leurs racines ils tirent leur force de ce vieux tronc en même temps que de la terre. Les jeunes sapins vivent par l'ancêtre; et le vieux sapin rompu donne son corps en nourriture aux jeunes qui reprennent sa vie. Ne sommes-nous pas pareillement des rejetons du vieux tronc de notre tribu? Nous croyons naître tout neufs et indépendants des ancêtres, mais toutes les racines de notre être plongent et se rattachent au vieux tronc qui les nourrit.
En vérité, Maître, c'est ainsi que je vis dans le Castor; et lorsque le Castor vit en moi, il fait refleurir dans mon cœur la fidélité, la fraternité et la paix. Parce que mon esprit a suivi ce chemin, je comprends maintenant comment je puis vivre en Jésus-Christ. Lorsque Christ est en moi, il est ma vie, et il fait s'épanouir dans mon cœur la foi, l'amour et l'espérance.
Kahwonaby m'a ouvert son cœur. Il s'est tu. Que puis-je ajouter? Le langage que lui tient le Castor est émouvant; j'éprouve un respect profond pour l'amour qu'il voue à son totem.
Je contemple ce Peau-Rouge façonné par le génie de sa tribu, et qui maintenant est chrétien. D'où lui est venue sa grande bonté? pourquoi a-t-il compris mieux que tout autre les vérités de l'Evangile? ne serait-ce pas parce qu'il était «fils du Castor»? Aujourd'hui, il suit avec joie la route de Jésus-Christ parce que, avant de la connaître, il a embelli son cœur en suivant les sentiers tracés par son totem. Quelles âmes splendides peut donner cette race, lorsque sa noblesse naturelle s'épanouit dans la lumière de l'Evangile. J'aimerais rencontrer aujourd'hui l'Indien de mon enfance; ne s'entendrait-il pas à merveille avec Kahwonaby?
Une question brûle alors mes lèvres:
– Kahwonaby, je comprends comment le Castor te parle; peux-tu m'expliquer de même ce que dit le Renne?
Dans cette question flotte le mystère de mon Indien; vais-je apprendre enfin quelle est la passion de son âme?
– Maître, seuls les fils du Renne pourraient t'expliquer ce que dit le Renne.
A peine soulevé, le mystère retombe sur moi. J'en éprouve un désir encore plus violent de retrouver l'Indien qui a décidé de ma vie. Je sais maintenant que les fils du Renne parcourent les rives du Mackenzie.