L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
8. La fracture en philosophie et en science
Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible
L'histoire de la philosophie, de la science et de la religion nous a permis, dans les pages précédentes, de comprendre la situation actuelle du monde intellectuel, culturel et politique, et comment y évoluer dans notre existence quotidienne. Dans le chapitre que nous ouvrons maintenant avec l'homme moderne et ce que j'appelle «la fracture», arrêtons-nous à la philosophie et à la science, et à leurs relations réciproques.
Alfred North Whitehead a vu dans toute l'histoire de la philosophie européenne une succession de notes marginales sur Platon. C'est probablement excessif, mais Platon a compris un élément capital, non seulement en théorie, dans le domaine de la pensée, mais sur le plan de la vie pratique: sans absolus, les choses individuelles, les particuliers, les détails qui nous entourent n'ont aucune signification. Prises individuellement, les pierres sur une plage sont des particuliers et les molécules qui les composent sont aussi des particuliers. La plage tout entière est un particulier. Je suis composé de molécules, et les molécules sont des particuliers; je suis donc un particulier et vous êtes aussi des particuliers.
Pour Platon, c'est sous l'universel, l'absolu, que tous les particuliers s'assemblent, et cet universel donne à l'ensemble une unité et une signification. Essayons d'appliquer cela au langage. Il existe de nombreuses variétés de pommes, et nous les récapitulons sous le nom générique de pommes, sans toutes les énumérer à chaque fois. Sans désigner non plus toutes les sortes de fruits, nous disons simplement les fruits.
La simple question du langage est dépassée. Il s'agit bien d'une réelle difficulté: comment unifier et donner une signification à tout ce qui existe? La position de Jean-Paul Sartre (1905–1980), qui a insisté sur ce problème, peut être résumée ainsi: un point fini est absurde s'il n'a pas de critère de référence infini. C'est dans le domaine de la morale que l'on comprendra le plus facilement cette conception: sans modèle moral absolu, on ne peut pas dire catégoriquement qu'une chose est bonne ou mauvaise. Nous appelons absolu ce qui s'appliquera toujours, une norme définitive ou suprême. Si l'on veut une morale et des valeurs réelles, un absolu est nécessaire. Sans absolu dépassant les idées des hommes, aucun recours suprême pour prononcer des jugements entre des individus et des groupes dont les critères moraux s'opposent, individus et groupes qui demeureront tout simplement abandonnés à des opinions contradictoires!
Pour que l'existence, la vôtre, la mienne, celle de tous les hommes, ait une signification, nous avons un besoin d'absolus qui ne soit pas limité à la morale ou à l'échelle des valeurs. Dans un sens plus profond, nous avons besoin d'absolus pour disposer d'une épistémologie solide – une théorie de la connaissance: comment savons-nous ou comment savons-nous que nous savons? Comment être sûrs que la connaissance que nous pensons avoir du monde en dehors de nous-mêmes correspond vraiment à ce qui existe? Toutes ces questions sont comme des couches successives plus profondes les unes que les autres; sans absolus, tout est perdu pour nous, la morale, les valeurs, le sens de l'existence et un fondement à la connaissance.
Des Grecs jusqu'à l'époque moderne, les philosophes non chrétiens avaient trois choses en commun. D'abord, ils étaient rationalistes, ils tenaient comme un fait établi que l'homme, bien que fini et limité, pouvait se prendre comme point de départ et réunir suffisamment de particuliers pour fabriquer ses propres universels. Ils repoussaient toute connaissance extérieure à l'homme lui-même, singulièrement toute connaissance venue de Dieu.
Ensuite, ils acceptaient la validité de la raison, qu'ils prenaient au sérieux. Avec son intelligence, on peut ainsi parvenir à la conclusion que certaines choses sont vraies, ou bonnes, et que d'autres ne le sont pas. Les premiers éléments de logique classique, en termes d'antithèse, étaient A est A et A n'est pas «non-A».
Enfin, ces philosophes non chrétiens antérieurs au XVIIIe siècle n'étaient pas seulement des rationalistes attachés à la validité de la raison : ils étaient aussi des optimistes! A l'aide de leur seule raison, ils pensaient atteindre une connaissance unifiée et véritable de la réalité et donner une explication rationnelle de l'univers, accessible à tous. Ils espéraient trouver, enfin, ce quelque chose qui unifierait toutes les connaissances, et la vie dans son intégralité.
Mais trois changements vont se produire, en science, en philosophie et en théologie. Ils feront de l'homme moderne ce qu'il est, et de nos sociétés ce qu'elles sont devenues.
La révolution scientifique reposait, avons-nous constaté plus haut, sur une base chrétienne. Les premiers savants avaient foi dans la constance des causes naturelles dans un système ouvert. Dieu et l'homme sont à l'extérieur du mécanisme de cause à effet du cosmos et ils peuvent, l'un et l'autre, exercer une influence sur le mécanisme, puisque, pour eux, tout ce qui existe n'est pas incorporé à une grande mécanique cosmique. Le changement qui fit de la science moderne ce que je qualifie de science moderne humaniste fut le passage de cette conception de la constance des causes naturelles dans un système ouvert à celle de la constance des causes naturelles dans un système clos, où rien ne demeure en dehors de l'ensemble du mécanisme cosmique; tout ce qui existe en fait partie.
