La Réforme à Genève. La cité s'organise - John H. Alexander
Nous avons laissé Genève au lendemain du 10 août 1535. En ce jour mémorable, l'intention des autorités s'était clairement manifestée: la cité allait désormais vivre selon les principes de la Réforme. Néanmoins, un long chemin restait à parcourir jusqu'à la réalisation de cette noble ambition. Suite à un décret de ses magistrats, Genève n'était plus catholique. Cela pourtant ne suffisait pas à en faire une ville où la Parole de Dieu inspire les moeurs privées et publiques.
A l'intérieur, beaucoup de citoyens avaient vu dans la Réforme un moyen de lutte politique contre les ambitions du duc de Savoie de même qu'une libération à l'égard de règles gênantes. La Réforme, loin d'être une émancipation de toute autorité, était un retour à celle de la Parole de Dieu, un acte d'obéissance envers une autorité plus exigeante : celle du Dieu saint qui nous appelle à une vie sainte.
A l'extérieur, la maison de Savoie ne desserrait pas son étreinte. La ville était étroitement bloquée: le bois, la viande, le beurre et en général tous les produits de la campagne étaient hors de prix.
C'est pourtant dans ces circonstances que Genève orna son blason de la devise qui est encore sienne quatre siècles et demi plus tard: POST TENEBRAS LUX. Si la lumière devait succéder aux ténèbres, l'une des façons d'assurer sa victoire était d'instruire la jeune génération. Farel et ses amis demandèrent que l'instruction fût universelle, pour tous les enfants. Le livre de lecture choisi? La Bible d'Olivétan. Bien des petits Genevois de l'époque balbutièrent devant les pages de cet ouvrage qui venait de sortir de presse!
Les citoyens aussi devaient entendre l'enseignement biblique. Même quand la population était sur les remparts pour veiller à la sécurité de la ville, les prédicateurs s'y rendaient pour instruire et enseigner la crainte de Dieu.
Les syndics agissaient avec sagesse, secondant les efforts de leurs pasteurs. Une des premières tâches qu'ils entreprirent fut la réorganisation des hôpitaux. Les chrétiens doivent prendre soin de leurs malades et de leurs pauvres. Un Hôpital Général fut donc fondé dans un couvent délaissé; on lui attribua les biens devenus vacants par le départ des ecclésiastiques. Claude Salomon, l'un des plus fervents évangéliques, mit toute sa vie et sa fortune au service des malades. La doctrine de la justification par la foi était loin de tarir la source des bonnes oeuvres!
Comme on le voit, l'Eglise et l'Etat s'organisaient. La Réforme prouvait tout de suite qu'elle allait donner une âme à la cité désemparée.
Le secours de Berne
De nos jours, un monument fameux fait face à l'Université de Genève: le Mur des Réformateurs. Au pied des quatre statues qui en constituent le centre sont disposées, sur le sol, des armoiries marquetées en granit de couleur. Le touriste du XXIe siècle y remarque celles de Berne. Qu'est-ce qui justifie donc cet hommage rendu à nos "très chers combourgeois et singuliers amis"?
Revenons à la Genève de l'hiver 1535. Nous avons vu que son acceptation de la Réforme a provoqué contre elle l'ire de la maison de Savoie. Le duc Charles III veut à tout prix étouffer la révolte contre son autorité et celle de Rome; il serre la ville dans un cruel étau pour l'amener à sa merci.
L'épouvante commence à gagner la population; les conseils délibèrent, mais en vain, sur ce qu'il convient de faire pour sauver la ville. Des groupes se forment çà et là dans les rues. "Hélas! dit-on, que d'infortunes! Tout autour de la ville empêchements de vivre, pilleries, incendies, assauts de guerre. Dans la ville même, grandes intelligences en faveur de nos ennemis. Comment une poignée de gens résisteraient-ils à de telles multitudes?..."
En 1526, un traité de combourgeoisie avait été scellé entre Fribourg, Berne et Genève. Le contenu de ce pacte était simple: si l'une des villes était attaquée, les deux autres devaient lui porter secours. C'est dix ans plus tard que ce traité allait prendre toute sa valeur pour Genève. Dès le mois de septembre 1535, d'éminents citoyens s'étaient rendus à Berne pour faire valoir le pacte d'alliance.
