Terres glacées
Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson
CHAPITRE 7: LES CHIENS-LOUPS
Au Feu du Conseil
Notre maison missionnaire se peuple. Désireux d'avoir un attelage rapide et endurant, je me suis procuré des chiens peu ordinaires: d'authentiques chiens-loups, provenant du Haut-Nord; ils ont la mine rébarbative des grands loups du Nord. Ils sont jeunes encore mais ne tarderont pas à accomplir des exploits. Leur férocité naissante m'inquiète quelque peu; je compte bien les dresser, malgré les doutes émis par les Indiens qui nous prodiguent leurs conseils de prudence. Ces chiens, nous dit-on, feront un attelage splendide et vigoureux, mais ils ne perdront jamais ce qu'ils tiennent du loup dans leur caractère.
Pour compenser leur violence, nous avons doté notre foyer d'hôtes plus aimables: deux moutons. Je les ai achetés au retour du voyage d'été, au sud du Lac Winnipeg. Les amener ici dans nos canots d'écorce ne fut pas une petite affaire. Nous avons songé d'abord à les embarquer séparément, un dans chaque canot pour répartir les soucis, mais ils nous mirent en danger en cherchant à sauter hors de l'embarcation pour se rejoindre. Il fallut naturellement faire un petit plancher à l'endroit qui leur fut réservé pour que leurs pieds ne percent pas la coque en écorce. Nos petits compagnons furent très inquiets de voyager à fleur d'eau, dominant les vagues de leur queue en même temps que de la tête; leur agitation rendit très pénibles les premiers jours de notre navigation commune. Pourtant ils s'accoutumèrent à notre compagnie presque aussi bien que nous à la leur.
L'arrivée à Norway House de ce début de troupeau fut une grande joie pour Eugénie. Elle s'institua bergère responsable, et je vous laisse à penser que ses protégés ne manquèrent de rien au cours de l'hiver. Pour la mettre à l'abri des chiens toujours à l'affût de quelque gibier, la bergerie fut entourée d'une forte palissade haute de quatre mètres. Ainsi les moutons sont en sûreté, et Eugénie rassurée.
Les travaux de l'imprimerie me retiennent à Norway House pendant l'hiver de 1841 à 1842, de même que l'été suivant. Je ne fais que de courts et rapides voyages auprès de tribus pas trop éloignées.
Une délégation nous arrive du sud-ouest; un village réclame ma visite «pour affaires», me dit-on. Je réponds avec joie à cet appel. Je suis maintenant expert dans la conduite de mon attelage; la route n'est ni longue ni difficile à suivre. Croyant pouvoir me passer de Mustagan, je pars seul avec Budd, compagnon agréable, habile à dresser les chiens, mais qui n'a pas la faculté d'orientation d'un guide.
Mes beaux chiens-loups fraient la piste; le traîneau de Budd suit, tiré par quatre de nos anciens chiens eskimos. Nous nous engageons sur l'immensité gelée du Winnipeg. Nous ne nous éloignons guère de la côte, ne tenant nullement à tourner en cercles dans la tempête au milieu du lac large de plus de cent kilomètres. Le bord est sinueux, fortement découpé. Des promontoires abrupts s'avancent dans le lac, cachant des golfes profonds. Nous traçons notre piste en ligne droite du cap d'un promontoire au suivant. Les baies que nous coupons ainsi sont profondes parfois de dix kilomètres et larges de près de vingt.
Nous étions à mi-chemin entre deux promontoires éloignés, lorsque le blizzard fondit sur nous. Subitement la neige s'élève en tourbillons et nous aveugle. Le vent hurle; le grésil nous fouette au visage. Je ne m'inquiète pas; j'ai bien pris la direction, et mon robuste attelage peut braver la tempête durant des heures. Budd suit courageusement.
Mais les heures passent, et le promontoire reste invisible dans les rafales. Le doute nous étreint, puis la peur: nous sommes égarés sur le lac, peut-être à plusieurs heures de la côte. La nuit vient, le froid nous saisit, mais il ne peut être question de nous arrêter: nous n'avons point de bois pour nous réchauffer. Nous serons gelés avant le matin, si nous ne parvenons à nous réfugier dans la forêt de la rive. Mais où est-elle? dans quelle direction la chercher?
Nous faisons halte. Nous avons peine à nous concerter dans le vacarme du blizzard. Budd n'est pas moins désorienté que moi; derrière nous nos traces sont immédiatement effacées par les vagues de neige. Nous souffrons atrocement du froid et des piqûres des cristaux de neige. Comment échapper à la mort qui roule déjà sur nous son blanc linceul?
Nous en remettrons-nous à l'instinct des chiens? Mes magnifiques chiens-loups, si forts, ne peuvent nous tirer d'affaire; ils zigzaguent à l'aventure. Par contre dans l'attelage de Budd se trouve Koona, un brave chien dont l'intelligence nous a souvent frappés. Il n'est pas attelé en tête, n'étant point le plus fort; mais nous connaissons le merveilleux instinct qui lui permet de suivre mieux que tout autre les pistes cachées sous la neige. Plaçons Koona en tête du convoi : en son instinct repose notre dernier espoir.