Les savants des XVIIe et XVIIIe siècles, tout en continuant à faire usage du mot Dieu, l'ont relégué progressivement à la lisière de leurs systèmes, pour aboutir en définitive à un système complètement clos, sans aucune place pour Dieu, ni pour l'homme, qui disparaît pour ne plus être qu'une machine déterminée, ou behavioriste. Tout, y compris les hommes, fait partie du mécanisme du cosmos. En d'autres termes, avant l'avènement de la science moderne humaniste, naturaliste ou matérialiste, les lois de cause à effet étaient limitées à la physique, à l'astronomie et à la chimie. De nos jours, le principe de causalité dans un système clos s'applique aussi à la psychologie et à la sociologie!
Une telle vision des choses n'est pas le fruit d'expériences scientifiques mais d'un point de vue philosophique différent de celui des premiers savants. Les scientifiques ont désormais adopté des présupposés naturalistes ou matérialistes.
Le philosophe allemand Ludwig Feuerbach (1804–1872) a exposé de bonne heure une philosophie du matérialisme, à l'instar de son compatriote Ludwig Büchner (1824–1899), dont le livre Force et matière (1855) connut vingt-deux éditions et fut traduit en plusieurs langues. Dès 1848, Richard Wagner (1813–1883) comptait parmi les lecteurs occasionnels de Feuerbach. Très marqué par ce penseur, il encouragea Louis II de Bavière à le lire. Ainsi, l'œuvre de Feuerbach n'a pas seulement influencé le champ de la pensée abstraite mais également les arts et l'Etat.
Ernst Haeckel (1834–1919), biologiste à l'Université d'léna, a écrit, en 1899, L'Enigme de l'univers à la fin du XIXe siècle, un énorme succès où il affirme l'éternité de la matière et de l'énergie et la nécessité d'un point de départ matérialiste pour expliquer l'esprit ou l'âme de l'homme. Certes, il a très bien vu où cela mènerait, admettant que la volonté de l'homme n'est pas libre.
En conséquence, il n'y avait plus de place pour l'homme en tant qu'homme. Dès lors que la psychologie et la sociologie, tout comme la physique, l'astronomie et la chimie, faisaient partie d'un système clos de cause et d'effet, ce n'est pas seulement Dieu qui mourut; l'homme mourut avec lui. Et dans un tel cadre, comment l'amour pourrait-il survivre? Plus de place pour la morale. Plus de place pour la liberté des hommes, réduits à zéro, devenus, avec leurs actions, une partie d'un mécanisme.
L'humanisme de la Renaissance flamboyante, parvenu à sa pleine maturité avec le Siècle des lumières, a rendu l'homme autonome. Il suffit de suivre ce courant jusqu'à la science moderne humaniste pour retrouver l'homme lui-même dévoré: en qualité d'homme, il est mort, la vie est devenue vide de sens, sans but.
La vision matérialiste du monde a dépassé l'idée de l'éternité de la matière et de l'énergie de Büchner et Haeckel dans sa tentative d'explication de l'homme par la constance des causes et des effets dans un système clos. Charles Lyell (1797–1875), dans ses Principes de géologie (cours donné au Collège royal de Londres et publié en 1833), a contribué à ouvrir la voie en insistant sur la constance des causes naturelles en géologie. Pour lui, il n'y a pas eu dans le passé d'autres forces que celles qui sont à l'œuvre à l'heure actuelle.
Charles Darwin (1809–1882) a étendu les conceptions de Lyell à l'origine de la vie biologique. Dans son livre De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou de la conservation des races favorisées dans la lutte pour l'existence dans la nature (1859), il expose que toute vie biologique provient de formes plus simples par un processus appelé «la survivance des plus aptes». Mais le darwinisme, le néodarwinisme et le transformisme présentent chacun des difficultés quand il s'agit d'expliquer comment les processus supposés se produisent en réalité. Il existe aussi des problèmes statistiques, comme l'a montré Murray Eden (né en 1920) dans son article «Hérésies en biologie. Les mathématiciens interrogent Darwin», paru dans Scientific Research de novembre 1967. Eden a apporté un traitement plus technique de ce problème dans «insuffisances de l'évolution néodarwinienne comme théorie scientifique» (Mathematical Challenges to the Neo-Darwinian Interpretation of Evolution, 1967). Des études statistiques montrent que le hasard pur n'a pas pu produire la complexité biologique dans le monde à partir du chaos, quel que fût le laps de temps supposé. Y a-t-il eu assez de temps pour qu'une sélection naturelle se produise, comme on la voit à travers les oculaires du darwinisme et du néodarwinisme, et qu'elle donne naissance aux phénomènes naturels que l'on observe? Non, répondent ces mathématiciens. Nous pouvons même aller plus loin: l'étude des statistiques met en lumière une difficulté: comment le hasard pur pourrait-il jamais produire une complexité sans cesse croissante? Si seul le hasard est à l'œuvre, pourquoi tout ce qui existe, la structure biologique comprise, s'oriente-t-il vers une complexité sans cesse croissante?