Or, il y avait à Berne des hommes dont le seul désir était de rendre gloire à Dieu: ils mettaient leur force au service de la cause évangélique. Ils seraient partis sur-le-champ apporter aide à leurs frères menacés, quels que soient les dangers de l'entreprise. A côté d'eux, des politiciens faisaient passer la question des sentiments au second plan. Ils ne voulaient pas s'engager dans une aventure si les circonstances politiques ne leur paraissaient pas favorables.
Le 16 janvier 1536 enfin, Berne déclara la guerre au duc Charles III. Son intervention fut rapide et décisive. On rappelle la grande discipline régnant dans les rangs bernois. Entrés en campagne "pour l'honneur de Dieu", ils ne voulaient pas souiller leur cause par des rapines et des effusions de sang inutiles.
L'armée bernoise, placée sous le commandement de Franz Naegeli arracha à l'emprise savoyarde tout le Pays de Vaud, le Pays de Gex qui borde Genève au nord-ouest, ainsi que le sud du lac Léman jusqu'à Thonon. La dernière place forte des Savoyards était le fameux château de Chillon. Les Bernois le prirent le 29 mars avec l'aide d'un contingent genevois. Plusieurs prisonniers, détenus dans les cachots du château, furent délivrés. De leur nombre était François Bonivard qui paya de six ans de captivité son ardeur à défendre l'indépendance de Genève.
De son côté, la France avait attaqué la Savoie et occupé le reste du duché. Genève respirait. Elle avait devant elle près de cinquante ans de paix pour organiser la république protestante qui avait remplacé la principauté épiscopale.
Le Conseil Général du 21 mai 1536
Nous avons rappelé plus haut la journée marquante du 10 août 1535. C'est alors par un décret de ses autorités que Genève avait choisi de vivre selon les principes réformés. S'il était concevable de voir des magistrats prendre une décision politique engageant l'Etat, il en va tout autrement en ce qui concerne le domaine de la foi où la conscience individuelle de chacun est concernée: un peuple tout entier ne se convertit pas réellement à Dieu.
Qu'on se souvienne de la décision prise par tout le peuple d'Israël rassemblé au pied du mont Sinaï : trois mois auparavant c'était la merveilleuse délivrance du joug égyptien puis les dons divins de la manne et de l'eau du rocher, enfin la victoire sur Amalek. Moïse redescend de la montagne avec les lois et ordonnance dictées par Dieu. "Le peuple entier répondit d'une seule voix: Nous ferons tout ce que l'Eternel a dit." Quelques jours plus tard, une partie de ces gens construisaient le veau d'or…
Farel avait probablement à l'esprit cet épisode biblique. Sous ses yeux venait de naître une cité globalement réformée. Subsistaient néanmoins dans beaucoup de consciences individuelles les traces et habitudes héritées de l'ancienne tradition. Il était décidé à mettre en oeuvre, par la prédication, la puissance de changement de l'Evangile plutôt que toute autre force humaine de contrainte. Malgré la crainte qu'il pouvait nourrir de voir Genève construire plus tard un veau d'or, il lui parut essentiel que l'Eglise nouvelle composée de membres épars, peut-être opposés les uns aux autres, se rassemblât en un seul corps. Farel désirait donc qu'il se fît dans Genève une profession publique de foi à l'Evangile.
C'était à l'assemblée de tous les citoyens qu'appartenait la souveraineté dans les choses de l'Etat; Farel croyait qu'à plus forte raison c'était à ce peuple réuni selon les anciennes coutumes, qu'il appartenait de proclamer la doctrine évangélique. Il obtint donc des sénateurs la décision d'assembler tous les Genevois en Conseil Général pour cette confession de foi, le dimanche 21 mai 1536. Ce jour tant désiré et tant redouté arriva. Les cloches sonnaient. La Clémence jetait au vent ces paroles inscrites sur son airain: "J'appelle le peuple. Jésus, Sauveur des hommes, Fils de Marie, Salut du monde! Sois-nous propice et clément!" L'émotion semblait générale dans la grande église où étaient rassemblés, outre l'ensemble du peuple, les ambassadeurs de Berne avec, à leur tête, le chef de l'armée libératrice: Franz Naegeli.
