Dieu - Illusion ou réalité ?
par Francis Schaeffer
TITRE I - LE CLIMAT INTELLECTUEL ET CULTUREL DE LA SECONDE MOITIÉ DU XXe SIÈCLE
CHAPITRE 2 - Le premier palier de la "Ligne du désespoir": la Philosophie
Hegel ouvre la voie
C'est le philosophe allemand Friedrich Hegel (1770-1831) qui a ouvert la première brèche dans la "ligne du désespoir". Jusque-là, on n'imaginait pas trouver la vérité autrement qu'à partir du principe de l'antithèse. Toutefois cette conviction reposait moins sur une réflexion solide que sur une illusion romantique. La vérité, selon cette conception, est liée au principe de cause à effet; celui-ci suscite une chaîne de réactions qui se propagent tout droit sur une ligne horizontale. Avec la venue de Hegel qui, fait à noter, est entré en scène au moment précis de l'histoire où son enseignement pouvait avoir le plus grand impact, tout a entièrement changé.
Le présent livre ne prétend pas être exhaustif dans sa présentation des événements intervenus au cours de la période allant de la Renaissance à Hegel. Un autre de mes livres Démission de la Raison donne un résumé plus complet de ce qui s'est passé depuis Thomas d'Aquin, en passant par la Renaissance, le début de la science moderne, et en marquant la place primordiale occupée par Kant dans le développement de la mentalité actuelle.
Imaginons un moment Hegel assis dans une taverne; il est entouré d'amis avec lesquels il discute des idées philosophiques du jour. Tout à coup, il pose sa chope et dit: "Voilà, j'ai une idée nouvelle! Dorénavant, nous allons changer notre manière de raisonner. Ecartons le jeu de la relation de cause à effet. La thèse et son contraire, l'antithèse, ne sont pas liés entre eux dans un mouvement horizontal de cause à effet; ils engendrent plutôt et toujours une synthèse". Si d'aventure, un homme d'affaires allemand avait surpris ces propos, il n'aurait pas manqué de s'exclamer: "c'est fumeux et peu pratique!" Et il se serait bien trompé. Car, que ses amis ou lui en aient ou non saisi la portée, Hegel en avançant cette idée a bouleversé le monde.
Le changement a été radical. Ceux qui connaissent bien l'histoire de la philosophie, de la morale ou des sciences politique savent que Hegel et sa dialectique se sont imposés. En d'autres termes, Hegel a modifié la façon linéaire antérieure de penser et lui a substitué une démarche triangulaire: thèse, antithèse, synthèse. L'homme moderne aborde la question de la vérité par le biais de la synthèse au lieu de l'antithèse.
Hegel n'a fait qu'ouvrir la voie; il n'a pas franchi lui-même la "ligne du désespoir". On peut même affirmer qu'il est resté idéaliste. Il croyait possible d'arriver, en pratique, à la synthèse par une démarche rationnelle. Mais cela ne l'était pas.
Kierkegaard, le premier philosophe sous la "ligne"
Il est courant d'entendre affirmer que le philosophe danois, Sören Kierkegaard (1813-1855), est le père de toute la pensée moderne; ce qui est juste. Kierkegaard est, en effet, le père de l'existentialisme athée et théologique.
Pourquoi attribue-t-on à Kierkegaard cette paternité? Quelle modification a-t-il apporté à la pensée de Hegel? Kierkegaard est arrivé à la conclusion qu'il était impossible de parvenir à la synthèse par la raison et que, pour résoudre les questions essentielles, il fallait le saut de la foi. Il distingua donc totalement le domaine de la foi et celui du rationnel et du logique.
Kierkegaard était un homme complexe et ses ouvrages, en particulier ses écrits religieux, sont souvent très utiles. Ainsi les chrétiens "évangéliques" danois profitent encore aujourd'hui de leur lecture. Il n'est pas difficile de rejoindre sa critique de l'Eglise instituée de son époque. Cependant, dans ses écrits philosophiques, il se révèle le père de la pensée moderne. On l'aperçoit, en particulier, lorsqu'il aborde le sacrifice d'Isaac. Kierkegaard prétend que l'acte de foi d'Abraham est sans aucun fondement rationnel. C'est le point de départ du saut de la foi moderne et de la séparation totale entre le rationnel et la foi comme le montre le diagramme ci-dessous:
FOI (l'irrationnel-optimisme)
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LE RATIONNEL (le pessimisme)
En fait, Kierkegaard n'a pas été suffisamment attentif dans sa lecture de l'Ecriture. Avant que Dieu demande à Abraham de sacrifier Isaac (sacrifice que Dieu n'a pas permis), le patriarche a été l'objet de révélations divines; il a vu le Seigneur et il a été le témoin de promesses tenues. Ainsi quand Abraham reçoit l'ordre de sacrifier son fils, il a déjà de bonnes raisons d'être convaincu que Dieu existe et qu'il est totalement digne de foi.
