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Démission de la raison

Francis A. Schaeffer

Chapitre 6 - La Folie

Nous n'avons pas encore épuisé le sujet du "saut"! Ce défi lancé à la raison existe dans plusieurs autres domaines. Il faut citer un ouvrage de Michel Foucault (1926–1984), "Maladies mentales et psychologie" (Presses Universitaires de France, 1963). Dans la recension du livre paru dans The New Review York of Books (3 novembre 1966), intitulé "Eloge de la folie", le critique Stephen Marcus, de l'Université de Columbia, écrit: "Ce que Foucault conteste en définitive, c'est l'autorité même de la raison... Et en cela, il représente l'une des tendances majeures de la pensée contemporaine. Son refus de croire au pouvoir transcendantal de la raison met en relief l'une des grandes vérités de notre temps: à savoir que le XIXe siècle n'a pas su tenir ses promesses".

En d'autres termes, les héritiers du siècle des Lumières s'étaient engagés à unifier de façon rationnelle le champ (les deux "niveaux") de la connaissance. Foucault soutient, à juste titre, que le XIXe siècle n'a pas tenu sa promesse. Et le critique ajoute: "C'est là l'une des raisons qui l'amènent à se tourner vers les artistes et les philosophes fous et à demi-fous de notre époque. Leurs propos mettent notre monde en accusation; au travers de leur art – expression de leur folie –, ces penseurs accentuent la culpabilité du monde et contraignent celui-ci à reconnaître sa faillite et à se réformer. On doit, en toute bonne foi, admettre la justesse et la force de ces observations sur la pensée contemporaine. Nous vivons à une époque qui en arrive à se croire postérieure à tout: post-moderne, post-historique, post-sociologique, post-psychologique ... Nous avons rejeté les systèmes philosophiques des XIXe et XXe siècles; nous les avons dépassés sans pour autant les transcender par une nouvelle vérité, ni même découvrir un système de valeurs qui les égale et puisse leur succéder."

En d'autres termes, les rationalistes n'ont trouvé aucune solution au problème de l'unité du champ de la connaissance et n'ont aucun espoir de la découvrir. Et Foucault pousse la pensée de Rousseau jusqu'à sa conclusion logique: la liberté "autonome" n'est atteinte que dans la folie. Aussi, vive la folie, car alors on est libre... !

l'irrationnel – la liberté réelle est dans la folie
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le rationnel – l'homme est mort

On pourrait objecter que cette conception est uniquement celle de Foucault et du critique Stephen Marcus et qu'elle n'a, de ce fait, aucune importance parce qu'elle est extrême. Pourtant celui qui s'adonne sérieusement à la drogue contracte volontairement et, nous l'espérons, temporairement, une maladie mentale. Les effets de la drogue et la schizophrénie sont sensiblement les mêmes, ce qui a été compris par beaucoup dans les années 60. Foucault n'est pas très éloigné du philosophe Aldous Huxley; et il n'est pas non plus isolé au point de ne pouvoir nous donner une juste compréhension de la pensée contemporaine. Lui aussi nous permet de prévoir quel sera l'aboutissement du système de dichotomie et de dualité, dans lequel l'espoir est dissocié de la raison: la démission pure et simple de la raison.

(Note: Par "drogues", l'auteur parle des hallucinogènes et non les opiacés)

A noter qu'entre les années 60 et 80 bien des choses ont changé dans les motivations, et les personnalités comme Foucault sont rares. Mais pour bien comprendre les années 80, il importe de se rappeler que leur situation ne s'explique qu'à la lumière de ce qui s'est produit sur le plan de la réflexion dans les années 60. Cependant, aujourd'hui, des comportements nouveaux surgissent, qui affectent plus ou moins le système même.

