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Dieu - Illusion ou réalité ?

par Francis Schaeffer

TITRE I - LE CLIMAT INTELLECTUEL ET CULTUREL DE LA SECONDE MOITIÉ DU XXe SIÈCLE

CHAPITRE 1 - Une nouvelle façon d'envisager la vérité

Un abîme

Le changement apporté à la notion de vérité explique presque totalement le fossé que l'on observe, aujourd'hui, entre les générations. Ce fossé est perceptible en tous domaines, les arts, la littérature,... et il transparaît à la lecture de la grande presse française et étrangère: Le Nouvel Observateur, le Point, l'Express, Newsweek, Time, etc. Partout cette nouvelle façon d'envisager la vérité et la connaissance fait prime. Il est aussi impossible d'y échapper qu'au brouillard à Londres!

Le tragique de cette situation est réel. Beaucoup d'hommes et de femmes voient bouleversées les bases-même de leur vie sans en être vraiment conscients. Les jeunes sont donc élevés selon l'ancienne notion de vérité, avant d'être invités à adopter la nouvelle. Aussi s'en trouvent-ils désorientés ou même totalement déboussolés. De nombreux enseignants chrétiens, des évangélistes et des missionnaires sont malheureusement aussi dans ce cas.

Cette nouvelle façon d'envisager la vérité constitue, à mon avis, le problème le plus grave auquel le christianisme ait à faire face de nos jours.

Les européens avant 1890 et les américains avant 1935 n'avaient pas à se poser de questions au sujet des présupposés philosophiques et moraux de leur manière de vivre. Ces dates sont quelque peu arbitraires: en Europe, le changement s'est effectué graduellement; aux Etats-Unis, l'année 1913 a revêtu, comme nous le verrons plus loin, une importance particulière et a inauguré une période relativement brève qui a pris fin en 1940, et au cours de laquelle la façon de penser a subi une véritable révolution.

Jusqu'alors, en effet, tout le monde pensait et agissait selon des présupposés, non seulement à peu près identiques, mais encore, en apparence du moins, chrétiens. Il en allait ainsi pour l'épistémologie et la méthodologie. (Voir le glossaire)
Logiquement, les non-chrétiens n'auraient pas dû accepter de tels présupposés; en le faisant sans fondement véritable, ils se sont comportés de façon romantique. Quoi qu'il en soit, chrétiens et non-chrétiens pensaient et agissaient comme si leurs présupposés étaient vrais.

Quels étaient ces présupposés? Tout d'abord, on croyait en l'existence d'absolus, même si on n'était pas toujours d'accord sur la nature de ceux-ci. Il y avait le vrai et le faux et, sur le plan moral, le bien et le mal. La formule toute simple: "A" n'est pas la négation de "A" est à la base de la logique classique. Elle est aujourd'hui dépassée et cela explique la situation actuelle.

Reconnaître l'existence d'absolus revient à admettre celle d'antithèses. Les non-chrétiens admettaient cela de façon plus sentimentale que raisonnable. Et tous, chrétiens et non-chrétiens, pouvaient discourir sur le vrai et le faux, sur le bien et le mal. En exhortant une jeune fille non-chrétienne à être "sage", on était assuré de se faire bien comprendre d'elle, même si on l'était moins qu'elle suive le conseil. Aujourd'hui, cette exhortation adressée à une jeune fille ayant fait sienne la mentalité moderne est un non-sens. Ce n'est pas que cette jeune fille rejette les normes que le message suppose, mais ce message lui est tout simplement incompréhensible.

Quel bouleversement! Il y a cinquante ans à peine, des affirmations comme "ceci est vrai" ou "ceci est bien" étaient comprises par tous, ainsi d'ailleurs que l'antithèse, à savoir que le contraire du vrai, c'est le faux, et le contraire du bien, c'est le mal. De la sorte, les prédicateurs de l'Evangile, les conseillers spirituels et les éducateurs étaient assurés d'emblée d'être compris de leurs interlocuteurs.

Une apologétique consciente des présupposés aurait pu s'opposer au bouleversement dramatique qui s'est produit.

Les "penseurs" chrétiens, hélas, n'ont pas discerné ce qui allait arriver et ne se sont pas préoccupés de bien mettre en évidence les présupposés propres aux différents systèmes de pensées. S'ils l'avaient fait, ils n'auraient pas été surpris par les événements, et ils auraient pu aider les jeunes à faire face à leurs problèmes. Aujourd'hui encore, des années après, bien des chrétiens ignorent ce qui s'est passé parce qu'ils n'ont pas appris à penser en termes de présupposés, notamment à propos de la vérité.