Cela ne minimise pas la foi d'Abraham telle qu'elle se révèle dans sa longue marche jusqu'au Mont Morija et dans l'ensemble du récit, mais on ne peut en aucun cas parler d'un "saut de la foi" irrationnel.
Il n'est pas question de discuter, ici, dans sa totalité, l'enseignement si vaste de Kierkegaard. On pourrait cependant se demander si, revenant parmi nous aujourd'hui, il serait content des résultats obtenus par ses idées. Mais ce qu'il importe de savoir sur Kierkegaard, c'est son concept du "saut de la foi", qui a fait de lui un père de toute la pensée existentialiste moderne, tant séculière que religieuse.
Désormais, le rationaliste qui veut comprendre ce qui est essentiel (tel que le sens de la vie ou la valeur de l'amour) doit abandonner toute réflexion rationnelle et lui substituer un immense saut irrationnel de la foi. Ainsi, puisqu il est impossible de faire appel à la raison pour trouver des réponses, il faut renoncer à l'espoir de découvrir un champ unifié de la connaissance. D'où la dichotomie suivante:
Si on considère la philosophie moderne sous cet angle, il apparaît que, malgré la multiplicité apparente des systèmes, il n'existe, en fait, que quelques schémas principaux ayant en commun un trait caractéristique. Qu'il s'agisse, par exemple, de la philosophie analytique telle qu'elle est enseignée à Cambridge, de l'existentialisme de Karl Jaspers, si différent à première vue, ou de quelque autre, toutes sont pratiquement d'accord pour nier la possibilité de tracer un cercle englobant tout. Aussi est-il permis d'affirmer, sans plaisanter, que les philosophes d'aujourd'hui sont des anti-philosophes.
L'existentialisme de Jaspers, Sartre et Heidegger
Des deux courants de la pensée existentialiste remontant à Kierkegaard, examinons, d'abord, le courant athée. Ensuite, avec Karl Barth, nous verrons l'existentialisme religieux. La pensée existentialiste athée est représentée par trois écoles principales: la suisse, la française et l'allemande.
L'oeuvre de Karl Jaspers (1883-1969), en Suisse, est peut-être moins connue que celle des français ou des allemands, bien que Jaspers ait eu une personnalité de tout premier plan. Originaire d'Allemagne, il enseigna à l'Université de Bâle à partir de 1948. Il a beaucoup insisté sur la nécessité d'attendre de faire une "expérience finale" non rationnelle qui donne son sens à la vie. J'ai reçu la visite de certains de ses disciples qui m'ont dit: "J'ai eu une expérience finale!" Aucun ne s'attendait à ce que je lui demande de la définir. Si je l'avais fait, j'aurais montré que j'étais au nombre des non-initiés.
Le caractère "existentiel" d'une telle expérience la rend, par nature, incommunicable. Une expérience a été faite, mais il est impossible de la décrire. Certains de ces étudiants en s'asseyant près de moi ont dit: "Quand on vous regarde et que l'on vous parle, quand on considère la sensibilité dont vous faites preuve avec les autres et votre accueil sympathique, il est évident que, vous aussi, vous avez fait l'expérience finale". C'est un très grand compliment que j'accueille toujours avec de grands remerciements. Il est tout à fait remarquable, en effet, qu'un existentialiste admette qu'un chrétien évangélique puisse comprendre quelque chose à une telle expérience. Cependant, j'ajoute aussitôt: "Il est vrai que j'ai fait une expérience finale; seulement, la mienne peut être décrite avec des mots et discutée de façon rationnelle!"
