Démission de la raison
Francis A. Schaeffer
Chapitre 5 - L'art, moyen d'évasion
Dès l'époque de Rousseau, la liberté s'est trouvée totalement dissociée de la nature, vouée tout entière au déterminisme qui englobe l'homme lui-même et lui ôte tout espoir de délivrance. Ainsi, au "niveau supérieur", l'homme lutte pour une liberté qu'il veut totale et inconditionnelle. Et puisqu'il n'existe ni Dieu ni ordre universel pour restreindre sa liberté, il cherche à s'accomplir complètement; pourtant, en même temps, il ressent comme un enfer son état de prisonnier d'un système. Tel est le dilemme de l'homme moderne.
Le domaine de l'art en offre de nombreuses illustrations. Ce dilemme explique, pour une part, la laideur qui caractérise presque tout l'art contemporain, dans la mesure où il est l'expression subjective de l'état de l'homme. C'est la nature humaine déchue que l'artiste représente à son insu. L'homme a été créé à l'image de Dieu, c'est-à-dire merveilleux; il est maintenant déchu. Ainsi, en cherchant à exprimer sa liberté d'une façon "autonome", l'artiste prive, partiellement, son oeuvre de toute signification et de toute beauté. En contraste, une grande partie du "design", l'art industriel, gagne en beauté et en harmonie parce qu'il se soumet aux lois de l'univers.
Ainsi, la science n'est pas entièrement libre; elle doit tenir compte de la réalité. Le savant ou le philosophe, même s'il affirme que tout est hasard et dépourvu de sens, n'en est pas moins obligé, dans ses déplacements, de se soumettre à l'ordre qui gouverne l'univers. Si la science passe outre, elle devient de la science-fiction. Le "design" industriel, en tant que science, étant obligé de respecter la forme de l'univers, est souvent plus beau que l'Art (avec un grand A), expression de la révolte de l'homme, de sa laideur et de son désespoir. Considérons, maintenant, comment le "saut" est représenté dans les arts.
La poésie avec Heidegger
Heidegger (1889–1976), insatisfait par l'existentialisme dont il est le père, a modifié ses conceptions après avoir passé le cap des 70 ans. Si, à la fin de son livre intitulé "Qu'est-ce que la philosophie?", (Editions Gallimard, 1965) il exhorte à écouter les poètes, ce n'est certes pas pour entendre leurs messages exprimés en termes rationnels ("niveau inférieur"). A cet égard, les poètes peuvent bien se contredire les uns les autres, c'est sans importance. Le vrai message de la poésie est immatériel, inexprimable avec des mots ("niveau supérieur").
Pour Heidegger, l'être – l'homme qui s'exprime en parlant – est partie intégrante de l'Etre. En conséquence, il est permis d'espérer que l'Etre – c'est-à-dire "ce qui est" – a une signification dont les paroles rendront compte en partie. Ainsi le poète, par sa seule existence, devient prophète et suscite l'espoir que la vie dépasse les limites de la connaissance rationnelle. C'est là une conception ("niveau supérieur") tout aussi irrationnelle et vide de sens que les précédentes.
L'art avec André Malraux
Malraux (1901–1976) est énigmatique. Il a été existentialiste, a combattu dans la Résistance, s'est drogué et a mené une existence parfois tumultueuse avant de devenir ministre français des Affaires Culturelles.
Dans la section de son livre "Les voix du silence" ( Ed. Gallimard, 1965) intitulée "La monnaie de l'absolu", il montre qu'il a très bien compris quel bouleversement a causé la perte de tout espoir en un quelconque absolu.
Un certain nombre d'ouvrages ont essayé d'analyser sa pensée. Dans son édition du 6 octobre 1966, la New York Review of Books en propose plusieurs. On peut y lire le commentaire suivant: "Toute l'oeuvre de Malraux a constamment oscillé entre au moins deux conceptions: d'une part, un anti-humanisme fondamental (représenté, selon les circonstances, par un orgueil intellectuel, la volonté de puissance, l'érotisme, etc.) et, d'autre part, une aspiration à la charité ou une attitude irrationnelle en faveur de l'homme."