La pensée sécularisée et une théologie nouvelle ont envahi l'Eglise parce que ses responsables n'ont pas compris l'importance de la lutte contre de faux présupposés, et ils ont engagé le combat sur un mauvais terrain. Aussi, au lieu d'être à la pointe pour défendre ou communiquer l'Evangile, ont-ils été à la traîne de façon assez lamentable. Cette faiblesse est encore, maintenant, très difficile à faire disparaître chez les "évangéliques".

L'efficacité de l'apologétique classique tenait au fait que chrétiens et non-chrétiens raisonnaient de la même manière et qu'ils ne se posaient pas plus de questions les uns que les autres sur leurs présupposés. Ainsi lorsqu'un prédicateur disait: "croyez ceci, c'est vrai!", ses auditeurs concluaient en eux-mêmes "l'inverse est donc faux". Un tel a priori était évident pour tous. Et il ne faut pas oublier que le christianisme historique est fondé sur cette conception, qui éclaire toute sa démarche. L'existence ou la non-existence de Dieu, l'ultime réalité, telle est l'anti-thèse devant laquelle tout homme doit se situer. Le choix effectué a des conséquences déterminantes au niveau de la connaissance, de l'éthique et de la vie tout entière. et qu'ils ne se posaient pas plus de questions les uns que les autres sur leurs présupposés. Ainsi lorsqu'un prédicateur disait: "croyez ceci, c'est vrai!", ses auditeurs concluaient en eux-mêmes "l'inverse est donc faux". Un tel a priori était évident pour tous. Et il ne faut pas oublier que le christianisme historique est fondé sur cette conception, qui éclaire toute sa démarche. L'existence ou la non-existence de Dieu, l'ultime réalité, telle est l'anti-thèse devant laquelle tout homme doit se situer. Le choix effectué a des conséquences déterminantes au niveau de la connaissance, de l'éthique et de la vie tout entière.

La "ligne du désespoir"

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Une sorte de ligne de démarcation temporelle – que j'appelle la "ligne du désespoir" – partage l'histoire et se situe vers 1890 en Europe et vers 1935 aux Etats-Unis. Avant cette ligne, les hommes ont des absolus, mais sans fondement logique suffisant. Après elle, tout change. La notion de vérité est perçue autrement; aussi, plus que jamais, une apologétique tenant compte des présupposés est-elle indispensable.
 
A vrai dire, cette ligne n'est pas rectiligne; elle ressemble plutôt à un escalier dont chaque marche correspond à une période, la plus ancienne d'abord, la plus récente enfin.

 

 

 

 

 

 

 

 

De la philosophie à la théologie, les divers domaines de la vie humaine ont été progressivement atteints par l'évolution de l'idée de vérité. Cela ne s'est pas fait en un jour. La mutation a d'abord été géographique. Apparues en Allemagne, les conceptions nouvelles se sont propagées sur le continent et, traversant successivement la Manche et l'Atlantique, elles sont arrivées en Angleterre et aux Etats-Unis. Socialement, la propagation s'est faite en commençant par l'élite intellectuelle, puis elle a touché le monde ouvrier et, en dernier lieu, la bourgeoisie.

Comme on le voit, la théologie a été la dernière atteinte. Il est donc très étonnant que, chaque fois, la dernière mode théologique soit saluée comme une véritable nouveauté . En fait, ce que la théologie la plus récente expose l'a déjà été dans toutes les autres disciplines.

Ainsi il est fort important pour l'évangélisation de bien percevoir la nature de cette "ligne". Si l'on s'imagine que les auditeurs d'aujourd'hui, qu'ils soient dockers ou qu'ils appartiennent à la classe des intellectuels, ont les mêmes conceptions qu'autrefois, on parle en l'air. De même pour la spiritualité. De ce côté-ci de la "ligne", celle-ci est aux antipodes de la spiritualité chrétienne.

Unité et diversité du rationalisme

Bien que réelle, l'unité de la pensée non-chrétienne comporte des différences qui se manifestent, notamment, par l'adhésion à cette nouvelle mentalité. L'élément unificateur est le rationalisme ou, si l'on préfère, l'humanisme. Le mot "humanisme" pris dans un sens large, comme dans le présent livre, désigne un système de pensées où l'homme se prend lui-même comme point de départ et essaye de construire, sans autre référence, un système rationnel qui permette d'expliquer toute chose. Il convient, naturellement, de ne pas confondre "rationalisme", ou "humanisme", et "rationnel". Est rationnel tout ce qui n'est pas en contradiction avec la raison ou, autrement dit, l'aspiration de l'homme à la raison est légitime. Ainsi la position judéo-chrétienne est rationnelle, mais elle est tout l'opposé (l'antithèse) du rationalisme.