Budd donne alors le signal du départ. Koona, devenu chef de file, hésite; il regarde, surpris, mes chiens-loups qui attendent; que se passe-t-il? Puis il comprend: on a besoin de lui! Il agite la queue avec un orgueil manifeste, et s'élance. Après quelques pas, il s'arrête, se retourne comme pour demander la direction. Budd donne simplement le signal d'avancer. Koona repart courageusement. Sa tâche est d'ouvrir la piste dans la neige folle; ses camarades tirent vigoureusement. Mon traîneau suit à la course.
Nous repartons dans les tourbillons, conduits par Koona. Sait-il où il va ? suit-il une direction fixe? avons-nous quelque espoir d'atteindre la côte, ou errerons-nous comme des aveugles jusqu'à ce que la fatigue et le froid nous terrassent? Nous n'avons aucun moyen de le savoir. Nous nous fions au, flair de Koona; s'il se trompe, nous sommes perdus.
La nuit est tombée; les bourrasques nous harcèlent, toujours plus violentes. Depuis des heures nos attelages courent sans arrêt. Nous nous hâtons à travers les tourbillons et les ténèbres, et nous ne savons pas si notre course folle a un but. L'inquiétude nous envahit en même temps que le froid. A mesure que s'avance la nuit, le pauvre espoir qui nous reste faiblit.
Depuis un instant la tempête nous paraît plus bruyante encore; ses rafales s'accompagnent de sifflements et d'un grondement d'orgue. Serait-ce qu'elles se déchirent sur des arêtes et font mugir les sapins d'une forêt? Les chiens trottent plus joyeux. Quelques secousses nous surprennent; le sol sous nos traîneaux est inégal, nous quittons le lac. Sensiblement la piste monte. Dans la nuit, nous frôlons quelques branches, et brusquement nous nous arrêtons près d'un feu de campement. Brave Koona ! son intelligence nous a sauvés.
Notre joie de revoir des humains n'est pas longue; après les dangers du désert viennent les ennuis de la société. Les Indiens au milieu desquels nous sommes tombés comme des naufragés se réjouissent fort de cette visite imprévue; ils examinent nos bagages avec une curiosité non équivoque. Nous ne pouvons faire moins que de les régaler de nos provisions; leur appétit est au diapason de la tempête. Nous avons grand'peine à sauver de ce nouveau désastre les vivres indispensables à la suite de notre voyage.
Les chiens, hélas, sont encore plus rapaces que leurs maîtres. A peine sommes-nous installés pour la nuit, que ces affreux voleurs de chiens eskimos se mettent en chasse. Nous avons eu soin de dresser nos traîneaux, fixant le plus haut possible les harnais et tous objets de cuir capables d'exciter leur gourmandise; nous avons pris comme oreillers nos biens les plus précieux; Budd repose sur un sac de poissons gelés, comme je protège un sachet contenant quelques galettes et notre réserve de viande. Les chiens eskimos, flairant une proie, rôdent autour de nous; nous les entendons lécher joyeusement la gamelle que nous avons laissée suspendue près du feu, puis ils se battent autour d'une courroie. Après avoir mis en ordre le campement en engloutissant tout objet en dérive, les chiens se groupent autour de nos têtes. Nous les chassons à coups de gourdins, mais ils reviennent obstinés, attirés par leur instinct gourmand. Nous défendons patiemment nos dernières réserves; mais la fatigue de la journée est trop grande, nous nous prenons à somnoler. Les marauds en profitent, passent sur nos corps, éventrent nos sacs de provisions, et ne nous laissent pas une miette.
Au matin, il ne nous reste plus qu'à regagner Norway House au plus vite; il ne peut être question de poursuivre notre voyage sans vivres. Les Indiens, nos amis d'occasion, ne portent plus aucun intérêt ni à nos personnes, ni à notre message, maintenant que nos
traîneaux sont délestés de toutes proies agréables. Sous les regards narquois de nos voleurs nocturnes enfin repus, nous fuyons affamés. Grâce au thé et à quelques poissons reçus dans un village ami, nous parvenons, nos chiens et nous, à surmonter les tiraillements de la faim pendant ce triste retour.
Je repars bientôt, mais me fais cette fois accompagner par Mustagan le guide. Grâce à son habileté et à mon formidable attelage, nous arrivons rapidement auprès de la tribu qui m'avait appelé, franchissant 650 km. en quatre jours.
Nous sommes reçus en grande cérémonie. Les salves d'usage saluent notre approche et notre entrée dans le village. Chacun témoigne la plus grande satisfaction de notre visite.
Le conseil de la tribu s'assemble sans tarder. Nous sommes introduits dans le grand wigwam en troncs d'arbres, qui est le centre de la vie du village; un grand «feu de conseil» l'éclaire. Chacun s'installe par terre, sur une fourrure, à la place que lui assigne son rang: les chefs près du feu, puis les anciens, les guerriers et les chasseurs, enfin les jeunes gens, tous magnifiquement équipés de fourrures et de plumes. Les femmes occupent le fond du wigwam. Ma place est réservée près des chefs; on m'y conduit avec toutes les marques du respect.
