Guillaume Farel, homme de la Bible - John H. Alexander
La Bible dans sa jeunesse
Son père voulait faire de lui un soldat, mais le jeune Guillaume n'a qu'un désir: étudier. Il a déjà découvert les supercheries des prêtres – auxquels pourtant ses parents croient dur comme fer – et il lui tarde de quitter le toit paternel.
A 20 ans, il entre à la Sorbonne: il y remarque bien vite Lefèvre d'Etaples, un vieillard d'apparence chétive qui passe des heures dans les chapelles à prier les saints. Mais aux dires d'Erasme, le célèbre humaniste établi depuis peu à Bâle, Lefèvre d'Etaples est le premier des savants de France.
Guillaume s'efforce en vain de vivre en chrétien tout en étudiant Aristote. Sur le conseil de Lefèvre, il se met à lire l'Ancien et le Nouveau Testaments. Peu à peu, la Parole de Dieu travaille sa conscience et il trouve en elle réponse aux besoins de son coeur. Un docteur de la Sorbonne le blâme publiquement d'avoir délaissé la philosophie pour la Bible. Guillaume accepte le reproche et abandonne momentanément la Parole divine. Mais il en devient si malheureux qu'il reprend sa lecture des Ecritures après avoir constaté: "J'étais le plus misérable des hommes, fermant les yeux de peur de n'y voir trop clair."
De son côté, Lefèvre d'Etaples, qui rédige une publication sur la vie des saints mentionnés au calendrier, est soudain saisi d'horreur et d'effroi en découvrant les mensonges et les tromperies enseignés par la tradition. Il renonce à poursuivre son oeuvre et décide alors de ne lire que la Bible et d'adorer Dieu seul. Sa prédication devient puissante. A Meaux (région parisienne) où Farel le rejoint, Lefèvre proclame avec toujours plus d'audace l'Evangile de la grâce de Jésus-Christ.
La Bible sous les coups
Alertés, les maîtres de la Sorbonne poursuivent les réformateurs. Le sang coule, les premiers bûchers sont dressés. Le noyau des prédicateurs de l'Evangile est contraint de se disperser. Déjà Lefèvre a publié sa version française des Evangiles, suivie en 1530 de la Bible complète traduite du latin. Un mandat d'arrêt est prononcé contre Guillaume Farel, "le plus brûlant des hérétiques"; mais il demeure introuvable. Ayant quitté Meaux dans la clandestinité, il a regagné Gap d'où il est originaire, puis il traverse les Cévennes, la Guyenne, pour arriver à Bâle.
Consumé par l'amour de la vérité, Farel a sollicité la permission d'avoir à l'Université de Bâle une discussion publique sur le thème "La Parole de Dieu suffit". Sa demande ayant été rejetée, il fait appel au Conseil de la Ville qui, indigné d'une telle injustice, ordonne qu'on laisse le jeune prédicateur exprimer ses thèses "qui ne peuvent que contribuer au plus grand bien des auditeurs". L'exposé rassemble un immense auditoire et aura un retentissement considérable. On va jusqu'à affirmer que Farel pourrait, à lui seul, confondre toute la Sorbonne. Mais la réaction ne se fait pas attendre et Farel doit quitter Bâle. C'est le début de son existence itinérante, mouvementée et intrépide, qui fera de lui l'apôtre de la Suisse romande.
La Bible sur les places publiques
Après une courte étape à Montbéliard, le réformateur arrive en 1526 à Aigle où il évangélise tout le district. Puis, au mépris des dangers, il prêche un peu partout en Suisse romande; il passe d'une aventure à l'autre et échappe par miracle à de nombreuses tentatives d'assassinat: à Payerne, on lui lance des pierres; à Saint-Martin de Vaud, les prêtres le frappent à l'aide d'un pot en terre; à Avenches, des ecclésiastiques tentent de lui fermer la bouche; à Saint-Blaise, la population le malmène; à Neuchâtel la foule s'écrie: "Noyons-le dans la fontaine", et les autorités le font comparaître en justice... exactement ce qu'il souhaite, puisque cela lui permettra de prêcher l'Evangile.
On lui accorde l'autorisation de s'exprimer dans la chapelle de l'Hôpital. Ecoutons-le: "Je suis heureux de prêcher ici, mais quelle triste chose de ne pas voir la Bible à la place d'honneur. La cathédrale pourrait contenir des foules, mais elle est réservée à la messe, et l'Evangile doit être annoncé dans cette petite chapelle qui ne peut recevoir qu'un auditoire restreint." Ses auditeurs l'entraînent alors à la Collégiale (la cathédrale) où la foule saccage les autels et les reliques... Désormais le culte y sera célébré sur la base de la Bible seule.