Le "niveau supérieur" au cinéma et à la télévision

Ce système monolithique existe également dans le cinéma et la télévision. Des cinéastes de talent, tels que Bergman, Fellini, Antonioni et Slesinger, de même que les cinéastes parisiens d'avant-garde ou les "Double-Neos" en Italie, ont tous le même message. Les gens demandent souvent qui présente le meilleur programme: la télévision américaine ou la BBC? Que préférez-vous? Vous divertir à en mourir, ou être tué par des coups savamment portés? Telle semble être l'alternative. La BBC est peut-être meilleure dans la mesure où elle est plus sérieuse, mais elle est entièrement acquise à la mentalité du XXe siècle. J'ai eu l'occasion de suivre le programme télévisé dans lequel on a utilisé, pour la première fois, l'équivalent du mot de Cambronne, événement qui a fait grand bruit. Il révèle, à lui seul, que l'on s'est écarté des anciens critères: mais si l'alternative nous était offerte et que nous devions vraiment choisir, il serait préférable d'entendre dix mille fois le mot de Cambronne plutôt que de subir l'infiltration subtile de la pensée du XXe siècle, telle qu'elle est pratiquée par la télévision. Le plus grave est que les populations se sont laissées pénétrer par cette mentalité contemporaine sans être capables de se rendre compte de ce qui leur arrivait. C'est ainsi que ce mode de penser a facilement atteint aussi bien la masse que l'élite intellectuelle.

Bergman a déclaré que tous ses premiers films avaient pour but d'enseigner l'existentialisme. Puis il en est venu à penser, comme Heidegger avant lui, que cette philosophie était inadéquate. Son film "Le silence" manifeste ce changement. Il exprime l'idée que l'homme est mort et il inaugure un nouveau genre de cinéma. L'oeil de la caméra photographie ce qui se passe dans la vie et en souligne le caractère absurde en des termes qui n'ont rien d'humain. Le film est une succession d'images sans aucun discours humain.

Cette conception se retrouve chez les écrivains nihilistes (black writers) de notre époque. C'est elle qui a conféré son importance au livre "De sang froid" (1967) de Truman Capote (1924–1984). Presque tous les critiques se sont accordés pour reconnaître l'absence de tout jugement moral dans ce livre. L'auteur se borne à relater les faits – "II a ramassé l'arme du crime et a fait ceci et cela." – exactement comme le ferait un ordinateur raccordé à l'oeil de la caméra.

Cependant, la plus étonnante affirmation du cinéma moderne n'est pas celle de la mort de l'homme (au "niveau inférieur"), mais la puissante expression de la condition humaine au "niveau supérieur" après le "saut". Parlons d'abord du film "L'année dernière à Marienbad". Son producteur a expliqué son projet qui justifie la présence de corridors interminables et l'absence de suite logique dans les séquences. Si l'homme est mort au "niveau inférieur", une fois le "saut" non-rationnel accompli, il est privé, au "niveau supérieur", de toute valeur et de tout principe. Car les valeurs, les principes, appartiennent au domaine de la raison et de la logique. Il n'y a donc plus ni vérité, ni contre-vérité qui en soit l'anti-thèse, ni bien, ni mal. L'homme va à la dérive.

"Juliette de l'esprit" est un film du même genre. Un étudiant m'a dit qu'il allait revoir ce film pour la troisième fois afin d'y distinguer le réel de l'imaginaire. Je n'avais pas vu ce film à l'époque, mais je l'ai vu depuis dans un petit théâtre de Londres. Si je l'avais vu plus tôt, j'aurais dit à cet étudiant de ne pas chercher plus longtemps. On pourrait voir ce film mille fois sans parvenir à faire la part du réel et de l'imaginaire, car il est justement construit pour empêcher le spectateur d'y parvenir. Il n'y a plus aucune valeur, aucun principe. Impossible de distinguer le réel, l'illusoire, le psychologique ou la folie.

Blow up, le film d'Antonioni, est de la même veine. Il présente l'homme moderne, au "niveau supérieur", dénué de principes et de valeurs, et il souligne qu'une fois la dichotomie entre les "deux niveaux" acceptée, peu importe ce que l'on place au-dessus de "la ligne".

Le mysticisme au "niveau supérieur"

Un mysticisme sans objet, tel que nous l'avons précédemment désigné, est donc un mysticisme dépourvu de valeurs. Il s'exprime indifféremment en termes religieux, laïques, au moyen de systèmes de symboles artistiques divers et même par la pornographie.