Le silence absolu des assistants n'est rompu que par les crépitements du brasier. Le chef principal allume gravement le calumet de paix, pipe dont le tuyau mesure plus d'un mètre et dont le fourneau, taillé dans une pierre sacrée, a la forme d'un tomahawk. Il peut servir de hache. Le chef tire trois bouffées du calumet, qu'il tient de la main gauche, puis me le passe. Je fais de même, et le calumet poursuit sa ronde autour du feu, passant d'un chef à l'autre. Le silence reste absolu jusqu'à ce que le calumet de paix ait fait trois tours, réjouissant les chefs et me rapportant trois fois les mêmes nausées, car je n'ai jamais pu m'accoutumer à l'âcreté des feuilles que fument les Indiens.
Le chef alors me souhaite la bienvenue et m'explique les raisons de son appel. Sa tribu se trouvant menacée par l'avance des Blancs, il me demande conseil pour négocier un accord avantageux. Je suis heureusement en mesure de le diriger et de le rassurer. Chacun suit attentivement cette discussion; mes avis, favorables à leurs intérêts, sont reçus avec satisfaction.
Lorsque tout est au point, je pense à profiter de cette occasion exceptionnelle pour parler de l'Evangile aux Indiens assemblés. Ils écoutent respectueusement encore, mais je sens que leur attention n'est que politesse; leur seule préoccupation paraît être de savoir si l'Evangile leur rapportera quelque chose, s'il leur sera utile dans leurs négociations.
Le «feu de conseil» est suivi d'un repas, puis des danses d'usage avant lesquelles les femmes sont chassées de la salle. Deux douzaines de jeunes gens miment la bienvenue au son du tambour; leur souplesse m'impressionne autant que leurs cris aigus; mais l'atroce fumée dégagée par les détestables herbages des pipes me suffoque. La cérémonie est heureusement interrompue par l'avis que la ration de tabac réservée à cette fête est épuisée. Aussitôt chacun se retire.
La salle du conseil nous est abandonnée pour la nuit; nous nous installons dans nos fourrures auprès des tisons du feu mourant. Avant de m'endormir, je repense aux détails de cette réception:
– Mustagan, quel est le sens de la cérémonie du calumet de paix?
– Maître, dans notre vie à chacun le feu est indispensable, nous vivons dans la crainte de le perdre. Ceux qui habitent toujours le même village peuvent garder le feu aisément; à nous qui voyageons, l'hiver en traîneau à travers les tempêtes et l'été en canot sur les grands fleuves, il nous est difficile de conserver le feu. Le perdre, c'est mourir. C'est pourquoi «donner le feu» est le meilleur témoignage d'amitié.
C'est aussi un signe de confiance: As-tu vu, l'été, le feu ravager les forêts et les prairies? avec quelle rapidité il s'étend et dévore les wigwams? Le Pied Noir embrase les territoires de ses ennemis. C'est pourquoi «donner le feu» affirme que l'on se fie à la bienveillance du visiteur.
– Et le calumet?
– Le calumet porte le feu, il exprime la paix; celui qui transmet le calumet ä son voisin témoigne de son désir de l'aider, et de la confiance qu'il place en son amitié.
Etendu près des braises du feu de conseil, je songe longtemps à ce symbole du feu donné en témoignage de paix; mais je devais comprendre au matin que si le calumet est offert par les uns dans un réel désir de paix, il n'est pour d'autres qu'une feinte habile.
Le lendemain, le conseil s'assemble à nouveau. Je veux parler de Dieu; les Indiens ne m'écoutent plus. Je leur propose de créer une école dans leur village; lorsqu'ils sauront lire, je leur donnerai le livre du Grand Esprit; ils restent indifférents. Ils ont appris tout ce qui peut leur être utile dans leurs affaires, cela leur suffit. Ils sont roublards et intéressés, mais inaccessibles à la religion qui fait le bonheur des tribus voisines. L'Evangile ne peut les émouvoir.
Nous partons navrés: nous ne sommes pas venus seulement pour donner quelques conseils d'affaires. A quelque distance du village, Mustagan me fait remarquer, dissimulées dans un ravin stérile, quelques tombes: chacune porte une seule patte de renard.
Notre retour est extrêmement rapide. Je suis maintenant maître de mon attelage. Ce n'est pas sans orgueil que j'admire mes superbes coursiers, moitié chien moitié loup, dont les Indiens remarquent fort les prouesses. Attelés en tandem, et précédés du fameux Mustagan, ils constituent le plus splendide équipage qu'on puisse rêver.
A vrai dire, leur férocité nous cause bien quelques désagréments. Après leur journée de travail, nous sommes obligés de les enchaîner pour la nuit. Une piste fraîche croise-t-elle notre route? les chiens-loups se précipitent, et je ne parviens pas toujours à les retenir avant que le traîneau ait culbuté dans un ravin, répandant son chargement dans la neige, s'y brisant parfois et menaçant de rompre également les os de son conducteur.
Je suis inquiet surtout lorsque nous rencontrons un inconnu. Les chiens se précipitent férocement sur l'étranger et le déchireraient, si Mustagan ou moi ne pouvions prendre les devants; nous courons en avant et enserrons l'inconnu dans nos bras, pour convaincre nos chiens qu'il ne s'agit pas d'une proie.