Claude Savoye, premier syndic, préside. Il invoque Dieu. Puis ajoute d'une voix qui retentit dans toute la nef: "Citoyens, voulez-vous tous vivre selon l'Evangile et la Parole de Dieu telle qu'elle nous est prêchée chaque jour?... Si quelqu'un sait et veut dire quelque chose contre la doctrine qui nous est prêchée, qu'il le fasse!" Il y eut alors un grand silence, on était dans l'attente. On se demandait si quelque voix, amie de Rome ou du plaisir, n'allait pas protester contre la Réforme.
Mais personne à Genève ne songe à revenir en arrière. Tous ont confiance en leurs réformateurs. Ils l'affirment en faisant serment, la main droite levée, "de vivre en cette sainte loi évangélique et selon la Parole de Dieu... de vivre unis les uns avec les autres, en obéissance de justice". Massés dans leur chère cathédrale, les Genevois ont agi en hommes libres, en citoyens conscients de leurs responsabilités, en chrétiens courbés devant Dieu et devant sa Parole.
Jean Calvin
Farel était alors presque seul à Genève. Son collaborateur Froment avait été appelé à Aigle; Viret s'était rendu à Neuchâtel. Farel ployait sous la tâche et demandait à grands cris du secours. Il était plutôt de ceux qui fondent les sociétés que de ceux qui les organisent; il le sentait, et désirait remettre à d'autres mains l'établissement définitif de l'Eglise dans Genève. Où trouver l'homme de Dieu qui devait achever l'oeuvre? Un soir du mois de juillet 1536, une voiture de France arrivait à Genève. Il en descendit un homme jeune encore, 27 ans, petit, maigre, le visage pâle, la barbe noire et pointue. Son front haut, son oeil vif et sévère, ses traits réguliers et expressifs indiquaient un esprit profond, une âme élevée, un caractère indomptable. Son intention était de "passer par Genève légèrement, sans s'arrêter plus d'une nuit en la ville". C'était Calvin faisant escale sur la route de Strasbourg. Au mois de mars venait de paraître à Bâle l'édition latine de son Institution chrétienne. Il se rendait en Alsace afin d'y poursuivre ses études.
Calvin respectait Farel depuis longtemps comme le plus zélé des évangélistes, mais il ne semble pas que les deux hommes se soient rencontrés jusqu'alors. Farel, qui avait lu l'Institution chrétienne, avait reconnu dans l'auteur de cet écrit le théologien le plus scripturaire, l'écrivain le plus éloquent du siècle. Aussi la pensée que cet homme était à Genève l'émut et le ravit. Il se hâta donc de le rencontrer. Farel se doutait-il en entrant qu'il allait faire vivre à Calvin ce jour-là des moments dont l'intensité peut être comparée à ceux que Saul de Tarse vécut sur le chemin de Damas?
Laissons Calvin raconter lui-même cette rencontre. Il la décrivit plus tard dans sa préface aux Commentaires sur les Psaumes.
"Finalement, maître Guillaume Farel me retint à Genève, non pas tant par conseil et exhortation que par une adjuration épouvantable, comme si Dieu eût d'en haut étendu sa main sur moi pour m'arrêter... Après avoir entendu que j'avais quelques études particulières, auxquelles je me voulais réserver libre, quand il vit qu'il ne gagnait rien par prières, il vint jusqu'à une imprécation, qu'il plût à Dieu de maudire mon repos et la tranquillité d'études que je cherchais, si, en une si grande nécessité, je me retirais et refusais de donner secours et aide. Lequel mot m'épouvanta et ébranla tellement que je me désistai du voyage que j'avais entrepris."
Ce n'était pas seulement l'oeuvre qu'on lui demandait d'entreprendre qui effrayait Calvin, c'était aussi le lieu dans lequel il devait la poursuivre: il craignait de comparaître devant les assemblées de Genève. On parlait beaucoup de la violence, des tumultes, de l'esprit indomptable des Genevois. Au travers des paroles de Farel, il sembla pourtant à Calvin "que la main de Dieu descendait du ciel, qu'elle le saisissait, et qu'elle le fixait irrévocablement à la place qu'il était si impatient de quitter". Dès la deuxième quinzaine d'août, il s'établit à Genève.
