Fille du roi de la mer
Chapitre 17: Le prêtre de Wotan forme de sinistres projets
La partie était gagnée, certes. Mais il faudrait encore longtemps avant que les guerriers de Knut et d'Olaf se décident pour Christ. Cependant le principal était fait: ils avaient accepté d'accueillir les missionnaires. La porte était donc ouverte à l'évangile.
Il n'y eut pas de sacrifices aux dieux ni de libations pour le retour d'Eric: après ce qui s'était passé entre Eric et le prêtre de Wotan, il ne pouvait en être question, Knut lui-même dut l'admettre. Ingrid voulut du moins célébrer le retour de son fils par un grand festin. Elle se mit aussitôt à l'œuvre avec ses servantes et travailla toute la journée aux préparatifs, tandis que Knut et les hommes du village organisaient une battue monstre afin de rapporter le gibier destiné au festin. La chasse fut fructueuse: les chasseurs revinrent chargés d'une dizaine de grosses pièces et d'une quantité de menu gibier.
Pendant qu'ils dépouillaient et dépeçaient daims et élans, et que les femmes plumaient canards sauvages, coqs de bruyère et perdrix, Eric, muré dans son chagrin, s'était retiré à l'écart. Thierry était parti avec les missionnaires, à la recherche d'un emplacement favorable à l'édification d'une école que les missionnaires désiraient construire en dehors du village. Eric avait refusé de les accompagner, comme il avait refusé de se joindre aux chasseurs
Quand il avait épousé Helga, il voyait encore en elle une amie d'enfance, une compagne de jeux, plutôt qu'une épouse. Le sentiment qui les unissait était une vive amitié, teintée de camaraderie. Mais la séparation, l'éloignement, les épreuves terribles qu'Eric avait traversées au cours de ces deux années, tout avait contribué à transformer lentement, mais sûrement, les sentiments de l'adolescent à l'égard d'Helga. Il ne voyait plus en elle la fille fière et sauvage qu'il avait épousée deux ans auparavant, mais une héroïne chrétienne, nimbée de l'auréole du martyre. Elle lui apparaissait ainsi transfigurée, idéalisée, et son désespoir était à la mesure de l'admiration qu'il éprouvait pour elle.
Tandis qu'Eric était plongé dans de douloureuses pensées, Harold s'approcha de lui timidement.
– Qu'est-ce que tu veux? demanda Eric d'un ton bourru.
– Je voudrais te parler d'Helga.
– Laisse-moi tranquille! fit Eric avec impatience. Il voulait rester seul avec sa douleur. Harold insista.
– C'est que je sais... certaines choses.
– Quelles choses?
– J'ai revu Helga plusieurs fois.
Eric bondit.
– Tu as revu Helga? après qu'elle a été chassée dans la forêt?
– Oui.
– Et tu ne pouvais pas le dire plus tôt? cria Eric avec un manque de logique absolu.
– Comment voulais-tu que je fasse? Je ne pouvais pas te dire cela devant tout le monde... j'attendais que tu sois seul.
– Parle!
– Il faut que je te dise d'abord comment les choses se sont passées.
Harold raconta comment Ingrid avait surpris Helga en train de narrer aux enfants un récit de l'évangile, comment elle était allée prévenir le prêtre de Wotan, et comment celui-ci avait maudit Helga et avait donné l'ordre aux gens du village de chasser la jeune chrétienne dans la forêt. Eric serrait les poings et ses yeux étincelaient.
– J'ai essayé de défendre Helga, tu sais, quand ils lui ont jeté des pierres, dit Harold. Mais ils se sont tous mis contre moi et ils m'ont roué de coups...
– Et Helga? était-elle blessée?
– Oui, elle était blessée... Elle s'est réfugiée dans le marais pour échapper à la foule. Ensuite elle a réussi à se traîner jusqu'à une petite cabane de branchages que nous avions construite dans la forêt l'été précédent, elle, Kari, Nils et moi. J'ai attendu qu'il fasse nuit pour partir à sa recherche. J'ai cherché pendant longtemps. Puis j'ai pensé à la cabane. Helga était là. Je lui ai apporté à manger et je l'ai soignée...
– Est-ce qu'elle était gravement blessée?