Puis j'évoque ma relation avec le Dieu vivant et personnel. J'essaye de leur faire comprendre que cette relation est fondée sur ce que Dieu a écrit et fait connaître aux hommes sous forme de propositions, et aussi sur l'oeuvre parfaite que Jésus-Christ a accomplie en un lieu et en un temps donné de l'histoire humaine. Mes interlocuteurs répliquent, alors, que cela est impossible et que je tente de faire quelque chose d'irréalisable. Néanmoins, notre entretien se poursuit.
Essayez un instant de vous mettre à la place d'un de ces hommes. Sa situation est pathétique, car sa certitude d'être et l'espoir que sa vie a un sens reposent uniquement sur une expérience extraordinaire faite à un moment précis dans le passé.
Il faut se garder de mettre en doute le sérieux de ces hommes. Je souhaiterais que beaucoup d'"évangéliques" fassent preuve d'autant d'honnêteté qu'eux dans leurs luttes intérieures. Il paraît que Karl Jaspers commençait ses cours en mettant en garde ses meilleurs étudiants contre la tentation du suicide; en se donnant la mort, on ne peut pas être sûr, en effet, de faire une expérience "finale". Ah! si les chrétiens qui affirment croire en Christ savaient montrer autant de détermination dans leur engagement!
Cependant, ces existentialistes mènent leur lutte dans une obscurité affreuse. Quelle que soit leur sincérité, elle ne leur permet pas de rendre compte de leur expérience, et cela même à eux-mêmes. Ils sont tout au plus capables de se dire le lendemain: "Hier, j'ai fait une expérience". Le jour suivant, ils se répèteront la même chose; et un mois ou une année plus tard, ils se cramponneront toujours à cet espoir d'avoir trouvé un sens à leur vie et à leur certitude d'être, en répétant: "Je sais que j'ai fait une expérience". Leur situation est horrible parce que leur espérance repose sur une expérience irrationnelle, illogique et incommunicable.
Si de Suisse, nous passons en France, nous y trouvons Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Albert Camus (1913-1960). Sous des formes différentes, ils ont les mêmes concepts de base. Le message de Sartre est probablement le plus clair des deux. Il affirme que l'homme habite un univers absurde, où tout est grotesque. Malgré cela, chacun doit chercher à "s'accomplir" (s'authentifier) dans un acte délibéré. Peu importe lequel, pourvu qu'il y ait action.
Un exemple appartenant au domaine moral permet de suivre la pensée de Sartre. Imaginez une vieille dame dans la rue: si vous l'aidez à traverser ou si vous l'assommez, vous vous "accomplissez" (authentifiez) tout autant dans un cas comme dans l'autre. La nature de l'action accomplie est sans importance; ce qui compte, c'est la décision et l'acte. Telle est l'essence de l'existentialisme français. Je montrerai plus tard que ni Sartre, ni Camus n'ont été capables de le mettre en pratique dans leur vie.
Pourquoi ces hommes en sont-il arrivés à avoir une pensée si étrange? Parce qu'ils ont franchi la "ligne du désespoir" et qu'ils ont abandonné tout espoir de trouver une réponse rationnelle à la question du sens de la vie; il ne leur reste plus que l'irrationnel. Formulé en termes théologiques, le problème demeure tout aussi insoluble.
En Allemagne, c'est Martin Heidegger (1889-1976) qui a donné sa forme à l'existentialisme. La vie de Heidegger présente la particularité remarquable de se diviser en deux périodes bien tranchées: avant et après ses soixante-dix ans. Aussi certains étudiants ont-ils pu dire en plaisantant: "Le vieil Heidegger est le nouvel Heidegger!" Le philosophe a changé d'orientation parce qu'il ne pouvait plus vivre sur la base de son système. Comme nous le verrons plus loin, Heidegger a été, d'abord, un véritable existentialiste. Comme Sartre, il a éprouvé le besoin de "s'accomplir", non par un acte délibéré, mais par un vague sentiment d'angoisse, tout à fait différent de la peur. Pour lui, la peur a un objet, l'angoisse n'en a pas. L'angoisse (Angst) est le sentiment qu'il existe quelque chose au-delà de la compréhension humaine, une sorte de pressentiment, rien de plus.
L'anti-philosophie du monde anglo-saxon
Deux types de philosophie ont occupé le terrain, ces derniers temps, dans le monde anglo-saxon: le positivisme logique et la philosophie analytique. Aucun de ces courants n'est issu de l'existentialisme. Les deux prétendent s'en distinguer nettement et soulignent, avec insistance, leur caractère logique et rationnel. Il est bien vrai qu'ils n'ont aucun lien avec l'existentialisme; néanmoins, ils ont en commun avec lui d'être, de façon différente, des anti-philosophies.