En d'autres termes, il y a comme une dualité dans l'oeuvre de Malraux. Il s'intéresse à l'aspiration totalement irrationnelle de l'homme qui n'a aucun espoir et qui se tourne vers l'art pour en trouver un. L'art offre une solution, permet le "saut" qui éveille un nouvel espoir de liberté même si l'esprit est conscient de sa nature illusoire. Tout en se sachant damné, on cherche dans l'art un espoir que la raison sait pertinemment ne pas y trouver.
La revue précise aussi que "Malraux s'élève au-dessus d'un tel désespoir en invitant avec éloquence, lui-même et les autres, à trouver la raison d'être de l'homme dans le caractère intemporel de l'art." Ainsi toute l'oeuvre de Malraux – ses romans, son histoire de l'art, ses travaux en tant que ministre des Affaires Culturelles – témoigne, avec éloquence, de cette rupture d'avec la raison et de ce "saut" dans l'irrationnel.
Le système qui prévaut en Occident, caractérisé par la dichotomie entre les deux "niveaux" et le "saut", est monolithique. En Angleterre, Sir Herbert Read (1893 – 1968) en est une illustration. Dans son "Histoire de la peinture moderne", (Ed. Somogy, 1961) il définit fort justement l'oeuvre de Gauguin en disant: "Gauguin a substitué l'amour du peintre pour la beauté à l'amour de l'homme pour son Créateur", mais cela ne l'empêche pas d'affirmer que la raison doit céder la place à une mystique de l'art qui, loin de rester théorique, doit servir de base à une nouvelle pédagogie. L'art est donc une fois encore proposé comme la seule réponse offerte à la condition humaine par l'intermédiaire du "saut".
Picasso
Picasso (1881–1973) est un autre exemple. Il a tenté de créer un "universel" en recourant à l'expression abstraite. Il est même allé si loin qu'il est impossible, sur ses tableaux, de distinguer une blonde d'une brune, un homme d'une femme ou même d'une chaise. Cette abstraction sur la toile est devenue comme son propre univers dont il a été, non sans succès, le dieu. Mais, dès qu'il a peint un "universel", il a dû affronter l'un des dilemmes de l'homme moderne: l'incommunicabilité. La personne qui regarde son tableau n'en comprend pas le sens. A quoi bon, alors, jouer au dieu sur la toile si personne ne peut déchiffrer votre message? Il est intéressant d'observer ce qui s'est produit quand Picasso est tombé amoureux. Il a commencé par écrire sur ses tableaux: "J'aime Eva", et aussitôt la communication avec le public a été rétablie. Mais cette communication était irrationnelle et n'existait qu'au travers de l'amour de Picasso pour Eva, sentiment compréhensible, mais sans rapport explicite avec le sujet du tableau. Ici encore, se retrouve le "saut" que le peintre, l'homme, fait d'autant mieux s'il tombe amoureux!
A partir de cette époque, il est possible de suivre l'évolution de Picasso au fil de ses amours et de ses ruptures. Lorsqu'il tombe amoureux d'Olga et l'épouse, il la représente de façon réaliste. Cela ne signifie pas que le reste de son oeuvre soit sans importance: Picasso était un très grand peintre, mais c'était un homme qui n'a pas réussi dans ses tentatives pour créer un "universel" et, dès lors, sa vie s'est réduite à une succession de crises.
Plus tard, j'ai vu plusieurs des tableaux peints alors qu'il était amoureux de Jacqueline. Ce fut une nouvelle période pour Picasso, car il aimait cette femme (il l'épousa d'ailleurs, en seconde noce). Ainsi, dans les tableaux d'Olga et de Jacqueline, en contradiction totale avec presque toute son oeuvre, il a représenté le "saut" dans l'irrationnel par le système de symboles formels, "saut" que d'autres effectuent avec des mots.