Notre retour à Norway House fut marqué par une scène caractéristique. Tandis que tout joyeux je saluais ma famille, Mustagan détela les chiens. Il ne parvint pas à maîtriser seul mes terribles coursiers: ils se précipitèrent et franchirent d'un bond les palissades derrière lesquelles étaient nos moutons. Les parois de l'enclos étaient hautes de quatre mètres et tenaient en respect les chiens eskimos; nous pouvions croire les moutons en sûreté. Les chiens-loups forcèrent la bergerie et se régalèrent. Eugénie eut peine à leur pardonner ce forfait.
Le Diable des Blancs.
A la fin de l'hiver nous dûmes prendre de sérieuses précautions avec les chiens-loups. Pendant l'été, les chiens eskimos sont lâchés en liberté; ils parcourent en troupe les forêts et se nourrissent de leur chasse; ils s'entendent fort bien aussi à pêcher. Il arrive qu'on les rencontre à cent kilomètres du village. L'automne ils reviennent lorsque le gibier se terre. Il n'était pas question de libérer ainsi nos chiens-loups; leur férocité croissait et ils devenaient dangereux. Ils furent solidement enchaînés près de la maison.
Pour consoler Eugénie de la perte des moutons, je fis venir par les premiers convois du printemps deux petits cochons, roses et mignons. Ma jeune bergère est loin d'être satisfaite; évidemment les porcelets sont moins sympathiques que des brebis. Nous nous efforçons de faire valoir leurs mérites: un bon jambon n'est-il pas préférable à une abondante toison? Nos nouveaux pensionnaires sont logés dans une cave sous notre chambre; ils seront au chaud et en sûreté. Une porte épaisse d'un demi-pied les défendra contre tout assaillant.
J'avoue prendre plaisir à visiter nos petits cochons, leurs progrès me réjouissent. Quel lard délicieux ils promettent! Vous souriez de ma gourmandise? Essayez de vous mettre à notre régime: trois fois par jour du poisson! Un poisson de temps en temps vous fait plaisir; mais garnissez votre table de poisson le matin, à midi et le soir; toujours du poisson, quatre-vingt-dix fois par mois; rien que du poisson, car le gibier n'est qu'un régal exceptionnel. Mettez-vous à ce régime, puis allez admirer un joli cochon, bien dodu; vous comprendrez mon plaisir à voir approcher le moment où nos petits porcs apparaîtront sur notre table.
A fin mai, je partis en canot visiter les comptoirs installés par les Blancs sur les rives de la Rivière Bouge, au sud du Winnipeg; j'espérais acquérir là quelques objets nécessaires à mon imprimerie. L'impatience nous fit malheureusement partir trop tôt. De grandes banquises, épaisses de deux mètres, sillonnaient encore le Winnipeg; nous nous vîmes bientôt encerclés, puis serrés entre les glaces flottantes emportées par les courants.
Le péril était grand. Les îles de glace s'entrechoquaient avec fracas. Les canaux libres, le long desquels nous cheminions, se refermaient derrière nous comme des tenailles, broyant dans un roulement de tonnerre tout objet flottant. Quelle résistance pouvait offrir notre frêle embarcation ? Bientôt nous ne vîmes plus d'issue, plus aucune crevasse navigable. Il ne nous resta qu'à sauter en hâte sur la banquise, et y haler canot et provisions. Force nous fut ensuite d'attendre sur notre radeau de glace que les canaux consentissent à s'ouvrir à nouveau.
L'attente fut longue. Le charme de la compagnie de Kahwonaby et l'intérêt de sa conversation furent les seuls agréments de cette épreuve d'une semaine. Nous pensâmes à gagner la côte, mais les îlots flottants étaient séparés par des canaux remplis de blocs de glace; on ne pouvait les franchir ni à pied ni en canot, parce que les pointes aiguës des blocs n'auraient pas tardé à percer dangereusement la mince écorce. Rien n'est plus inaccessible que cette bouillie de glace fondante et d'eau. Nous attendîmes donc, n'ayant pour abri contre la pluie ou le soleil que notre canot retourné. Le plus grave pour nous était l'absence de bois, et j'eus tout loisir de songer à ce que Mustagan m'avait dit du prix du feu. Obligés de manger froid, nous grelottâmes sept jours sur notre glaçon inhospitalier et instable, enveloppés des brouillards qui traînent au printemps sur les lacs en dégel.
Enfin les canaux se dégagèrent et nous pûmes reprendre notre navigation, préparés par les banquises fondantes et les brouillards glacés à supporter d'autres épreuves.
Notre séjour à la Rivière Rouge fut triste en effet. Nous eûmes le cœur serré à la vue des trafiquants blancs, exploiteurs éhontés des vices des Indiens, comme à celle des misérables Indiens avilis. Après avoir massacré les Peaux-Rouges par tribus entières, les Blancs estimèrent plus avantageux de ruiner les débris de cette race par le commerce. Leur arme la plus efficace fut alors l'alcool distillé, «l'eau de feu» bien plus redoutable que les armes à feu.