Le rationalisme, ou l'humanisme, est à la base de toute pensée non-chrétienne. Il s'ensuit que les chrétiens doivent tenir compte de la forme que prend, à chaque époque, l'humanisme, s'ils veulent comprendre leurs contemporains et communiquer avec eux. Fondamentalement, l'humanisme ne change pas: l'homme construit à partir de lui seul. Mais, concrètement, les accents mis sur tel ou tel thème varient en permanence. Aussi le chrétien, s'il veut être dans la course, se doit-il de rester bien au courant.

La "ligne du désespoir" traduit le grand bouleversement qui est intervenu dans la pensée humaine. Avant elle, les rationalistes étaient optimistes et cherchaient à enfermer dans un cercle, dont l'homme était le centre, tout raisonnement et toute la réalité, en se fondant sur la logique de l'antithèse. Ils espéraient mettre en évidence l'unité profonde sous-jacente à la diversité apparente du monde. Les divergences entre ces philosophes portaient seulement sur le contenu du cercle. Comme l'histoire de la philosophie est ja1onnée de cercles concentriques souvent contradictoires, son étude est plutôt désespérante.

Cette tentative a pris fin quand il est devenu évident qu'elle n'aboutirait pas. Tout se passa comme si les rationalistes se sentaient emprisonnés dans une pièce circulaire, sans porte ni fenêtre, obscure, c'est-à-dire sans issue. Ils abandonnèrent donc leur recherche, désespérant de trouver jamais un système unificateur satisfaisant. Ils délaissèrent la méthodologie classique et ils changèrent le concept de vérité. L'Homme "moderne" était né.

Cet homme moderne est toujours rationaliste (humaniste), et cependant tout autre. Les chrétiens que nous sommes l'avons-nous compris ? Si ce n'est pas le cas, toute communication avec lui sera impossible.

Vers une culture unifiée

La nouvelle façon de penser a produit une rupture dont l'importance est considérable tant au plan intellectuel que spirituel. Le chrétien est appelé à résister à l'esprit du monde. Encore faut-il qu'il sache le discerner au fur et à mesure de ses fluctuations; autrement comment pourrait-il combattre avec efficacité la forme qu'il revêt en sa génération? Ceci est particulièrement vrai de nos jours et il est bon de se souvenir des paroles attribuées à Martin Luther:

"Si j'expose bien haut et le plus clairement possible tous les aspects de la vérité de Dieu, sauf justement tel petit point que le monde et le diable attaquent en ce moment, je ne confesse pas Christ, bien que j'en fasse ouvertement profession. C'est là où la bataille fait rage que se prouve la fidélité du soldat; résister ailleurs, en étant absent justement là, ressemble à une fuite honteuse."

Une culture n'est jamais uniforme. Pourtant l'étude de la peinture et de la littérature, ou de telle autre composante d'une civilisation fait apparaître, dans les temps passés, une évolution vers une culture plutôt monolithique.

L'archéologie permet de découvrir comment une conception admise en un endroit particulier peut, au fil des siècles, être adoptée ailleurs. C'est ainsi qu'il est possible de suivre le développement de la culture indo-européenne grâce à la propagation de certains mots.

Autrefois, la diffusion des particularités culturelles était si lente qu'il arrivait qu'elles soient adoptées dans certains endroits alors qu'elles n'avaient déjà plus cours dans leur lieu d'origine. Maintenant, le monde post-chrétien s'est rétréci et rien, pas même une barrière artificielle comme le Rideau de Fer, ne fait obstacle à la circulation rapide des idées. Des deux côtés, même méthodologie et même façon de penser, fondées sur le rejet de tout absolu et de l'idée d'antithèse ; partout, on a abouti au même résultat, à savoir au relativisme pratique.

La spécialisation à outrance qui caractérise l'enseignement moderne conduit à perdre de vue ce qui est général au profit du particulier. C'est pourquoi notre génération compte si peu de personnes vraiment cultivées. La véritable culture permet d'embrasser l'ensemble des disciplines et d'en discerner les points communs ; elle n'oblige pas à se spécialiser dans un domaine restreint comme doit le faire un technicien. A noter qu'aucune discipline, aujourd'hui, ne s'est repliée sur elle-même et ne s'est isolée des autres autant que la théologie évangélique l'a fait.

Les tenants du christianisme historique ont été lents à percevoir quelles relations existent entre les divers compartiments de la pensée contemporaine. Or, quand l'apôtre Paul exhorte les chrétiens "à se préserver des souillures du monde" (Jacques 1:27), il ne fait pas allusion à des abstractions. Pour obéir à cette exhortation, les chrétiens doivent comprendre la mentalité des gens avec lesquels ils vivent. Ainsi seulement ils n'auront pas l'air d'objets de musée dépourvus d'utilité et ils lutteront vraiment pour Jésus-Christ.

Le chrétien évangélique" a payé très cher de n'avoir pas su penser et agir, tant dans son apologétique (défense du christianisme) que dans son annonce de l'Evangile, en homme réellement cultivé face au monolithisme de la culture moderne.

 


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