Plus grave encore: personne n'a jamais pu démontrer comment l'homme aurait pu naître d'un «non-homme», à partir de la simple conjonction du temps et du hasard. Avec un tel point de vue, ou bien l'homme est limité à un «non-homme», ou bien on assiste à un flot de paroles romantiques, comme celles qui concluent The Ascent of Man, série télévisée due au mathématicien et homme de lettres britannique Jacob Bronowski (1908–1974), diffusée par la BBC une année avant sa mort: «Nous sommes l'unique expérience de la nature par laquelle l'intelligence rationnelle se prouve à elle-même qu'elle est plus forte que le réflexe. Notre destinée, c'est de connaître. Ce qui nous attend, c'est la connaissance de nous-mêmes réunissant à la fin l'expérience des arts et l'explication de la science.» C'est tout à fait typique de l'état d'esprit des penseurs humanistes, qui se prennent eux-mêmes comme point de départ autonome et aboutissent à la conclusion qu'il n'y a ni valeurs ni signification, ou qui tentent de produire valeurs et signification par de belles phrases. Mais la conception d'une lignée ininterrompue de la molécule à l'homme sur la seule base du temps et du hasard laisse sans réponse des questions aussi capitales que celles du comment et du pourquoi.
Les idées de Darwin ont été vulgarisées par Thomas Huxley (1825–1895) et par l'auteur de la formule de «la survivance des plus aptes», Herbert Spencer (1820–1903), qui a élargi la théorie de l'évolution biologique à la vie entière, y compris à l'éthique. Spencer a dit: «La pauvreté pour les incapables... la famine pour les paresseux, les faibles bousculés et mis de côté par les forts... tout cela résulte de décrets d'une grande et prévoyante bienveillance.» Dans leur quête d'un principe unificateur qui rendrait l'homme autonome capable de tout expliquer par des causes naturelles dans un système clos, ces hommes vont ainsi étendre l'évolution biologique au «darwinisme social». Ce principe était devenu le cadre de référence par lequel ils essayaient d'unifier les choses individuelles, les particuliers, les détails de l'univers et l'histoire de l'homme.
Walter Bagehot (1826–1877), un économiste et publiciste anglais, dans son livre Physics and Politics: Thoughts on the Application of Principles of Natural Selection and Inheritance to Political Science (1872), est allé plus loin encore que Spencer en appliquant de telles conceptions au progrès des sociétés. Ainsi, et au nom de la science, la voie était progressivement ouverte à la justification et à la respectabilité du racisme et de l'accumulation égoïste des richesses.
Ces idées iront jusqu'à leur conséquence ultime et logique, d'une portée combien plus dramatique encore, avec le nazisme. N'est-ce pas Heinrich Himmler (1900–1945), le chef de la Gestapo, qui déclara que la loi de la nature doit suivre son cours avec la survivance des plus aptes, avec, à la clef, les chambres à gaz? Hitler ne cessait de répéter que le christianisme, avec sa notion de charité, devait être «remplacé par l'éthique de la victoire de la force sur la faiblesse».
Plusieurs éléments ont sans doute préparé un terrain favorable à l'hitlérisme: le panthéisme romantique, et, encore, l'affaiblissement du consensus chrétien par la philosophie rationaliste et son pendant religieux dans les facultés et les Eglises, la théologie libérale. Le christianisme biblique ne donnait plus le ton à la société allemande. Après la Première Guerre mondiale, l'Allemagne fut ébranlée par un chaos politique et économique lié à un débordement de permissivité sur le plan moral. On le constate, la situation allemande fut bel et bien la résultante de facteurs multiples mais, en définitive, la théorie de la survivance des plus aptes sanctionna la suite des événements.
Dans un domaine plus pacifique mais tout aussi important dans l'évolution de la pensée, certains adeptes contemporains de la cybernétique ne font-ils pas, à leur tour, usage d'arguments analogues en soutenant que les progrès de la médecine ne doivent pas favoriser l'émergence d'une génération de plus faibles? Au contraire, répètent-ils à l'envi, utilisons la cybernétique pour accroître le nombre des plus forts! Dans leur tentative de rendre l'homme autonome, les premiers humanistes faisaient preuve de beaucoup d'idéalisme. Sans doute seraient-ils horrifiés par les conséquences de leur point de vue en plein XXe siècle...
Après la science, suivons maintenant l'évolution de la philosophie. Les anciennes conceptions philosophiques étaient optimistes. On tenait pour établi que la seule raison suffit à élaborer une connaissance unifiée et authentique de la réalité, à donner des explications satisfaisantes pour les observations de l'univers et pour tout ce que les hommes sont et pensent.
Comment illustrer l'histoire de cette lignée de philosophes non chrétiens? Quelqu'un dirait: «Voici un cercle. Il donnera la connaissance unifiée et véritable de la réalité.» Un autre: «Pas d'accord!» et il barrerait le cercle. Un troisième: Non! Barrez ce cercle et dites: «Voici le véritable cercle!» Ainsi s'est prolongée la controverse au travers des siècles, chacun voulant prouver l'erreur de la réponse du philosophe précédent, que les penseurs du lendemain, à leur tour, ne manqueraient pas de trouver insuffisante pour unifier toute la connaissance et toute la vie.
Les philosophes d'autrefois n'ont pas «trouvé le cercle», mais, optimistes, ils comptaient bien que quelqu'un finirait par y parvenir. C'est ainsi que la succession des cercles barrés fut interrompue. Un changement radical est survenu et, par conséquent, l'homme moderne est vraiment devenu l'homme moderne.