L'alcool exerce sur les Peaux-rouges une attraction extraordinaire, inexplicable. Dès qu'ils en ont goûté, ils en réclament encore et toujours. Par l'alcool, on soumit les tribus les plus farouches; l'alcool les abrutit et finit par les anéantir. La passion de l'alcool jette l'Indien entre les griffes du trafiquant blanc; il échange toutes ses richesses contre de la pacotille, pour peu qu'elle soit accompagnée d'un baril de whisky. L'eau de feu est la source de toutes les misères actuelles des Indiens, elle est le traître auxiliaire du Blanc dans son oeuvre de destruction.
«Avant que vos pères vinssent habiter auprès de nous, dit un chef iroquois, nous ignorions l'eau de feu. Il n'y avait pas un ivrogne dans notre peuple, nous buvions l'eau des ruisseaux et des lacs. Quelques-uns de vos méchants frères nous ont apporté ce poison, voyez les conséquences! Nous sommes réduits à une poignée d'hommes pour pleurer sur les tombeaux de nos ancêtres.»
En un demi-siècle, le nombre des Indiens, tués par l'alcool, diminua de moitié, et les survivants végètent misérablement aux abords des comptoirs des Blancs.
Ce peuple, autrefois maître du pays, intelligent, courageux et digne, traîne une existence de mendiants ivrognes, ayant perdu toute noblesse et toute énergie, ne rassemblant leurs dernières forces que pour quelque vengeance atroce. Leurs fiers conseils de tribus sont remplacés par des beuveries suivies de disputes haineuses. Pauvre peuple dépravé!
Des missionnaires ont travaillé à la Rivière Bouge, ils ont essayé de sauver les débris de ce peuple mourant. Pour l'Indien abruti, il n'y a aucun espoir hors de l'abstinence absolue de toute liqueur. Les Missions adoptèrent ce principe, mais se heurtèrent immédiatement à l'opposition violente ou sournoise des trafiquants intéressés. Les Indiens qui deviennent chrétiens reconnaissent le danger mortel que représente l'alcool pour leur peuple; aussi leur résolution chrétienne s'affirme-t-elle par leur fermeté à refuser tout alcool. Quelques victoires en ce domaine autorisent l'espérance.
Quatre Indiens se rendirent au camp des Blancs pour leur commerce. Un des marchands voulut leur faire boire du whisky, comptant réussir ensuite un marché plus avantageux. Mais les Indiens refusèrent, disant qu'ils étaient chrétiens. Ne parvenant pas à les faire céder, le marchand pensa qu'ils avaient peur des missionnaires, mais que, s'ils pouvaient boire en cachette, ils ne s'en priveraient pas. Il imagina donc de mettre un petit baril de whisky au haut d'une colline, au bord du sentier qu'ils devaient prendre au retour. Puis il se cacha dans les broussailles, pensant s'amuser de l'ivresse des quatre indigènes.
La nuit tombée, les Indiens arrivent enfin, marchant à la file. Le premier s'arrête brusquement et s'écrie: «0, mah-je-mum-e-doo sah-oomah ahyak: Ho, le diable est ici!»
Le deuxième, passant à son tour, dit: «Aàhe nebeje-mahmahsah: Oui, je sens son odeur!» Le troisième secoue le baril en mettant le pied dessus: «Kaguit, nenoondahwhasah: Vrai, je ]'entends!» Le quatrième Indien donne un formidable coup de pied au baril, qui roule jusqu'au bas de la colline: «Que le païen blanc boive lui-même son diable, si cela lui fait plaisir». Puis ils continuent bravement leur route.
Les Indiens chrétiens sont d'une étonnante fermeté pour lutter contre toute menace de la malédiction de l'eau-de-feu. Un chrétien, surpris par la tempête, fit naufrage avec son léger canot. Il allait se noyer et avait déjà perdu connaissance lorsqu'il fut repêché. Pour le ranimer, ses sauveteurs lui firent boire un peu d'eau-de-vie. Lorsqu'ils le surent, les Indiens chrétiens furent indignés et ne voulurent admettre aucune excuse. Ils fustigèrent vertement le rescapé, puis vinrent à tour de rôle prier avec lui et l'exhorter à ne plus jamais boire d'eau-de-feu.
Un jeune chef, ordinairement bon et inoffensif, se laissa tenter par un commerçant blanc. Lorsqu'il fut ivre, il se dirigea vers la salle d'école et, brandissant son tomahawk, poursuivit l'institutrice affolée. Celle-ci se précipita entre les enfants paralysés de frayeur et sauta par la fenêtre. L'Indien parvint juste à saisir la robe qui, se déchirant, amortit la chute. Les voisins accoururent au secours et saisirent l'ivrogne. Le fait qu'il était un chef ne lui évita pas le châtiment. Ils le rouèrent de coups, le traînèrent dans la forêt, l'attachèrent solidement a un arbre, et le laissèrent là pendant quatre jours, sans nourriture et sans eau. Il se dégrisa et put réfléchir à loisir. Dès lors il évita soigneusement le démon qui avait été, pour lui comme pour tout son peuple, une cause de tristesse et de honte.
Les Indiens chrétiens luttent ainsi contre l'effondrement de leur race. Ils obtiennent quelques succès, bien rares, hélas! En général le Blanc ne réussit que trop bien dans ses efforts pour abrutir l'Indien. Autour des colonies européennes rôdent ces Peaux-Rouges buveurs et paresseux, épaves d'un peuple déchu. La débauche ronge les tribus, la misère et le malheur envahissent les wigwams. Nos cœurs saignent à voir mourir si lamentablement cette belle race; Kahwonaby en est très affecté.