– Non, pas très gravement, mais elle avait perdu beaucoup de sang... Je suis revenu le lendemain et le jour suivant. Elle allait mieux et commençait à reprendre des forces. Mais le troisième jour, le prêtre de Wotan m'a suivi de loin... Je m'en suis aperçu, heureusement, et je ne suis pas allé à la cabane; je ne voulais pas qu'il découvre Helga. Après cela, le prêtre m'a surveillé tout le temps, il rôdait constamment autour de notre maison, jour et nuit. J'ai essayé plusieurs fois de le dépister, mais il est rusé comme un renard! C'est seulement quinze jours plus tard que j'ai réussi à lui faire perdre ma piste dans la forêt et que je suis retourné à la cabane en faisant un long détour. Mais Helga n'était plus là...
– Et tu ne l'as plus revue depuis... Jamais?
– Non, jamais. J'ai bien cherché, pourtant, tu sais!
– Alors, c'est qu'elle est morte! .fit Eric, les dents serrées.
Harold parut hésiter.
– Eric, tu as dit à Olaf que Ie Dieu des chrétiens était le vrai Dieu, le seul Dieu... Alors, si c'est vrai... Il est très puissant, n'est-ce pas?
– Il est tout-puissant, affirma Eric.
– Tu ne crois pas... qu'il a protégé Helga? Dans la nuit où il se débattait, Erie entrevit une lueur d'espoir.
– Oui, c'est vrai, c'est possible.
– Helga croyait en Lui, et quand je lui ai dit de se sauver avant que ma mère revienne avec le prêtre de Wotan, elle a répondu: – Mon Dieu est plus fort que les siens et Il me protégera. Alors j'ai pensé... puisque je ne pouvais pas demander à Wotan de protéger Helga, j'ai essayé de prier le Dieu des chrétiens... Je ne savais pas bien de quelle façon il fallait le prier, mais puisque tu dis qu'Il est bon, je pense qu'Il m'a entendu quand même...
Eric saisit la main de son frère et la serra avec force.
– Merci, Harod! dit-il avec élan. Merci pour tout ce que tu as fait.
– Tu la retrouveras! affirma Harold.
– Dieu t'entende!
De longs jours s'écoulèrent. Eric était comme un corps sans âme. Il se renfermait dans un mutisme farouche. Avec Harold et Thierry, il avait vainement battu la forêt en tous sens sans trouver trace de la présence d'Helga ou de son passage. Après des semaines de vaines recherches, il avait abandonné.
L'hiver était arrivé. Les missionnaires avaient construit un bâtiment provisoire, en troncs d'arbres non équarris, qui leur servait à la fois de maison, d'école et de chapelle, en attendant mieux.
Eric ruminait toujours de sombres desseins contre le temple de Wotan et les idoles qu'il contenait, et il ne pouvait s'empêcher, chaque fois qu'il rencontrait le prêtre païen, de lui annoncer ses intentions en termes non équivoques:
– J'abattrai tes idoles maudites! Je mettrai le feu à ce temple de démons! Le prêtre n'en dormait presque plus. Il était terrifié par les menaces d'Eric. La nuit, il s'éveillait en sursaut, croyant entendre les flammes crépiter. Il avait des cauchemars dans lesquels il voyait Eric, armé d'une hache, mettre en morceaux les images des dieux.
Note: Les Vikings n'avaient pas de statues, à proprement parler. Les imagea des dieux étaient sculptées dans le bois.
Il aurait donné cher pour se débarrasser du garçon. Mais sa cervelle, pourtant fertile, ne lui fournissait aucune idée.
Il avait réussi sans peine à soulever le village contre Helga, mais il n'osait pas s'attaquer à Eric, sentant qu'il aurait affaire à trop forte partie. Un de ses fidèles lui avait raconté ce qu'Eric avait dit dans la maison d'Olaf, en présence des guerriers réunis, et il ne lui avait pas caché que le discours du jeune homme avait éveillé de nombreuses sympathies.
Les missionnaires avaient ouvert leur école, et ils avaient de nombreux élèves. Ils s'étaient partagé la besogne: Frère Martin, le plus âgé, qui était déjà venu prêcher l'évangile au Danemark au temps de Rimbert, et qui connaissait la langue du pays, parcourait la région, annonçant la bonne nouvelle dans les campements des bûcherons et des chasseurs de fourrures, dans les hameaux de pêcheurs et dans les fermes isolées. Tandis que Frère André, le plus jeune, avait pris la direction de l'école. C'était un garçon fort instruit, fils d'un riche bourgeois flamand. Il parlait et écrivait quatre langues: le flamand, l'allemand, le français et le latin. Mais il n'avait qu'une connaissance très rudimentaire de la langue danoise. Dans presque tous les pays d'Europe, à cette époque, l'enseignement se faisait en latin. Les écoles missionnaires, au Danemark, suivaient cette règle.