Mais le réformateur n'est pas au bout de ses peines. A Boudevilliers (Val-de-Ruz), on sonne le tocsin pour alerter la population et empêcher Farel et son collaborateur Antoine Froment d'annoncer l'Evangile. Des prêtres armés de gourdins les chassent sous une grêle de pierres; ils sont frappés avec tant de violence qu'on verra pendant longtemps les marques de leur sang sur la muraille du château de Valangin. A Orbe, le prédicateur aurait été assommé si les envoyés du gouvernement bernois n'étaient intervenus in extremis. A Payerne, il aurait été jeté à l'eau si le banneret n'était arrivé juste à temps... pour l'emprisonner. A Grandson, il sort tout meurtri d'une bagarre où il a reçu un violent coup de poing de la part du bailli... Mais c'est justement à Grandson qu'il répondra à une invitation qui fera de lui l'initiateur de la première Bible française traduite des textes originaux hébreux et grecs.
La Bible pour tout le peuple de Dieu francophone
Eté 1532. Alors que Farel nomme de nouveaux pasteurs à Grandson, deux délégués des Eglises vaudoises du Piémont le prient de les accompagner au val d'Angrogne pour y présider un important synode. Un vaste auditoire s'est réuni dans les prés de Chanforans. Tous ces chrétiens, disciples de Pierre Valdo, émigrés de Provence et de la vallée du Rhône, parlent français. Ils viennent d'affronter l'une des pires persécutions de leur sanglante histoire et ils en ressortent tout meurtris; mais ils ne disposent d'aucune Bible pour les édifier, sinon de quelques manuscrits vieux de plusieurs siècles. Comprenant à quel point ces fidèles sont vulnérables aux déviations parce que privés de l'Ecriture sainte, Farel propose alors l'édition d'une Bible accessible à tous. Cette suggestion est accueillie avec tant d'enthousiasme que les pauvres paysans des Vallées s'engagent – Fonds d'édition des saintes Ecritures avant le temps – à financer l'impression. De fait, ils rassemblent à cet effet 500 écus d'or (certains disent 800), de toute manière une somme considérable pour l'époque.
Il appartient à Farel de persuader, non sans peine, son ancien camarade d'études à la Sorbonne, Pierre-Robert Olivétan, le cousin de Jean Calvin, de mettre son érudition au service de l'Eglise francophone persécutée. Car celui-ci a déjà traduit en français, pour son édification personnelle, tout l'Ancien Testament hébreu et tout le Nouveau Testament grec. Mais il se juge indigne d'être l'artisan d'une oeuvre d'une telle importance. Après deux ans de tergiversations, Olivétan cède devant les injonctions conjuguées de Farel et des Vaudois du Piémont et, le 4 juin 1535, sa Bible sort des presses de l'imprimeur Pierre de Vingle, à Serrières (Neuchâtel).
Cette édition sera la Bible des martyrs de la foi et elle jouera, jusqu'au début du XXe siècle, un rôle prépondérant dans la diffusion de la Parole divine en pays de langue française. En effet, la traduction d'Olivétan deviendra avec le temps la Bible des Pasteurs de Genève, éditée un peu partout au XVIIe siècle, puis celle de David Martin (1707) et enfin celle de Jean Ostervald (1744), la plus populaire des éditions françaises pendant cent cinquante ans et plus.
La Bible, torche flamboyante
Après beaucoup de luttes et de déboires, Farel a encore joué un rôle décisif pour que Genève et Lausanne adhèrent à la Réforme. Il faudrait des pages pour s'y arrêter. Le réformateur se retire ensuite à Neuchâtel d'où il continue de rayonner en Suisse romande et au-delà: Orbe, le Pays-d'Enhaut, Berne, Bâle, Zurich, Constance, Mulhouse, Strasbourg, et surtout Metz. Puis il retrouve sa patrie, Gap (Provence), où il ne s'arrête de prêcher que lorsque les envoyés du roi le saisissent et le malmènent. Délivré miraculeusement, il y retourne l'année suivante, et cette fois ses compatriotes s'ouvrent à l'Evangile. Après une courte étape à Neuchâtel, il se précipite à Genève, au chevet de Calvin sur son lit de mort. Et quelques mois plus tard, le 13 septembre 1565, c'est à son tour d'entrer dans la présence de Celui qu'il a si fidèlement servi. Son corps repose dans un cimetière à Neuchâtel, mais personne ne sait où est sa tombe.
"Que veux-je sinon qu'il flamboie?" (Quid volo nisi ut ardeat)
Telle était la devise de Farel, se référant au flambeau de l'Evangile. En notre fin de siècle, serons-nous trouvés dignes de cet homme de la Bible né il y a cinq cents ans? Saurons-nous à notre tour élever bien haut ce même flambeau?