En redescendant la Rivière Bouge, nous apercevons sur la rive quelques tertres. Nous nous arrêtons pour examiner ces tombes récentes; elles ne portent aucun signe, ni chrétien, ni païen. Nous avons peine à le croire; nous regardons de près, cherchons à l'entour une griffe ou une dent, un signe quelconque, – il n'y a rien! Kahwonahy est consterné. Elles sont lugubres ces tombes où aucun signe ne témoigne de l'affection de la famille, ni ne marque l'attachement à la tribu. L'âme païenne a été desséchée par les vices des envahisseurs. Ces hommes sont morts sans espérance parce qu'ils ont vécu en désespérés; ils sont morts privés d'affection parce qu'ils ont vécu en déracinés. Des tombes sans signe, ce sont les tombes d'une race dépravée qui se tue, ou, pour être juste, d'une race que les Blancs tuent.
Notre retour fut harcelé par la pluie et les brouillards tout au long du Winnipeg. Nous retrouvons avec joie la station et nos familles en bonne santé.
Je fais le tour du propriétaire. Nos deux porcs sont magnifiques; je ne suis d'ailleurs pas seul à les admirer, depuis plusieurs semaines leurs grognements éveillent un écho vorace dans les aboiements des chiens-loups. Mes superbes coursiers me font pitié; ils se sont fortifiés encore, mais ont été enchaînés trop court durant mon absence. Je leur accorde un peu plus de champ. Grâce à cela, tirant sur leurs chaînes pendant la nuit, ils parviennent à la porte de la porcherie. De leurs dents ils percent les madriers épais de quinze centimètres, et atteignent leurs victimes. Adieu jambons, lard et saucisses ! Ces affreux voleurs n'ont même pas laissé un pied; des oreilles au bout de la queue, tout a été englouti.
Lorsqu'à midi nous nous mettons à table et qu'inévitablement paraît le poisson, l'appétit nous manque; ce poisson nous reste à la gorge. Nous le mangions courageusement tant qu'il n'y avait aucun espoir de varier le menu; puis nous avons supporté le poisson en regardant croître nos moutons,... mais nos moutons ont régalé de plus impatients que nous; puis nous avons attendu de goûter nos infortunés petits porcs... Aujourd'hui nos méchants gloutons nous ramènent au régime du poisson sans plus d'espoir de le quitter, ce poisson nous écœure. Demain pourtant il nous faudra bien reprendre notre menu invariable: du poisson trois fois par jour. Et cet automne nous referons notre provision annuelle: 3000 poissons gelés pour la famille, et le double pour les chiens.
Le Pied Noir.
Je fais encore un rapide voyage en août l842, accompagné de Kahwonaby et d'un rameur déjà âgé. Mais avant de repartir, je dois augmenter les précautions prises avec les chiens-loups. Leur férocité s'accroît encore; je ne puis plus les confier qu'à Mustagan ou à Budd, aucun autre n'ose les approcher. Nous construisons un chenil et les enfermons entre des palissades aussi solides que hautes.
Nous nous embarquons dans le canot d'écorce, traversons le nord du Winnipeg, remontons le Saskatchewan, puis l'un de ses affluents sud. Nous sommes de nouveau dans une région qui souffre de la proximité des colons blancs.
Le pays est d'aspect sauvage. Les deux rives sont obscurcies par de sombres forêts de sapins. La vallée est étroite, encaissée entre des pentes abruptes. Le passage se resserre encore, nous nous trouvons à l'entrée d'une gorge environnée de parois de rocs. Nous nous engageons dans ce défilé, cherchant notre voie parmi les remous; l'eau bouillonne furieusement et nous luttons avec peine contre le courant. Nous naviguons presque dans la nuit tant sont élevées les montagnes et épaisses les nuées qui assiègent la gorge. La pluie nous transperce et nous frissonnons. Un court élargissement de la vallée nous accorde quelque répit; un lambeau de forêt a pris pied sur la rive, tassé sous les hautes falaises. Encerclés dans cette formidable forteresse naturelle, nous sommes impressionnés par ce lieu sauvage et lugubre. Le vent s'élève et hurle, se déchirant sur les rochers.
Quelques wigwams apparaissent, blottis sous les sapins, adossés à de hauts rocs éboulés. Un grand feu nous attire, nous sommes aussi désireux de nous réchauffer que de nous reposer. A la porte du premier wigwam se dresse un superbe Indien, à la mine farouche. Le géant paraît solidement musclé et prêt à livrer bataille. Il est coiffé d'un bonnet de peau présentant deux oreilles de loup et garni d'abondantes plumes de faucon tombant en crinière. La fourrure d'un loup couvre ses épaules, et chacun de ses mouvements est souligné par le cliquetis des crocs et des griffes entourant son cou et ses membres comme des ornements. Les nombreux scalps suspendus à sa ceinture attestent la férocité de son caractère et ses inquiétants succès. Devant cette apparition, nous nous arrêtons saisis.
«Visage Pâle, tu ne te réchaufferas pas à mon feu!» hurle-t-il d'une voix stridente.