Remarquons, en passant, que Salvador Dali (1904–1989) a fait de même lorsque, rompant avec son univers surréaliste, il a opté pour un certain mysticisme, en peignant les symboles de l'art chrétien chargés de leur signification religieuse, mais privés de leur contenu, suivant en cela la même démarche que la théologie nouvelle. C'est ainsi que Salvador Dali est parvenu à créer l'illusion de la communication en employant des symboles auxquels les spectateurs de ses oeuvres sont sensibles.
Bernstein
Nous essayons de montrer que nous avons à faire à un concept presque monolithique – la dichotomie et le "saut" – et que peu importent les valeurs et leur mode de représentation – termes ou système de symboles – placés au "niveau supérieur". Léonard Bernstein (1918–1990), dans sa "Kaddish Symphony", a voulu faire de la musique l'expression de l'espoir au "niveau supérieur". L'homme moderne, c'est sa caractéristique, accepte deux "niveaux" de connaissance entièrement dissociés l'un de l'autre, et n'attache aucune importance aux termes ou aux symboles qu'il utilise au sein de cette dichotomie. Du point de vue de la rationalité, l'homme est mort ; son seul espoir est une forme de "saut" en dehors de tout contrôle de la raison. Entre les deux "niveaux", aucun point de contact n'existe.
La pornographie
La littérature pornographique moderne se situe également dans cette perspective. Ce genre de littérature a toujours existé, mais elle revêt, de nos jours, une forme différente. Il s'agit non pas de simples ouvrages à caractère obscène, mais de véritables traités philosophiques. Henry Miller (1891–1980), par exemple, considère que la raison, et même la sexualité sont dépourvues de sens, ce qui ne l'empêche pas de mettre son espoir en une sorte de panthéisme susceptible de lui donner une raison d'être.
Terry Southern (1924– ) nous présente un autre aspect de cette littérature. Il est l'auteur de "Candy" et du "Chrétien magique". En dépit de leur allure obscène et corrosive, ces ouvrages présentent des considérations importantes. Dans son ouvrage "Ecrivains en révolte" (Writers in Revolt, 1963), dont l'introduction a pour titre "Vers l'éthique d'un âge d'or", l'auteur cherche à démontrer que le monde occidental est en train de s'effondrer. L'homme moderne, dit-il, ne se conçoit qu'en termes psychologiques et c'est avec beaucoup d'habileté qu'il ajoute: "La portée de cette prospective psychologique, par rapport aux diverses philosophies et cultures en vigueur jusqu'à nos jours, est écrasante puisqu'elle aboutit, en définitive, à la négation absolue du crime, de l'idée même de crime." Southern ne veut, certes, pas dire que le crime n'existe plus, mais qu'il n'est plus considéré comme tel, et qu'il n'est même pas un acte moralement répréhensible.
Les chrétiens "évangéliques" inclinent à ignorer ces auteurs et s'étonnent de ne pas comprendre l'homme moderne, alors qu'en réalité ces écrivains sont les penseurs d'aujourd'hui. La philosophie chrétienne a déserté les Universités, et ce sont les Southern de ce monde qui sont les philosophes de notre temps. Quand vous avez achevé la lecture de l'introduction précitée, vous restez interdits devant ce chef-d'œuvre d'horreur. On a envie de pleurer et de s'écrier: "Mais alors, que reste-t-il!" La fin de cette introduction est stupéfiante, car l'auteur affirme que la littérature pornographique actuelle porte en elle l'espoir d'une éthique pour un âge d'or. Ainsi la littérature pornographique est placée au "niveau supérieur" de la connaissance. La pornographie serait la dernière chance d'évasion vers la liberté. Les auteurs comme Southern rejettent l'immobilisme mortel du "niveau inférieur" et refusent sa tyrannie.
