Récupérer, réparer, restaurer…
Jusqu’à ce que l’amour nous répare...
- Sandrine Fillassier
Il ne brisera point le roseau froissé, et il n'éteindra point le lumignon qui fume, jusqu'à ce qu'il ait fait triompher la justice.
- Matthieu 12.20
Depuis que les humains foulent le sol de notre planète, chaque génération a probablement eu le sentiment désagréable de vivre une époque particulière, mais il me semble que nous avons atteint des sommets dans la folie et la stupidité. Nous vivons à l’époque de l’obsolescence programmée, une insulte au bon sens commun. Non seulement nous ne réparons pas les objets du quotidien qui se détériorent, mais ils sont conçus - par des ingénieurs dont le talent n’a d’égal que la malhonnêteté – pour se détruire rapidement sans possibilité d’être restaurés. Et cela se déroule sur une planète aux ressources limitées, en grande partie proche de l’épuisement. Pour ajouter une couche au mille-feuille de notre folie, la réponse schizophrénique à cette situation est essentiellement inspirée du monde autruchien: nous enfonçons la tête dans le sable et nous pratiquons la course en avant, à grandes enjambées, avec comme seul mot d’ordre, consommer un peu plus que l’année précédente.
Heureusement pour nous, le Grand Ingénieur, brillant inventeur – entre autre – de l’espace et du temps, ne se laisse pas influencer par cette mode décadente et perverse. Il est même aux antipodes de cette philosophie, avec une passion pour la récupération, la réparation et la restauration. Il est à l’origine de tout ce qui est durable, renouvelable, le cycle de l’eau, des végétaux, le monde animal…
Fidèle à ses convictions, il a décidé d’ouvrir parmi nous une entreprise familiale de récupération, réparation et rénovation des vies intérieures brisées. Le Père, le Fils et leur Divin Acolyte passent leurs journées – et même les nuits – dans leur atelier; ils sont animés par une passion pour la restauration des âmes. Aucune n’est trop cabossée, trop déformée, trop abimée pour leurs doigts experts.
Au cours de mes réflexions peu pertinentes et limitées, je me suis souvent demandé pourquoi des Créateurs aussi expérimentés et dotés de possibilités illimitées s’échinaient à réparer, tant bien que mal, les petits débris d’humanité que nous sommes… le mystère reste entier.
Il semblerait tellement plus simple et rationnel de jeter les débris d’argiles que nous sommes à l’eau, d’en refaire une masse malléable et de repartir à zéro.
- Ce n’est pas la politique de la maison, répètent-ils en chœur lorsque nous leur en faisons la demande.
Le mystère est entier, mais il existe toutefois un début d’explication, il est lié à l’ingrédient le plus utilisé dans l’intimité de l’atelier, la marque de fabrique de leur activité. Vous l’avez probablement déjà deviné, je veux parler de l’extrait d’Amour d’En Haut. Les colles, les vernis, les enduits, les produits décapants, les sous-couches et les patines de finition, tout ce qui est utilisé pour restaurer contient – dans des dilutions différentes et adaptées – au moins quelques gouttes de cet élixir tout puissant.
Parmi les caractéristiques «magiques» de cet élixir, il faut souligner sa capacité à réparer sans dénaturer ce qui caractérise vraiment l’âme en cours de rénovation. Les habiles Artisans nettoient, recousent, détruisent les parasites, désinfectent, il leur arrive même de trancher franchement dans des excroissances malignes, mais jamais ils ne touchent à la nature profonde du cœur à réparer. Ils mettent un point d’honneur à respecter son unicité.
Ils ne font pas, non plus disparaitre les cicatrices et les marques du temps. A l’opposé des vulgaires charlatans qui promettent la Fontaine de Jouvence, pratiquent la chirurgie esthétique à la surface sans traiter les maux profonds de l’intérieur, ils n’ont que peu d’intérêt pour les apparences. D’ailleurs lorsque l’un des trois Artisans a choisi de s’alourdir lui-même d’argile pour venir vivre parmi nous, il n’avait rien pour attirer les regards. Lorsqu’il a quitté notre monde – tout au moins pour les regards humains – il n’a même pas utilisé son pouvoir pour effacer les cicatrices de ses mains et de ses pieds, le seul cadeau que nous ayons su lui faire.
J’allais oublier un détail, pourtant fort important, les travaux effectués dans cet atelier de réparation sont gratuits, enfin gratuits pour nous, la facture a déjà été payée, au prix fort. L’admission se fait à une seule et unique condition: le consentement. Sans notre accord, les Artisans réparateurs n’entreprennent aucuns travaux.
Alors, ne cédons pas au chant des sirènes de la consommation, n’échangeons pas nos cœurs brisés pour de fausses âmes en matières synthétiques, en silicone ou plastique; malgré leurs belles apparences elles sont incapables de sentir, ressentir, de communiquer, de donner et de recevoir de l’amour.
Ayons l’intelligence, lorsqu’elles sont endommagées, d’apporter nos âmes à l’échoppe de restauration, la vraie, celle qui affiche fièrement, inscrite sur sa façade; la magnifique devise: «Jusqu’à ce que l’amour nous répare».
Bonne rénovation,
Une âme en chantier,
Philip
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