Kahwonaby me dit dans un souffle: «Prends garde! c'est un Pied Noir». Visiblement le pilote aimerait battre en retraite; mais je suis désireux de lier conversation. Dans la tempête qui se déchaîne, je lance quelques mots pacifiques et m'approche de l'entrée du wigwam.
Le Pied Noir me barre le passage:
«Chien! va-t'en! Vous avez allumé la rage dans nos cœurs. Notre peuple était heureux et uni, quand sont arrivés les premiers Visages Pâles. A peine débarqués, ils ont massacré des Indiens et dressé la tête de notre chef au bout d'une lance sur leur barricade. Nous combattions face à face; vous jetiez la mort de loin, lâchement. Nos pères ont lutté avec courage et succès; ils eurent le tort d'accepter la paix. Ils étaient loyaux et ne savaient pas que les Blancs ne sont que des chiens sans honneur, assoiffés de sang et de pillage.»
Les chiens leur ont donné alors l'eau-de-feu. Nos pères en burent et devinrent fous; ils se laissèrent repousser loin du rivage et s'enfuirent dans les forêts. De ce jour, nous avons été traqués comme les bêtes de la forêt. Je n'ai jamais vu le soleil briller qu'à travers les branches des arbres, et je n'ai jamais pu visiter Ies tombeaux de mes pères.
«Vous vouliez un territoire, nous vous l'avons laissé. Pour avoir la paix, nous avons abandonné la terre de nos pères à ceux qui prétendaient en avoir besoin. Hélas ! plus nous avons donné, et plus vous nous avez pris, par force et par ruse. Maintenant il ne nous reste plus de place pour vivre.»
C'est le droit de vivre, que vous nous refusez par votre cruauté. Vous tuez notre peuple par l'eau-de-feu, et maintenant qu'il est blessé à mort vous le poursuivez et vous le déchirez, comme des chiens s'acharnent sur un daim qui saigne. Vous n'avez ni pitié, ni justice, ni honneur race de chiens! Vous êtes des rapaces qui égorgent sans raison, des vautours qui tuent par plaisir et se repaissent de pourriture. Bêtes et hommes sauvages, vous anéantissez tous ceux qui se réjouissent de leur liberté.
«Visage Pâle! Nous étions un peuple fier et fort, vivant libre et heureux dans le pays de nos pères. Vous nous avez persécutés sans merci; maintenant je ne suis plus qu'un tronc desséché, que les Blancs ont dépouillé de ses racines et de ses rameaux. Je défendrai férocement contre les chiens les derniers os de ma tribu. Mon peuple n'a jamais compté d'esclave; vous nous anéantirez, mais vous ne nous ferez pas plier!»
Insister était inutile, et probablement dangereux. Le cœur du Pied Noir était fermé par la haine, hélas! compréhensible. Les violences abominables des Blancs ont endurci les Peaux-Rouges; sommes-nous en droit de le reprocher à ce chef farouche?
La tempête se déchaîne furieuse; le vent nous apporte le bruit d'une cataracte barrant la rivière en amont; il ne nous reste qu'à redescendre la gorge sans tarder. Lorsque je me retourne pour adresser au moins un adieu au Pied Noir, je remarque au-dessus de l'entrée de son wigwam, solidement fixée par des lanières de cuir, une tête de loup, dont la gueule ouverte laisse voir les crocs étincelants.
Nous reprenons nos rames, accablés. La violence du «Fils du Loup» nous a-t-elle froissés? Non pas; nous sommes navrés bien plutôt d'avoir vu la haine semée par la cruauté barbare des civilisés. Nous redescendons le Saskatchewan. L'automne vient; les feuilles jaunissent, quelques-unes tourbillonnent sur le fleuve, entraînées par la tempête. Je suis triste, obsédé par nos dernières rencontres avec les Indiens persécutés par les Blancs; les Peaux-Rouges sont les uns avilis, les autres remplis de haine, tous malheureux et déchus de leur ancienne gloire. Ce n'est pas dans ce pays que je puis retrouver l'Indien que je cherche. S'il existe encore quelque part, l'Indien noble et généreux, ce ne peut être que hors de la souillure du civilisé. Je rêve maintenant d'aller tout au Nord, ou loin à l'Ouest, hors de tout commerce avec l'homme blanc. Le grand fleuve Mackenzie incarne mon rêve: il fuit les civilisés et court au Nord, il est sauvage sur tout son cours. Les vrais Indiens se trouveraient-ils sur les rives du Mackenzie?
Le Saskatchewan nous ramène au Winnipeg. Comme de coutume, nous suivons prudemment la rive; avec un canot d'écorce, on ne peut s'aventurer en plein lac. La côte, extrêmement découpée, projette de longs promontoires. Nous coupons au droit, du cap d'un promontoire au suivant, veillant à ne point nous laisser surprendre par la tempête entre deux caps éloignés, au large d'un golfe profond.
L'accoutumance au danger nous fait pourtant braver trop de périls. Le 8 septembre nous nous mettons en route malgré la violence de la tempête. Le vent contraire nous a déjà beaucoup retardés, la saison s'avance et nous craignons de nous laisser prendre par le gel. Les vagues énormes valent celles de l'Océan, l'eau envahit le canot, l'un de nous doit la puiser sans relâche. Nous sommes trois.