Le positivisme logique prétend avoir une approche strictement rationnelle; mais il n'avance aucun universel pour fonder la première étape de sa démarche. Les positivistes acceptent, sans le justifier de façon rationnelle, que ce qu'ils perçoivent de "l'extérieur" peut être considéré comme un "donné", c'est-à-dire comme un fait objectif.
Une bonne illustration de ce dilemme nous a été fourni, un jour, par un jeune homme, ancien étudiant à Oxford, qui se trouvait chez nous, en Suisse, à Farel House. Comme il se plaignait de ne pas voir clair dans certaines questions, il lui fut accordé de présider un séminaire qu'il commença en ces termes: "Quand vous considérez ces 'données'... "Je l'interrompis immédiatement: "Comment savez-vous, sur la base du positivisme logique, que ce sont des 'données'... " Il reprit et, après plusieurs phrases, répéta: "Quand vous considérez ces 'données'..." Un peu comme avec un enfant qui s'obstine à puiser dans une boîte de chocolats, j'ai dû lui dire: "Non, vous n'avez pas le droit d'utiliser le mot 'donné' qui est chargé de sens multiples et qui présuppose que l'objectivité existe, ce que votre système n'a jamais prouvé!" "Que dois-je dire alors?" demanda-t-il. "Dites simplement 'Blip'", répondis-je. Il recommença: "Quand vous considérez ces 'Blip'..." et la discussion prit fin, car pour ce type de rationalisme, il est aussi logique d'appeler ce quelque chose "Blip" que de le désigner par le mot "donnée".
Le positivisme recourt donc, à sa manière et en dépit de son nom, tout autant au saut de la foi que l'existentialisme; comme lui, il n'a pas su se donner les moyens de démontrer la validité de la raison et le caractère objectif des donnés.
Les travaux de Michael Polanyi (1891-1976) ont démontré la faiblesse de toutes les formes de positivisme. Aujourd'hui, le positivisme théorique ne retient plus l'attention. Pourtant, les savants qui adhèrent au matérialisme continuent de construire leur oeuvre comme s'il était vivant et en bonne santé. N'ayant aucune base factuelle, ils en sont réduits, dans le domaine de la connaissance, à agir par la foi.
La philosophie analytique, quant à elle, gagne du terrain, de nos jours, en Angleterre et aux Etats-Unis. Son point de départ, comme le nom l'indique, est décrit par le mot analytique. Tous les termes utilisés sont préalablement analysés de façon logique et rationnelle, et leur usage ne doit pas déborder les résultats de cette analyse.
Si tout semble bien à cet égard, surtout si l'on fait abstraction des différences qui existent entre les philosophes, beaucoup de problèmes se posent néanmoins. Nombre de ces penseurs admettent que leur travail n'est qu'un préliminaire. Ils commencent par définir les termes et ils espèrent qu'un jour quelques-uns de ces éléments disparates pourront être assemblés. Cet effort est utile, car il est arrivé que certains problèmes aient disparu après qu'une définition soigneuse des termes utilisés ait été donnée. Ces travaux ont été fort précieux; ils constituent, en effet, un outil de réflexion rigoureuse. Cependant ces philosophes, s'ils définissent les termes avec soin, laissent de côté les problèmes du sens de l'existence et du but de la vie. La philosophie classique jusqu'à Kant comportait deux parties. Elle s'intéressait, certes, aux détails, mais ceux-ci trouvaient leur place à l'intérieur d'un cercle qui pouvait englober, comme on le pensait, toute la connaissance et toute la vie. La philosophie analytique, en revanche, traite seulement des détails et n'a pas la prétention de proposer un système. En cela, et en contraste avec la philosophie classique, c'est une anti-philosophie. Le langage est une fin en soi. Il ne véhicule ni valeurs, ni faits.