Bien des savants ont considéré René Descartes (1596–1650) comme le père de la philosophie moderne; même s'il est difficile de minimiser son importance, je préfère néanmoins le placer parmi les anciens philosophes, et cela pour deux raisons. Avant tout, Descartes avait une confiance illimitée dans les capacités de la seule pensée humaine de mettre en doute toutes les notions basées sur l'autorité et, ensuite, en la faculté pour l'homme de se prendre comme point de départ d'une manière pleinement suffisante. «Je pense donc je suis.»
Ensuite, il estimait que les mathématiques fourniraient une unité, comme modèle, pour les recherches en tout genre. Dans son optimisme, il pensait que les mathématiques – et l'analyse mathématique –, grâce à leurs déductions rigoureuses, seraient un facteur unificateur pour toute la connaissance. La pensée philosophique est semblable à un cours d'eau qui s'écoule et Descartes eut certainement sa part dans la préparation de ce qui devait suivre; mais, à mon avis, c'est à partir du XVIIIe siècle, et de l'échec de l'idéal humaniste, que le changement se produira.
Après tous ces siècles au cours desquels on avait «proposé des cercles» et fait le tour de toutes les variations sur les mêmes thèmes, comme on ne cesse de tourner dans une vaste pièce circulaire et sombre à la recherche d'une issue, lentement l'optimisme se meurt et l'idée se fait jour que d'issue, il n'y en a pas. L'espérance de parvenir à l'homme autonome unifiant le champ des connaissances et toute la vie est perdue. L'optimisme cède le pas au pessimisme.
Quatre hommes donneront le ton du changement, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Wilhelm Hegel et Seren Kierkegaard. On discutera leur importance respective, mais quand leur influence, et celle de leurs disciples, se fut exercée, c'en était fait de l'ancien optimisme d'une connaissance unifiée et authentique sur la base de la seule raison. L'effet sur la culture et la société occidentales fut si considérable qu'il atteignit jusqu'à l'homme de la rue.
Le premier est un Genevois, Jean-Jacques Rousseau (1712–1778).
L'humanisme de la Renaissance s'est heurté à la tension jaillissante entre les choses individuelles, les particuliers, et toute leur signification, dès lors que l'homme se prend comme point de départ unique. Schématiquement,
les universels, donnant une signification aux particuliers
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les particuliers, y compris chacun de nous en tant que personnes
Rousseau va exprimer différemment ce thème récursif à son époque:
liberté autonome
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nature autonome
Cette nouvelle formulation du vieux problème humaniste se fit sous deux angles. Il y eut d'abord ceux qui se rendaient compte que, dans le domaine de la raison, on se mettait de plus en plus à penser que tout était considéré comme une machine, les hommes eux-mêmes. A la fin de sa vie, Léonard de Vinci avait prévu que si, comme les humanistes, on prenait les mathématiques comme point de départ, on n'aurait que des particuliers, l'on n'arriverait jamais à des universels, donc à la signification, mais, fatalement, à la mécanique! Deux cent cinquante ans seront donc nécessaires pour que la pensée humaniste aboutisse au point anticipé par Léonard de Vinci. Mais, vers le XVIIIe siècle, l'objectif était atteint: tout est machine, les hommes aussi.
Rousseau, lui, envisage la tension essentiellement au point de vue social, politique et culturel. Il considère l'homme primitif, le «noble sauvage», supérieur à l'homme civilisé. «Si l'homme est bon par nature, comme je crois l'avoir montré, il en découle qu'il reste dans cet état aussi longtemps que rien d'étranger ne le corrompt.» En 1749, il connaît une sorte de «conversion» et il abandonne sa foi dans le progrès quand il parvient à la conclusion que le Siècle des lumières, avec son insistance sur la raison, les arts et les sciences, avait amené les hommes à perdre plus qu'ils n'avaient gagné.
Rousseau et ses disciples commencent à déprécier la raison; ils considèrent les contraintes de la civilisation comme des maux. «L'homme était né libre, mais de tous côtés il est dans les chaînes!» La liberté primitive, innocente et autonome, devient le souverain bien! Mais la liberté dont Jean-Jacques se fait le défenseur n'est pas simplement liberté vis-à-vis de Dieu ou de la Bible, mais liberté à l'égard de toute espèce de contrainte: à l'égard de la culture, de l'autorité, liberté absolue de l'individu, devenu le centre de l'univers.
Sur le plan théorique, cette liberté individuelle se refléterait parfaitement dans la «volonté générale» à travers le contrat social. Mais son caractère s'avérera bien vite utopique quand, en France, à l'heure de la Terreur révolutionnaire, la purification de la volonté générale ne signifiera pas seulement la perte de la liberté individuelle, mais bel et bien le règne de la guillotine! Mais fallait-il vraiment attendre le règne de la Terreur pour prendre conscience du problème, inscrit, déjà, en filigrane dans les écrits de Rousseau?
La conception de la liberté autonome de Rousseau se heurta à sa propre description quand il passa de l'individu à la société. Dans le Contrat social, de 1762, il écrit: «Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre.» Une fois de plus, un humanisme utopique finit par la tyrannie, soit dans les écrits de Rousseau, soit sous le règne de la Terreur, qui poussa ce point de vue jusqu'à sa conclusion logique.