Ceci reste valable pour la théologie nouvelle. Sous "la ligne", l'homme comme Dieu sont rationnellement morts. Les théologiens de "la mort de Dieu" ont déclaré nettement qu'il est inutile de parler de Dieu au "niveau supérieur" puisque nous ne savons rien de lui, et qu'il vaut mieux avouer honnêtement que Dieu est mort. Après notre analyse de la pensée contemporaine, on comprend aisément pourquoi ces théologiens se sont lassés de jouer le jeu et ont renoncé à employer des termes religieux sans contenu, pour aboutir à la conclusion logique que Dieu est mort. La théologie libérale radicale propose donc le schéma que voici:

non-rationnel: la connotation du mot "Dieu"
pas de contenu concernant Dieu
pas de Dieu personnel
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rationnel: Dieu est mort
l'homme est mort

Au "niveau supérieur", le mot "Dieu" ne correspond à rien de réel. Tout ce qu'ils ont à offrir, c'est une réponse fondée sur le sentiment que ce mot éveille.
La théologie radicale doit désormais se contenter de cet "autre" dont parle la philosophie, cet infini, ce grand tout parfaitement impersonnel. Cette démarche rapproche l'Occident de l'Orient. La théologie nouvelle a perdu le Dieu unique, à la fois infini et personnel, celui de la Révélation biblique et de la Réforme. Il ne lui reste plus, bien souvent, que des mots vides de sens.

T. H. Huxley (1825–1895) a fait oeuvre de prophète en ce domaine. En 1890, il a déclaré que le temps viendrait où les hommes videraient la foi de tout contenu et, en particulier, le récit biblique de l'époque pré-abrahamique. Il a ajouté: "N'ayant plus aucune base factuelle, la foi se dresse, désormais, fière et inaccessible aux attaques des infidèles."
La théologie moderne, après avoir fait sienne la dichotomie entre les "deux niveaux" et soustrait tout ce qui relève de la foi au monde du vérifiable, se trouve maintenant dans la position décrite par T. H. Huxley. Dans les années 80, elle diffère très peu de l'agnosticisme ou même de l'athéisme de la fin du XIXe siècle.

Ainsi de nos jours, il y a antagonisme entre la foi et la raison, entre la foi et la logique, entre le vérifiable et l'invérifiable. Les théologiens préfèrent les connotations aux termes clairement définis et les mots ne sont que de vagues symboles fort différents des symboles scientifiques qui, eux, sont définis avec précision. La foi est, par conséquent, inattaquable : elle peut être n'importe quoi; elle échappe à toute discussion rationnelle.

Jésus, la bannière sans contenu

La théologie de "la mort de Dieu" utilise encore le nom de Jésus. Paul van Buren, par exemple, dans un ouvrage intitulé "La signification séculaire de l'Evangile", a écrit que le problème, aujourd'hui, est que le mot "dieu" n'a plus de sens. Mais, à son avis, ce n'est pas une grande perte, car nous avons tout ce qu'il nous faut dans l'homme Jésus-Christ. Mais, ici, Jésus n'est plus qu'un symbole sans contenu. Le mot n'est employé par les théologiens que pour ce qu'il évoque dans la mémoire de la race humaine. Leurs théologies ne sont plus qu'un humanisme auquel le nom de Jésus sert de bannière, dont la signification est celle qui leur plaît. Le mot "Jésus", ou plutôt sa connotation, a glissé du "niveau inférieur" au "niveau supérieur". Encore une fois, les termes employés au "niveau supérieur", même s'il s'agit de termes bibliques, n'ont aucune importance, puisque le système est fondé sur le "saut", la rupture entre les deux "niveaux" de la connaissance. En voici le schéma:

l'irrationnel Jésus
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le rationnel – Dieu est mort

Les chrétiens ont donc à faire preuve d'une très grande prudence. Dans le Weekend Telegraph, en date du 16 décembre 1966, Marghanita Laski décrit les nouveaux mysticismes et se demande s'il est possible d'en démontrer la fausseté ou la véracité. En fait, elle explique que les hommes sont en train d'extraire la religion du domaine des choses sujettes à discussion et de la placer dans celui où rien ne l'est parce qu'aucune preuve, positive ou négative, n'y est à apporter.