Plusieurs de ces hommes font, personnellement, une sorte de saut de la foi. Comme philosophes analytiques, ils ont acquis du prestige; mais beaucoup d'entre eux sont nettement du côté de l'humanisme optimiste (Cf. A.J. Ayer, What I Believe, éd. Unwin 1966); et tout à fait capables de formuler les mêmes affirmations optimistes que Sir Julien Huxley. En fait, ils usent de leur prestige de savants pour donner plus de poids à leurs vues humanistes de l'homme. Mais l'habileté dans l'art de définir les mots ne compense pas la pauvreté des arguments avancés à propos de questions plus importantes. A vrai dire, il n'y a aucun lien entre leur philosophie, qui ne s'exprime ni sur le sens, ni sur le but de la vie, et leurs affirmations optimistes. Le fossé qui existe entre les deux suppose un saut de la foi. Leurs vues sur l'homme, réduite à un humanisme optimiste, est de la foi pure.
L'humanisme évolutionniste, en vogue partout aujourd'hui, est placé devant le même dilemme. N'importe qui peut affirmer, avec une grande force de persuasion, que l'homme va au-devant d'un avenir prometteur. Mais si l'on ne peut démontrer ni de manière clinique, ni de manière sociologique, que l'homme sera meilleur demain qu'hier ou aujourd'hui, cela revient à faire un saut de la foi.
Sir Julien Huxley est allé plus loin dans sa réponse, optimiste en affirmant que l'homme ne s'améliorera que s'il accepte une nouvelle mystique. En d'autres termes, la société se trouverait mieux d'avoir une religion, bien qu'il n'y ait pas de dieu. Il affirme, par exemple:
"Du point de vue spécifiquement religieux, on pourrait penser souhaitable la divinisation de l'existence; mais afin de concrétiser cette idée, il faudrait élaborer une nouvelle définition du "divin", celui-ci étant libre de tout lien avec des êtres extérieurs surnaturels. La religion est emprisonnée, aujourd'hui, dans un cadre d'idées déistes et se trouve obligée d'opérer dans l'irréalité d'un monde dualiste. Dans un cadre humaniste unifié, elle se transforme et acquiert une liberté nouvelle. A l'aide de notre vue rénovée des choses, elle peut éviter l'impasse déiste et jouer son rôle véritable dans le monde réel d'une existence unifiée."
Il ne fait pas de doute, comme l'observation le montre, qu'une société fait mieux face aux problèmes de la vie si elle croit à l'existence d'un dieu. Mais alors, l'humanisme optimiste est, à l'évidence, fondamentalement déraisonnable (et suppose le même saut de la foi, irrationnel, que les autres philosophies), puisque son optimisme est fondé sur un mensonge que l'homme doit nécessairement croire.
Le recours à la drogue
L'existentialisme n'est pas seul à proposer une "expérience" comme moyen de s'accomplir. Jusqu'à sa mort, Aldous Huxley a recommandé l'usage de la drogue pour faire une "expérience ultime" placée, comme l'expérience finale prônée par les existentialistes, au-dessus de "la ligne" comme sur le schéma suivant:
C'est l'immense désir de parvenir à ce type d'expérience non-rationnelle qui incita, le plus souvent, dans les années 60, à recourir à des drogues comme le L.S.D. et le S.T.P. A cette époque, un homme ou une femme sensible utilisait la drogue, non comme simple moyen d'évasion, mais avec l'espoir de faire l'expérience d'une réalité qui donnerait un sens à sa vie. Timothy Leary, ancien professeur à l'Université de Harvard, a curieusement relié l'expérience faite avec du L.S.D. à celle qui est décrite dans le Livre des Morts Tibétain, et il montre que la recherche de cette expérience et la forme qu'elle revêt sont à peu près identiques en Orient et en Occident.
Ainsi, l'existentialiste, Aldous Huxley ou le mystique oriental ont tous trois besoin de faire une expérience irrationnelle pour donner un sens à leur vie. Leurs idées les ont conduits au pied d'un mur qu'ils pensent pouvoir franchir par un saut de la foi, sans rapport avec la réalité. Leurs vues ne sont pas entièrement semblables, mais les trois se heurtent au même mur, et ils font la même tentative pour l'enjamber: un saut de la foi, non-rationnel.
Dans la plupart des Universités, les titulaires de chaire de philosophie se situent au-dessous de la "ligne du désespoir". Les discussions philosophiques vivantes se sont déplacées et ont lieu dans des endroits insolites: l'astronomie philosophique, le jazz moderne ou au sein de la "contre-culture". C'est là qu'interviennent de véritables débats philosophiques. La philosophie universitaire, quant à elle, n'est plus dans l'ensemble, aujourd'hui, que de l'anti-philosophie.