Robespierre, le roi de la Terreur, réglera rationnellement ses actions, en disciple doctrinaire de Rousseau. Comme pour renforcer le lien entre le Siècle des lumières et la Révolution française, deux statues de taille humaine de Voltaire et Rousseau se font face à l'entrée de la propriété familiale de Voltaire, le château de Ferney, à deux pas de Genève.
Rousseau illustrera sa conception de la liberté de bien des manières. Dans ses Confessions posthumes publiées en 1782, il soutient que la meilleure éducation est tout simplement l'absence d'éducation! On mesure sans peine de nos jours l'impact d'une telle idée sur les théories, tant développées par la suite, qui prônent l'expression personnelle. Nous avons tous nos inconséquences, c'est vrai, mais que penser d'un Rousseau, si prolixe dans ses écrits sur l'éducation, qui envoya les cinq enfants qu'il eut de sa maîtresse dans des orphelinats? Dans leurs applications, ses conceptions ne se révéleront-elles pas aussi utopiques dans sa vie privée que sur le plan politique ?
Autre influence de Rousseau, ses opéras. Le Devin du village (1752) jouera un rôle important dans la formation du style de l'opéra-comique français. Sa dernière oeuvre, Pygmalion, composée en 1775, pose les fondements du mélodrame. En s'écriant «Retournons à la nature!», Rousseau marquera durablement à la fois la musique de son époque et les nouvelles tendances en littérature et en peinture.
Dans Rousseau et la Révolution (1967), Will et Ariel Durant ne s'y sont pas trompés: Rousseau a exercé, de bien des façons, l'influence la plus marquante sur la pensée moderne. Sans doute ont-ils raison, et c'est pourquoi je lui consacre plus de place qu'à Kant, Hegel et Kierkegaard.
Sa conception de la liberté autonome le conduit à l'idéal de bohème; le héros combat toutes les règles, toutes les valeurs, toutes les contraintes de la société. Giacomo Puccini (1858–1924) l'a exprimé dans son plus célèbre opéra... La Bohème (1896)! Dans les années 1960, cet idéal de bohème sera un facteur déterminant de l'apparition du mode de vie hippie.
Comme son contemporain Rousseau, le philosophe écossais David Hume (1711–1776), dans sa critique de la raison comme méthode de la connaissance et de la vérité, défend le caractère essentiel de l'expérience et du sentiment de l'homme. Il va jusqu'à contester l'existence même du concept de cause à effet. Hume a exercé une grande influence, autant sur la philosophie britannique que sur l'Allemand Emmanuel Kant, que nous retrouverons plus loin.
Pour le poète, écrivain et philosophe allemand Johann Wolfgang von Goethe (1749–1832), épigone de Rousseau, la nature est l'égale de la vérité. Il ne se contentera pas de substituer la nature à la Bible; pour lui, la nature est Dieu. C'est le panthéisme dominant de l'époque.
C'est en cherchant consciemment à découvrir un universel pour tous les particuliers observés dans la réalité, même si ces particuliers sont souvent contradictoires, que Goethe devient panthéiste. Il soutient que les atrocités de la Révolution de 1789 ont été commises une année où le vin avait été particulièrement bon! Son naturalisme s'orientera plus en direction d'un vague panthéisme que vers un matérialisme ouvert. En romantique, Goethe espère laisser une place à l'homme. La nature, dit-il, est la sanction ultime pour tous les jugements à prononcer sur l'homme.
L'Allemagne est donc la terre de naissance du romantisme, avec Goethe, Friedrich von Schiller (1759–1805) et Gotthold Lessing (1729–1781). Après avoir suivi le courant du Siècle des lumières, ces trois hommes de lettres reviennent à Rousseau; la raison toute-puissante du Siècle des lumières cède la place à l'émotion, l'héroïne du romantisme. «Toutes les créatures s'abreuvent avec joie au sein de la nature», écrit Schiller pour résumer cette école de pensée!
Beethoven (1770–1827) est l'expression musicale du romantisme. Ses oeuvres, comme jamais avant lui, donnent l'impression d'un épanchement direct de sa personnalité. Nous y percevons déjà l'insistance de l'homme moderne sur l'expression de soi. Les six derniers quatuors de Beethoven, composés entre 1824 et 1826, entrouvrent la porte à la musique du XXe siècle.
Romantiques aussi, les poètes anglais William Wordsworth (1770–1850) et Samuel Taylor Coleridge (1772–1834)! Wordsworth trouve les valeurs dans les instincts de l'homme plutôt que dans l'instruction.
Le peintre anglais John Constable (1776–1837) ne se contente pas de figurer les arbres et les nuages mais il rattache la nature qu'il voit à une conception de la grandeur morale de l'univers. Il fait ainsi écho à Wordsworth, dans The Tables Turned:
L'image fugitive d'un bois au printemps
N'apporterait-elle pas à l'homme
Une connaissance de soi, du bien, du mal,
Bien supérieure à toute sagesse humaine?
(Traduction libre)
Le «naturel» est moralement bon et le noble sauvage de Rousseau n'est pas si éloigné!