C'est le matin, nous n'avons pas encore déjeuné. Nous ramions depuis une heure et demie, quand, en tournant un promontoire, nous sommes assaillis par une vague formidable, qui déferle sur nous et remplit à moitié le canot. Nous nous jetons dans une baie, mais reprenons bien vite notre route. A deux kilomètres en avant de nous se profile un cap que nous voulons doubler.
Mouillés et transis, nous ramions vers ce cap, lorsque subitement une nouvelle vague saisit notre canot, et le retourne, nous jetant à l'eau. En revenant à la surface, je vois la quille du canot en l'air, et Kahwonaby à cheval dessus. Je nage vers lui et me cramponne à l'étrave. Mon batelier, un vieillard, se tient à une pièce de bois; moins solide que nous et plus exposé à la violence des vagues, il est le plus menacé. «Nous allons mourir, dis-je au pilote. – Oui, certainement», me répond-il. L'eau est si froide, que nous n'aurions jamais la force de nager jusqu'au rivage. Notre seul salut est de rester cramponnés au canot, espérant que les vagues nous pousseront vers la rive.
Le batelier n'en peut plus. Ses efforts pour ne pas lâcher le bateau et pour se soulever avec les vagues deviennent de plus en plus faibles. Je lui demande s'il est prêt à mourir. «Oui, me dit-il, il y a longtemps, longtemps que je prie.» Les yeux du vieillard s'étaient fermés quand Kahwonaby, étendant la main, le prend par les cheveux, au risque de perdre son appui, et pose sa tête sur son genou, en ayant soin que sa bouche reste toujours hors de l'eau. Nous pensions que le pauvre vieux était mort; mais Kahwonaby, en héros, soutient toujours sa tête, décidé à l'enterrer au bord du lac, si nous parvenons à nous sauver.
Je me sentais faiblir et je n'avais plus l'espoir d'échapper à la mort. Je remets mon âme et ma famille au Seigneur. Je dis à Kahwonaby que je sens bien que je vais me noyer, mais qu'il doit sauver sa vie. Il me répond qu'il ne désire plus vivre; si nous devons être noyés, il veut mourir avec nous. Quand je pense à ma famille et à notre oeuvre, je désire vivre; puis, je me dis que, si j'ai terminé ma tâche, Dieu peut me reprendre à lui; si au contraire j'ai encore à travailler pour Lui, Dieu saura bien nous conserver la vie. J'étais parfaitement résigné, et je disais en toute sincérité : Que ta volonté soit faite.
Cependant je priais toujours; et, tout ä coup, l'espoir d'être sauvés me revient. Je ne doute plus de la délivrance, et pourtant je ne vois rien d'encourageant. Le vent fait rage, les vagues se soulèvent terribles, et, misérable épave, nous sommes le jouet de la tempête. Mais Dieu, le maître des tempêtes et des cœurs, me rend espoir et force. Je me sens si assuré, que je me mets ä ramer avec mon bras. A ce moment, le vieux batelier rouvre les yeux.
Je me sens heureux, presque gai. La reconnaissance envers Dieu l'emporte déjà dans mon cœur sur tous les autres sentiments. Nous approchons du rivage. Plusieurs fois je cherche à sentir le fond avec mon pied, mais sans y parvenir. Cependant nous approchons toujours. Enfin, je peux poser le pied, nous ne sommes plus qu'à quelques mètres du bord.
Nos premiers soins sont pour le vieillard, qui n'a plus la force de marcher. Puis nous sauvons le canot, et en le retournant nous constatons que nous avons tout perdu, excepté nos couvertures. C'est beaucoup vraiment que de les avoir, sans elles nous aurions cruellement à souffrir du froid pendant la nuit. Nous nous agenouillons pour remercier Dieu. Nous sommes exténués et transis; nous nous couchons sur le sable pour nous reposer un peu. Puis nous reprenons notre navigation au plus vite pour atteindre quelque wigwam où nous pourrons trouver bon feu et. nourriture.
Le retour à Norway House nous réservait encore une horrible tragédie. L'hiver approchant, je tenais à dégourdir mes terribles chiens-loups en leur faisant prendre de l'exercice. Un matin, accompagné de Budd expert à mater les chiens, j'entre dans leur enclos et les détache. Je tire soigneusement la lourde porte du chenil, mais comme elle se ferme du dehors, je ne peux pas tourner la clef pour empêcher d'entrer. Armés de nos grands fouets, nous déchaînons les chiens et les laissons sauter et jouer entre eux, ce qui est la joie de ces bêtes presque féroces. Pendant ce temps, un vieil Indien vient à la maison missionnaire pour me voir. M'ayant cherché autour de la maison, il ouvre enfin la porte du chenil et entre. Les chiens, de vraies brutes, s'élancent sur lui, et, avant que ni Budd ni moi ayons pu les retenir, ils déchirent affreusement le pauvre Indien, qui meurt de sa grande frayeur autant que de ses blessures. Après cette terrible scène, je fais abattre immédiatement ces quatre brutes, et c'est la triste fin du magnifique attelage qui avait soulevé tant d'admiration dans la contrée et dont j'étais trop fier.