En conclusion, nous ne voulons pas dire que les personnes, situées au-dessous de la "ligne du désespoir" pleurent et se plaignent à longueur de journée; elles ont simplement abandonné tout espoir de trouver une solution cohérente et rationnelle aux problèmes de la connaissance et de la vie.
Portée et limites de ces expériences
Quand une personne affirme avoir fait une expérience, il est possible qu'il lui soit arrivé quelque chose. Si, par exemple, elle a expérimenté "le rouge" d'une rose rouge, elle a véritablement perçu quelque chose; mais de quoi s'agit-il?
Deux explications sont généralement avancées pour décrire ce qui se passe dans une expérience, soit religieuse de type oriental, soit existentialiste, soit suscitée par la drogue; ou bien, on a heurté "le néant", ou bien on a rencontré "la réalité de dieu". Cette dernière explication concerne surtout l'expérience religieuse orientale. Le guru affirme: "J'ai rencontré quelque chose", ce qui est considéré, soit comme un non-sens, soit comme une rencontre avec Dieu.
Le troublant dans toutes ces expériences est le caractère incommunicable de leur contenu. Seul, en effet, le non-initié en souhaite une description compréhensible.
Dieu a créé un univers réel et distinct de lui, qui n'est pas une extension de son être (de sa propre essence). Cet univers est une réalité objective. Dieu a créé également l'homme comme un être réel et personnel, incapable d'évacuer son caractère humain. Or, bien souvent, sur la base de leur vision du monde, les "chercheurs d'expériences" ne sont sûrs, ni qu'il y ait un monde extérieur, ni que l'homme en tant que tel existe. Cependant, je suis convaincu que, malgré leurs doutes intellectuels, nombre d'entre eux ont véritablement expérimenté la réalité du monde extérieur et/ou "l'humanité" de l'homme. Et cela, précisément parce que Dieu a fait l'homme ainsi, à son image et capable de percevoir le monde réel et sa propre humanité. Ces "chercheurs" ont donc bien buté contre quelque chose qui existe vraiment et qui n'est ni le néant, ni Dieu. Cette troisième explication revient à affirmer, en bref, qu'expérimenter "le rouge" de la rose, c'est faire le même genre d'expérience du monde extérieur que celle d'un agriculteur en train de labourer son champ. Dans les deux cas, il y a contact avec le monde réel.
Il en va de même pour les jeunes gens qui, sur la rive gauche de la Seine à Paris, prennent concrètement conscience de leur humanité en tombant amoureux l'un de l'autre, et qui pleurent en même temps parce qu'ils ne croient pas que l'amour existe. Si j'avais l'occasion de rencontrer un de ces couples, je lui dirai, en posant mes mains sur leurs épaules: "Vous serez perdus à jamais et voués à l'enfer si vous n'acceptez pas Jésus-Christ comme votre Sauveur; mais, en ce moment, vous découvrez une des réalités qui constituent l'univers. Bien que vous croyez devoir affirmer que l'amour n'existe pas, vous l'avez bel et bien expérimenté". Ces amoureux n'ont pas rencontré le Dieu personnel qui existe réellement; mais, pendant un instant fugace, leur amour leur a permis de percevoir, concrètement, leur véritable personnalité. Et cette réalité est objective, car Dieu l'a faite ainsi. Dans ces sortes d'expérience, l'homme se heurte effectivement à quelque chose et ne se trouve pas face au néant; ce qu'il rencontre n'est pas Dieu, mais la réalité objective du monde extérieur et l'humanité de la créature de Dieu.
Certains se sont demandés pourquoi les chrétiens ne feraient pas usage de la drogue puisqu'elle aiguise la perception. Le prix à payer pour cela en serait bien trop grand. Il y a quelque temps, le journal The Listener a publié un poème anonyme parodiant le Psaume 23; en voici le début:
"Le roi Héroïne est mon berger,
Je manquerai toujours de quelque chose.
Il me fait reposer dans les caniveaux,
Il me dirige auprès des eaux troubles,
Il détruit mon âme... "
En dehors des usages médicaux, c'est-à-dire soigneusement contrôlés, les drogues sont destructrices. Jouer avec elles est aussi fou que coupable.