L'effort tendant à faire de la nature la base de la morale fut accompli en matière de loi civile quand celle-ci devint la jurisprudence de la loi naturelle, une recherche, en plein XVIIIe siècle, de principes juridiques, «même s'il n'y a pas de Dieu». Ces juristes pensaient pouvoir édifier un système juridique complet et parfait sur les principes de la loi naturelle, mais un problème demeurait incontournable : la nature est cruelle autant que non cruelle.
Un autre disciple de Rousseau, Gauguin (1848–1903), sera confronté à un dilemme. Epris de totale liberté, ce peintre français abandonne sa famille et s'embarque pour Tahiti, en quête de la liberté chez le bon sauvage. Il ne tarde pas à découvrir l'illusion de l'idéal du bon sauvage. Dans son dernier grand tableau, D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?, peint entre la fin de 1897 et janvier 1898 et exposé de nos jours au Musée des beaux-arts de Boston, Gauguin montre que, par lui- même, l'homme civilisé, comme l'homme primitif, reste sans réponses à ces questions. Il trace au pinceau le titre, dans le coin supérieur gauche du tableau, pour que tout le monde en comprenne bien la portée. Au sujet de D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?, Gauguin écrit : «J'ai terminé un ouvrage philosophique sur ce thème comparable à l'Evangile: je crois que c'est bien.»
Mais quel «évangile»! Examinons le tableau plus en détail. On y voit l'agonie d'une femme indigène âgée. «Où allons-nous? Près de la mort d'une vieille femme, un oiseau étrange, stupide, conclut: «Quoi? Ô douleur, tu es mon maître! Destinée, que tu es donc cruelle, et moi, vaincu, je me révolte toujours», écrit Gauguin dans une lettre à Georges Daniel de Monfreid. Parti pour Tahiti à la recherche de la liberté sans frontières – l'«obligation», pour Rousseau et pour Gauguin! –, sa découverte se transforme vite en mort et en cruauté. Le tableau achevé, l'artiste tente de se suicider. Mais c'est raté.
Prendre la nature pour modèle moral n'est pas sans poser un réel problème. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer le marquis de Sade (1740–1814). Il a parfaitement compris à quoi aboutit, en toute logique, cette déification de la nature. Si la nature est tout ce qui existe, alors ce qui existe est bien et on ne peut rien dire de plus. Comment s'étonner alors de la cruauté du marquis – de son sadisme –, particulièrement envers les femmes? Dans La Nouvelle Justice (1791–1797), il écrit : «Puisque la nature a fait de nous (les hommes] les plus forts, nous pouvons faire avec [les femmes] ce qui nous plaît.» Pas de distinctions morales, pas de système de valeurs. Ce qui existe est bien; aucune base, donc, pour la morale, ni pour la loi.
Les peintres réformés hollandais figuraient avec joie les choses simples de la vie. Ils travaillaient dans un cadre en deux parties, la création de la nature par un Dieu personnel et bon et le caractère anormal de cette même nature après la faute en Eden. En revanche, prendre la nature comme elle est maintenant et en faire le critère du bien, le standard auquel les hommes doivent se conformer, représente une démarche tout à fait différente, car la cruauté pourrait bien finir par devenir l'égale de la non-cruauté.
La liberté autonome de Rousseau tend à une conclusion qui dominera de plus en plus largement avec le temps. Il devint clair que les tenants de la position rationaliste, sur la seule base de leur propre raison, sont contraints en fin de compte de considérer que tout, l'homme compris, est une machine. Mais que reste-t-il alors de l'idéal de liberté de la personne? On le voit, l'aspiration à une connaissance unifiée de la réalité fondée sur la seule raison, propre à la plupart des penseurs plus anciens, devint très difficile à soutenir.
Du temps de Rousseau et de ses disciples, on avait tendance à séparer les deux conceptions (le tout est machine et la liberté autonome de l'homme) et à partir dans des directions opposées.
Emmanuel Kant (1724–1804) est le second des quatre hommes à qui l'on doit le changement de l'ancienne vue optimiste de la philosophie en une perspective moderne où l'espoir est perdu. Trois de ses livres, La Critique de la raison pure (1781), La Critique de la raison pratique (1788) et La Critique de la faculté de juger (1790), sont de la plus haute importance pour la pensée de son époque. Il formule le problème de ses contemporains avec ses propres termes, mais on ne peut oublier Rousseau:
le monde nouménal: les concepts de signification et de valeur
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le monde phénoménal: le monde qui peut être pesé et mesuré,
le monde extérieur, le monde de la science
Tout comme Rousseau, en effet, Kant tentera en vain de maintenir l'unité de ces deux mondes. En fait, l'essentiel des trois livres cités, en particulier La Critique de la faculté de juger, cherche à résoudre ce problème. Avec son oeuvre, l'espoir d'une connaissance unifiée est sur le point de se scinder en deux parties sans aucun rapport entre elles. Le dilemme humaniste hérité de la Renaissance, les choses individuelles opposées à la signification et aux valeurs, était sur le point d'éclater. Si l'on commence par l'homme seul, il ne reste aucun moyen d'unir les mondes nouménal et phénoménal.
Le romantisme, né avec les disciples de Rousseau, se répand désormais avec un désir accru de croire en quelque chose, d'échapper à la réalité dépourvue de sens, même s'il faut pour cela abandonner l'espoir des anciens philosophes non chrétiens de parvenir, avec leur raison et à partir d'eux-mêmes, à cette réponse unifiée qui intègre toutes choses.