Thierry, qui avait offert de seconder le jeune missionnaire dans sa tâche, se montra fort utile en servant d'interprète auprès des élèves. Les Danois avaient une écriture, l'écriture runique. Thierry imagina d'écrire le latin en caractères runiques: ce fut un triomphe! Les enfants, que rebutait l'étude des caractères latins, avancèrent à pas de géant en lecture et en écriture quand les textes se trouvèrent composés en caractères runiques.
Note: On a retrouvé dans les pays scandinaves des documents en latin, écrits en caractères runiques, et qui datent de cette époque.
Le prêtre de Wotan, quand il apprit la chose, en eut la jaunisse! Les runes, en effet, étaient des caractères sacrés auxquels on attribuait une vertu magique. Les utiliser pour écrire des textes de l'évangile paraissait auprêtre païen un véritable sacrilège!
Cependant, les fêtes du solstice d'hiver approchaient, et le prêtre de Wotan espérait bien avoir sa revanche! Les sacrifices qu'on offrait à cette occasion étaient accompagnés de nombreuses libations. Quand tous les fidèles seraient ivres, et au comble de l'excitation, il n'aurait aucune peine à les lancer contre la mission chrétienne; il leur ordonnerait d'incendier la chapelle-école et de massacrer les missionnaires. Rirait bien qui rirait le dernier!
Ce beau plan se trouva déjoué par l'initiative des missionnaires. Les fêtes du solstice d'hiver tombaient trois jours avant Noël. Frère Martin, qui avait l'expérience de la mission en pays scandinave, savait que ces fêtes païennes étaient l'occasion de beuveries monstres et d'orgies abominables. Pour éviter aux nouveaux convertis la tentation de se mêler aux festins des païens, Frère Martin décida d'avancer de quelques jours la célébration de la fête de Noël (dont la date, à cette époque, n'était pas encore tout à fait fixée).
On ferait donc la veillée de Noël le 22 décembre au lieu du 24. Les enfants de l'école missionnaire, en vêtements blancs, devaient chanter des cantiques, il y aurait une trentaine de baptêmes (une vingtaine d'adultes, hommes et femmes, et une dizaine de jeunes, élèves de l'école) et l'office de Noël serait suivi d'un réveillon auquel seraient conviés les élèves de l'école et leurs parents. ainsi que les nouveaux baptisés et leur famille.
La chapelle-école étant trop petite, Frère Martin décida de construire une salle de banquet – qui servirait ensuite comme salle d'école, le nombre des élèves s'accroissant de plus en plus. – Frère Martin et Frère André retroussèrent leurs manches, Eric, Harold, Thierry, Nils, Kari, et tous les élèves de l'école, allèrent dans la forêt, armés de haches et de scies. Une dizaine d'adultes, nouveaux convertis, se joignirent à cette équipe. Des hêtres furent abattus, ébranchés, charriés à travers la neige, et la salle s'édifia au milieu d'un enthousiasme et d'une allégresse indescriptibles.
Knut, estimant qu'il devait tout de même quelque chose au Dieu des chrétiens qui lui avait rendu son fils, offrit un bœuf pour le festin (puisque ce Dieu étrange n'acceptait pas de sacrifices). Eric, Thierry, Harold et ses frères, et tous les grands élèves, prirent leurs armes et partirent à la chasse; ils rapportèrent du gibier en quantité. Les femmes qui s'étaient converties vinrent faire la cuisine et pétrir des gâteaux, Astrid et Thora en tête. Olaf, devant la résolution de ses deux épouses, avait abandonné la lutte, de guerre lasse: il leur laissa faire ce qu'elles voulaient. Ingrid, elle, était furieuse. Mais elle avait dû plier devant la volonté de son mari, qui avait décidé d'envoyer ses fils è l'école missionnaire.
Ce fut une fête magnifique. Le prêtre de Wotan, la rage au cœur, avait renoncé à ses projets sanguinaires dès qu'il s'était rendu compte que la moitié du village serait à la mission ce soir-là.