Il existe donc, à côté d'une production dénuée de tout intérêt, certains ouvrages sérieux qui traitent de ces questions dans l'espoir de voir la pornographie amener un nouvel âge d'or. Voilà l'aboutissement tout naturel de la liberté "autonome" conçue par Rousseau. Souvenez-vous de la philosophie dualiste de la Renaissance, dont voici le schéma:
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romanciers – poètes comiques (pornographie)
Mais, depuis lors, l'humanisme rationaliste en est venu, selon sa logique, à une scission totale entre les "deux niveaux":
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le rationnel – l'homme est mort
C'est là, de nouveau, un mysticisme sans objet, un mysticisme qui défie la raison. L'homme est seul dans l'univers, mais, entraîné par ses aspirations, et parce qu'il a été créé à l'image de Dieu, il se lance avec l'acharnement du désespoir à la recherche d'une espérance, d'un âge d'or, fût-ce au moyen de la pornographie.
Citons aussi un ouvrage dans lequel on voit une femme se livrer aux mains d'un homme pour être battue. L'auteur dit expressément que, puisque Dieu n'existe pas, cette femme éprouve le besoin d'appartenir à quelqu'un et, dans sa folie, elle endure avec joie les coups et la douleur, signe de son appartenance à quelque chose ou à quelqu'un.
Ces hommes et ces femmes sont la proie d'un désespoir absolu; ils luttent pour leur survie. Si nous les aimons, il nous faut les comprendre, cesser de jouer nos petits jeux et éviter de succomber à l'attrait de la pensée dualiste sans nous en rendre compte.
Dans les années 80, on s'est adonné à la pornographie pour elle-même, tout comme de nombreuses personnes choisissent de fuir dans la drogue. Cependant, il convient de se rappeler que tout ceci a d'abord été vécu comme une recherche philosophique. Même si, depuis, l'idéalisme s'est estompé, la société, sous le coup de ces influences, a changé, alors que souvent la cause de ce changement n'est plus perçue.
Le théâtre de l'absurde
Le désespoir transparaît dans le théâtre de l'absurde. L'angoisse causée par l'absurde rappelle la pensée de Sartre. L'homme est un acteur tragique placé dans un environnement totalement absurde où il lui est impossible de satisfaire ses aspirations rationnelles. Mais le théâtre de l'absurde va plus loin que Sartre. Celui-ci dénonce l'absurdité de l'univers, mais il le fait en des termes et avec une syntaxe conventionnels. Le théâtre de l'absurde, quant à lui, bouscule la syntaxe et dévalue le sens des mots pour dénoncer, avec plus de véhémence encore, l'absurdité du monde.
Martin Esslin, connu pour ses émissions à la BBC, a écrit, sur ce sujet, un livre dont l'introduction est intitulée "L'absurdité de l'absurde" (Le théâtre de l'absurde, Buchet-Chastel, 1963).
Il distingue trois étapes dans ce théâtre. Dans la première, on dit au bourgeois: "Réveille-toi, tu as assez dormi" et on l'éveille en lui jetant des seaux d'eau et en renversant son lit. Puis, c'est la deuxième étape, dès qu'il est réveillé, on le fixe du regard et lui annonce qu'il est absolument seul dans l'univers. Dans la troisième étape, on élabore une super-mystique, qui est une tentative de "sur"-communication. Ceci s'apparente aux "happenings" et "environnements" de Marcel Duchamp (1887–1969). Je ne puis traiter ces questions en détail dans le présent ouvrage, mais je conclus que cette "sur"-communication, qui se soustrait au contrôle de la raison, est vide de tout contenu ; elle doit néanmoins être prise au sérieux, car elle est un moyen de manipulation sociale. Quoi qu'il en soit, si les deux premières étapes du théâtre de l'absurde illustrent la tendance au pessimisme, la dernière constitue, de nouveau, un "saut" mystique, qui ne découle aucunement des deux précédentes.