Un autre Allemand, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770–1831), est le troisième de ces hommes dont la portée demeure incontestable. Ses ouvrages les plus connus sont La Phénoménologie de l'Esprit (1807), La Science de la logique (1812–1816), Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques (1817) et Les Principes de la philosophie du droit (1821).
Hegel a compris la nécessité d'unir les mondes nouménal et phénoménal. Il se débattra avec ce problème en y mêlant une série complexe de concepts religieux, mais, en définitive, il ne laissera qu'un flot de mots pieux. «Ce n'est pas le concept, mais l'extase, ce n'est pas la froide progression de la nécessité du sujet, mais c'est l'effervescence de l'enthousiasme que l'on considère comme la meilleure attitude et le meilleur guide pour l'expansion des richesses de la substance.» Ces paroles de Hegel lui-même sont rapportées par Walter Kaufmann (né en 1921) dans son livre Hegel: réinterprétation, textes et commentaire de 1965.
Le système hégélien est complexe; il accorde beaucoup d'importance au caractère primordial de l'Etat et au sens de l'histoire. En 1976, dans The Universe Next Door, James W. Sire (né en 1933) résume très succinctement l'étude de Frederick Copleston (né en 1907) consacrée à Hegel et publiée en 1963 dans le septième volume de History of Philosophy. Je le cite: «Selon Hegel, l'univers se déroule régulièrement et c'est ainsi que l'homme le comprend. Aucune proposition particulière à propos de la réalité ne peut vraiment refléter ce qu'il en est. Au contraire, au cœur de la vérité d'une proposition donnée, on trouve son opposé; lorsque celui-ci est reconnu, il se déroule et il se trouve en opposition avec la thèse. La vérité est cependant à la fois dans la thèse et dans l'antithèse et, celle-ci trouvée, on obtient une synthèse; une nouvelle proposition énonce alors la vérité de la situation nouvellement perçue. Mais on découvre que cette proposition renferme à son tour sa propre contradiction; et le processus se répète à l'infini. C'est ainsi que l'univers, et la compréhension que l'homme en a, se déroule d'une manière dialectique. Bref, l'univers évolue avec sa conscience, l'homme.»
Il en résulte que toutes les positions particulières possibles sont vraiment relativisées. On en est arrivé à l'idée que la vérité doit être recherchée dans la synthèse plutôt que dans l'antithèse, ce qui simplifie par trop la position complète de Hegel. Au lieu de l'antithèse – certaines choses sont vraies, leurs opposés non –, la vérité et la rectitude morale seront trouvées dans le sens de l'histoire, ce qui en constitue la synthèse. Cette conception n'a pas seulement eu le dessus de l'autre côté de l'ex-rideau de fer, mais aussi à l'Ouest, en philosophie et en politique, dans les affaires de la cité, en morale individuelle, domaines où notre génération cherche des solutions en termes de synthèse et non plus d'absolus. A ce stade-là, la vérité telle que les hommes l'ont toujours pensée est morte.
Le Danois Seren Kierkegaard (1813–1855) est le dernier de nos quatre penseurs essentiels. Il a rédigé des ouvrages de piété et de philosophie. Parmi ces derniers, L'Alternative (1843), Les Miettes philosophiques (1844) et le Post-Scriptum non scientifique et définitif aux Miettes philosophiques (1846). Il y aura toujours discussion parmi les savants pour savoir si les penseurs profanes et religieux qui ont édifié des systèmes en s'appuyant sur Kierkegaard lui ont vraiment rendu justice. Néanmoins, leur kierkegaardisme profane et religieux a porté à son point ultime l'idée que la raison conduira toujours au pessimisme. Comment trouver des réponses optimistes aux problèmes de la signification et des valeurs, sinon à un «niveau supérieur» et en dehors de la raison, par un «saut de la foi»?
De l'humaniste de la Renaissance, qui se prenait comme seul point de départ, confronté à des difficultés au sujet de la signification ou de la valeur des choses et des absolus moraux, à Rousseau, où le problème devient liberté autonome/nature autonome, on est passé à Kant, monde nouménal/monde phénoménal, et à Kierkegaard; dès lors, un pas supplémentaire est franchi :
non-raison = foi, optimisme
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raison = pessimisme
L'optimisme appartient désormais à la sphère de la non-raison.
L'homme moderne opère une dichotomie en séparant totalement deux ordres qui s'excluent réciproquement, sans unité ni lien entre eux, le domaine de la signification et des valeurs et celui de la raison. La raison conduit-elle au désespoir? Qu'elle soit résolument tenue à l'écart de l'optimisme aveugle de la non-raison! Deux niveaux sont ainsi créés, le niveau inférieur de la raison, qui conduit au pessimisme, et le niveau supérieur, où les hommes partent à la recherche de l'optimisme, dénué, lui, de raison. Voilà l'homme moderne! Les anciens philosophes sont désormais dépassés, avec leur espoir optimiste de maintenir l'unité entre le monde de la raison et celui de la signification et des valeurs.