Les "évangéliques" doivent se montrer prudents en face de certains d'entre eux qui affirment que l'important n'est pas de prouver la véracité ou la fausseté d'une doctrine, mais de rencontrer Jésus. Une telle déclaration, qu'elle ait été ou non l'objet d'une analyse, relève du "niveau supérieur".

l'irrationnel – rencontrer Jésus
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le rationnel – on ne se soucie pas de
prouver ou non les affirmations

Si nous pensons échapper à la grande contestation de notre temps en minimisant les déclarations de l'Ecriture et en plaçant les mots "Jésus" ou "expérience" au "niveau supérieur", nous devons nous demander s'il y a vraiment une différence entre cette façon de procéder et celle de la théologie nouvelle ou le mysticisme du monde séculier. La réponse est claire : il n'y en a pas.

Si les affirmations placées au "niveau supérieur" n'ont plus rien de rationnel et si l'on admet que l'Ecriture, spécialement lorsqu'elle traite des questions relatives à l'histoire et à l'univers, échappe à toute vérification, pourquoi préférer les conceptions des "évangéliques" à celles de la théologie moderne? Sur quelle base un tel choix serait-il fait? Une rencontre avec Vishnu ne serait-elle pas tout aussi valable? Et pourquoi ne pas chercher une telle "expérience", sans référence à quelque nom que ce soit, dans la drogue?

Il importe de bien comprendre que le système moderne forme un tout et de discerner le sens des mots: dualité, dichotomie et "saut". L'irrationnel – le "niveau supérieur" – peut revêtir toutes sortes d'expressions: religieuses, séculières, morales ou non. Quoi qu'il en soit, ce qui caractérise ce système, c'est que les termes employés au "niveau supérieur" n'ont aucune importance, y compris le mot bien-aimé, Jésus.

J'en suis arrivé au point de craindre l'énoncé du mot "Jésus" – ce mot si rempli de sens, pour moi, à cause de la personne du Jésus de l'histoire et de son oeuvre –, car ce mot est devenu une bannière sans signification sous laquelle nos contemporains sont invités à se ranger. N'étant plus soumis aux critères de la Parole de Dieu et de la raison, le mot sert à communiquer un enseignement contraire à celui de Jésus. C'est avec ferveur et élan que l'on est invité, par la nouvelle morale, elle-même fondée sur la théologie nouvelle, à suivre cette bannière. C'est suivre Jésus que de coucher avec une personne de l'autre sexe, si cette personne a besoin de vous. Tant que vous avez le souci d'être humain, vous "suivez" Jésus, même si – mais cela vaut-il la peine de s'y arrêter? – c'est en contrevenant à l'enseignement moral de Jésus. Cela n'a aucune importance, car ce contenu rationnel de l'Ecriture se situe au "niveau inférieur".

Nous vivons un moment effrayant où le mot "Jésus" évoque trop souvent une réalité ennemie de sa personne et de son enseignement. Aussi importe-t-il de se méfier d'une bannière vide de sens, non parce que nous n'aimerions pas Jésus, mais justement à cause de notre amour pour lui. Il faut donc combattre cette bannière qui évoque quelque chose de très fort dans la mémoire collective et qui devient, de ce fait, un moyen de manipulation sociologique. Nous devons également mettre en garde nos enfants spirituels.

Face à cette situation en rapide évolution, je me demande si Jésus ne pensait pas à cela lorsqu'il annonçait qu'à la fin des temps il y aurait d'autres Jésus. N'oublions jamais que l'ennemi, c'est l'Anti-Christ, c'est-à-dire celui qui cherche à prendre la place du vrai Christ, et non une apparence illusoire. Au cours des dernières années, ce "Jésus"-ci, déconnecté de l'Ecriture, est devenu l'ennemi du Jésus de l'histoire, le Jésus qui est mort et ressuscité, et qui va revenir, le Fils éternel de Dieu. Soyons sur nos gardes. Si les "évangéliques" se mettent, à leur tour, à accepter la dichotomie entre les deux "niveaux" de la connaissance et s'ils considèrent possible une rencontre personnelle avec Jésus en dehors de l'enseignement de l'Ecriture (même des parties vérifiables de celle-ci), ils se retrouveront, sans l'avoir voulu, prisonniers, avec la génération montante, du système moderne, système monolithique consensuel et englobant.

 


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