Calvin, venant après Luther et Farel, était appelé à compléter l'oeuvre de l'un et de l'autre. Le grand Luther, auquel appartiendra toujours la première place dans l'oeuvre de la Réformation, avait prononcé avec puissance les paroles de la foi; Calvin devait les coordonner et montrer l'imposante unité de la doctrine évangélique. L'ardent Farel, le missionnaire le plus actif de cette époque, avait détaché les hommes de l'erreur romaine, et en avait uni plusieurs à Christ, mais sans les grouper; Calvin devait réunir ces membres épars et constituer l'assemblée. Doué d'un génie organisateur, il accomplit la tâche que Dieu lui avait assignée; il entreprit de former une Eglise placée sous la direction de la Parole de Dieu et sous la discipline du Saint- Esprit.
L'oeuvre de Calvin
Calvin a tout d'abord voulu faire de Genève une ville chrétienne où tout serait à la gloire de Dieu dans la vie publique.
Son action fut immense et s'étendit à tous les domaines: non seulement religieux mais aussi culturel (fondation de l'Académie) politique et économique. Il est faux de voir en lui un dictateur qui s'imposa par la force. Sa seule fonction officielle fut la présidence de la Compagnie des pasteurs. Mais son génie était tel que les magistrats recouraient à ses lumières à tout propos. Et les occasions ne manquaient pas en ces temps difficiles où il s'agissait de reconstruire un Etat sur des bases nouvelles. Il rédigea pour l'essentiel les Edits civils de 1543, qui servirent de constitution à la République, tâche à laquelle sa formation de juriste le rendait mieux apte que les membres du gouvernement, dont aucun n'avait fait d'études.
A Genève, tout devait être à la gloire de Dieu également dans la vie privée des citoyens. Calvin lutta pour une discipline de vie sévère. Les moeurs devaient être surveillées de près. Il eut de redoutables adversaires dans tous les "gaudisseurs de table, friands qui cherchent quelque lippée pour farcir leur ventre". Il combattit aussi le luxe vestimentaire. Un tribunal, le Consistoire, comprenant des pasteurs et des laïcs, fut chargé de punir les infractions.
A mesure que croissaient les persécutions contre les protestants de France et d'Italie, Genève vit son attrait grandir pour des milliers d'exilés. C'était une élite qui enrichissait la cité sur les plans moral et spirituel. Cependant, on déplorait un déclin économique qui poussa les vieux Genevois mécontents à vitupérer contre "ces chiens de Français". Pourtant que de gens illustres ont trouvé à Genève un refuge et une patrie. Citons seulement Théodore de Bèze, le successeur de Calvin.
Le réformateur-législateur dirigeait aussi de ses conseils les destinées de la Réforme en Suisse, en France, en Ecosse, aux Pays-Bas et jusqu'en Hongrie. Un tel rayonnement valut à Genève l'hostilité des puissances voisines. Le duc de Savoie qui avait relevé la tête après sa défaite de 1536, le roi de France, le pape lui-même guettaient l'occasion favorable de s'emparer de la Rome protestante. Tous les citoyens s'unissaient alors pour défendre la cité menacée.
Tout ne doit pas être mis sur le même plan dans la vie et l'oeuvre de Calvin. Homme du XVIe siècle, il resta parfois prisonnier des idées de son temps. L'Eglise catholique usait de violence contre ses adversaires. Calvin en fit autant contre Michel Servet. Il faut observer que Servet, en niant le dogme de la Trinité, s'était rendu haïssable à toutes les Eglises. Il avait déjà été condamné par l'Inquisition catholique et n'avait échappé au châtiment que par une évasion. Cependant le bûcher qui s'éleva sur le plateau de Champel constitue une tache sombre dans l'histoire de Genève.
Il n'en demeure pas moins que Dieu a parlé par Calvin. Il dépasse son siècle et reste un des géants de la pensée et de la foi. Lorsqu'il mourut, le 27 mai 1564, à 55 ans, épuisé par le travail et la maladie, Calvin avait accompli, lui le timide, le "pusillanime", une oeuvre que les siècles ne pourront détruire, tant que des hommes et des femmes, demeurant dans l'obéissance à la Parole de Dieu, resteront fidèles comme lui à l'enseignement de son Seigneur. Calvin a continué l'oeuvre de ses devanciers, dressé un mur, une forteresse de Dieu, une ville sur la montagne: la Genève de la Réforme. Aux chrétiens du XXIe siècle la responsabilité de la voir se perpétuer.
Compilation et rédaction:
André Jaquet