Pour la raison humaniste contemporaine, seul existe le mécanisme cosmique qui renferme les hommes et toutes choses. Une forme de déterminisme, un type de behaviorisme – un réductionnisme en quelque sorte – peut expliquer ce que les hommes sont et le champ de leurs activités. Les termes déterminisme ou behaviorisme indiquent que tout ce que les hommes pensent et font est arrêté mécaniquement; tout sentiment de choix ou de liberté est une illusion. L'homme est réduit aux plus petites particules de son corps; il n'est plus que la molécule ou la particule d'énergie, certes plus complexe mais pas intrinsèquement différente.
Je n'ai jamais entendu exposer ce point de vue aussi clairement que lors d'un séjour à Acapulco, au Mexique. George Wald, alors professeur de chimie à l'Université de Harvard, participait au même programme de conférences que moi et il présenta avec beaucoup de force la conception moderne selon laquelle tout, y compris l'homme, n*est que le produit du hasard. Après avoir souligné à plusieurs reprises ce point de vue, il déclara: «II y a quatre cents ans, une collection de molécules nommée Shakespeare composa Hamlet.» Selon les théories de Wald, voilà tout ce que l'homme peut être. Très fier de son humanisme, l'homme a voulu se rendre autonome. Mais est-il devenu grand? En réalité, il a découvert qu'il finissait seulement comme un amas de molécules – et rien de plus.
Ces questions nous ramènent aux origines: quel fut le commencement des choses? En dernière analyse, les réponses possibles sont peu nombreuses.
Première hypothèse: tout est sorti de rien, réellement de rien, ce que j'appelle rien-de-rien (en anglais nothing-nothing). Cela veut dire qu'il n'y avait rien, à l'origine, ni masse, ni énergie, ni mouvement, ni personnalité. C'est théoriquement possible, mais je n'ai jamais entendu personne soutenir un tel point de vue, impensable. Par conséquent, si nous ne soutenons pas que tout est sorti de rien-de-rien, quelque chose a donc toujours existé.
Seconde hypothèse: un commencement personnel et tout aurait été fait par un être capable de faire jaillir l'univers (le continuum espace-temps), un univers qui n'aurait jamais existé auparavant sous quelque forme que ce fût; mais il ne serait pas né de rien-de-rien: la personnalité préexistait.
Troisième hypothèse: un commencement impersonnel, une certaine forme impersonnelle aurait existé éternellement, même s'il s'agit d'une forme très différente de ce que nous connaissons maintenant. Cette notion d'un commencement impersonnel se présente sous diverses formes; certains, même, emploient le mot Dieu pour désigner l'impersonnel suprême, comme dans le panthéisme. Le néologisme pantoutisme (en anglais pan-everythingism) serait plus convenable, car le mot panthéisme conduit à la notion de personnalité, même si, par définition, le concept l'exclut. Pour la pensée moderne, tout commence avec l'impersonnalité de l'atome, de la molécule ou de la particule d'énergie, d'où, par hasard, la vie et l'homme apparaîtront.
Toutefois, Louis Pasteur (1822- 1895) a rompu avec l'idée admise couramment de son temps, la génération spontanée de la vie à partir de choses non vivantes. En 1864, il établit que la vie ne pourrait pas se produire si les choses non vivantes étaient stérilisées, puisque la stérilisation tue tous les germes vivants. Or, la vie n'est jamais produite que par des choses vivantes. Mais alors, les hommes de cette époque revinrent à la conception de la génération spontanée en y ajoutant un facteur nouveau: de longues étendues dans le temps.
Les hommes modernes soutiennent cette équation: l'impersonnel plus le temps plus le hasard produit la configuration complète de l'univers et de tout ce qu'il contient. Mais quand on accepte cela dans un acte de foi, quelle valeur suprême reste-t-il? Dans sa conférence d'Acapulco, George Wald termina en parlant d'une seule valeur ultime, qu'il partage avec le philosophe anglais Bertrand Russell (1872–1970) et beaucoup de penseurs modernes, la continuité biologique de la race humaine. Cependant, si là est la seule valeur suprême, on en est réduit à se demander pourquoi elle a une telle importance.
Tout au long des pages précédentes, nous sommes passés de l'orgueil de l'homme de la Renaissance et du Siècle des lumières au désespoir actuel. Nous pouvons dès lors mieux comprendre la situation de nos contemporains, qui n'ont pas de place pour un Dieu personnel, ni pour l'homme en tant qu'homme, ni pour l'amour, la liberté, la signification. Le problème est capital. Faire de l'homme le point de départ, n'est-ce pas le réduire à l'état de machine? Mais même ceux qui soutiennent un tel point de vue ne peuvent pas vivre comme des machines! S'ils le pouvaient, leurs positions intellectuelles et leurs vies ne connaîtraient pas de telles tensions.
Non, vivre comme des machines leur est bel et bien impossible; ils doivent chercher l'élément capable d'offrir un sens à leur vie, fût-ce au prix de leur raison. Ils doivent bondir à l'étage supérieur!
Même si le découragement marqua le terme de leur démarche, Léonard de Vinci et les hommes de la Renaissance n'auraient jamais accepté une telle solution; pour eux, séparer la signification et les valeurs équivalait à juste titre à un suicide intellectuel! Faut-il alors douter de la probité intellectuelle de ceux qui ont franchi un tel pas – séparer signification et valeurs – à partir d'une foi orgueilleuse en la suffisance de la raison humaine?