Fille du roi de la mer
Chapitre 16: ERlC CONTE SES AVENTURES
"Je jure que j'abattrai son temple et que je détruirai ses idoles maudites!" avait dit Eric.
Cependant, il se résigna a ne pas mettre ses menaces à exécution sur-le-champ.
– Allons voir les parente d'Helga, dit-il à Thierry.
Knut tenta de retenir son fils.
– J'aurais voulu fêter ton retour dans la joie... dit-il.
– Il n'y aura pas de joie pour moi tant que je n'aurai pas retrouvé Helga, fit Eric d'un air sombre. Laisse-moi aller chez les parents de ma femme.
– Je t'accompagne, dit Knut. Eric se serait fort bien passé de la prudence de son père. Mais il ne pouvait pas le blesser par un refus. Il se mit en marche, suivi par Thierry, Knut, Harold, Nils, Kari et par les guerriers de Knut. Tout cela formait une escorte imposante. Knut crut bon de prévenir son fils des changements survenus en l'absence de celui-ci:
– Olaf a pris une seconde femme, il a épousé ma sœur Thora qui lui a donne un fils: Svend.
La polygamie était admise chez les Danois. Mais seuls les chefs, assez riches pour entretenir plusieurs femmes et de nombreux enfants, la pratiquaient. Knut, cependant, n'avait qu'une seule épouse. Quant à Olaf, il ne s'était décidé à introduire une seconde femme à son foyer qu'après la disparition de sa fille unique.
– Je te conseille de laisser ton ami franc à quelque distance, dit Knut, quand la demeure d'Olaf apparut entre les sapins. Olaf serait capable de fracasser le crâne de Thierry d'un coup de hache dès qu'il apercevrait ton ami, sans attendre tes explications.
Eric comprit que ce conseil était sage. Thierry s'arrêta sous le grand sapin, tandis qu'Eric, Knut et leur escorte s'approchaient de la maison. Ils trouvèrent Olaf et Astrid assis au coin du feu, car l'automne s'avançait et les journées étaient froides. Tous deux avaient beaucoup vieilli depuis leur malheur. Les cheveux blonds d'Astrid étaient striés de mèches grises et la haute taille d'Olaf s'était voûtée. Astrid filait d'un air morne. Elle avait le visage d'une femme qui a beaucoup pleuré. Dans un angle de la pièce, une adolescente aux tresses blondes allaitait un poupon de quelques mois: c'était Thora, la nouvelle épouse d'Olaf. Quand elle aperçut Eric, ses yeux bleus s'ouvrirent tout grands. Astrid jeta un cri et laissa tomber sa quenouille. Olaf s'était dressé et fixait le mari de sa fille d'un air égaré, comme s'il voyait un revenant.
Eh bien, oui! dit Knut d'un ton jovial. Le voilà, il est revenu! Les dieux. nous ont rendu notre fils!
Astrid poussa un gémissement et enfouit son visage dans ses mains. Olaf s'avança vers le garçon et le prit aux épaules.
– C'est bien toi! dit-il d'une voix. rauque. Vivant! Que les dieux soient bénis! J'avais bien cru avoir attiré le malheur sur toi en te donnant ma fille...
Eric regarde son beau-père en face.
– C'est le bonheur que tu as attiré sur moi le jour où ta fille est entrée à mon foyer! dit-il fermement. Helga m'a appris à connaître le vrai Dieu, et c'est ce Dieu qui m'a gardé et qui me ramène parmi vous. Je suis chrétien!
Un cri de stupeur échappa à Astrid et à Thora. Olaf recula comme si on l'eut frappé.
– Quoi? Tu as renié les dieux? Toi, le fils de Knut!
– Il n'y a qu'an seul Dieu! affirma Eric avec force. Le Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer. Thor et Wotan n'ont jamais existé!
Il y avait deux ans à peine qu'une fille de quinze ans avait, dans cette même salle, proclamé elle aussi sa foi, et presque dans les mêmes termes. Elle avait tenu tête à son père, résisté aux coups, et, finalement, le prêtre de Wotan avait dû donner l'ordre de chasser la maudite dans la forêt pour qu'elle y meure de faim... Quand Olaf, à son retour, avait appris ce dénouement tragique, sa douleur avait été telle qu'il avait failli en perdre la raison. Des remords s'ajoutaient à son désespoir, car il croyait fermement avoir attiré le malheur sur Eric en lui donnant peur femme une chrétienne…
Olaf passa la main sur son front.
– J'ai donc vécu jusqu'à ce jour pour entendre bafouer les dieux sous mon propre toit, gémit-il. Ma propre fille d'abord, puis mon gendre que j'aimais comme un fils... Ah! maudit soit l'esclave chrétien qui a apporté la honte et le malheur dans ma maison! Que ne lui ai-je fendu le crâne lorsqu'il est tombé sous mes coups, lors de l'assaut de ce château!
– Thierry de Hauterive n'a pas apporté la honte et le malheur sous ton. toit, 0laf! protesta Eric. Si Helga est morte, le prêtre de Wotan est le seul coupable. Et il aurait déjà expié son crime si Thierry ne m'avait empêché de le tuer!
– Que dis-tu! rugit Olaf. Ce misérable serait ici? Où est-il ? où est-il, que je. le tue?
Eric commençait à s'apercevoir que les appréhensions de son père étaient pleinement justifiées. Il tenta d'apaiser Olaf.
– Veux-tu m'écouter, Olaf? dit-il en s'efforçant de garder son calme. Laisse-moi d'abord te raconter ce qui s'est passé au pays des Francs où j'étais captif. Ensuite, tu jugeras.
Olaf inclina la tête en signe d'assentiment. La demande d'Eric était conforme aux coutumes des Vikings. Il envoya même chercher les guerriers du village et leur fit dire que le fils de Knut était de retour et qu'il avait un message à leur donner. Tous arrivèrent promptement et un cercle attentif se forma autour d'Erie. Tous les regards se fixèrent sur le jeune homme qui ne put se défendre contre une certaine émotion. Eric réalisait qu'il jouait non seulement sa vie – la mort ne lui faisait pas peur – mais aussi celle des missionnaires, et que le triomphe ou la défaite de la cause de l'évangile dépendait de ce qu'il allait dire. Saurait-il convaincre ces farouches guerriers?
Il ne savait pas très bien prier : la prière chrétienne ressemblait si peu aux invocations qu'on adressait à Wotan! Pourtant il pria silencieusement, dans son cœur, et très vite, pour demander à Dieu de lui donner la force. Il ignorait qu'au même moment Thierry, au pied du grand sapin, était lui aussi en prière.
Eric parla. Il raconta comment il avait été blessé et pris par les Francs, il parla de sa captivité chez le baron, il dit comment il avait été enchaîné, battu, affamé... Tandis qu'Eric parlait, les yeux des farouches guerriers étincelaient de rage. Eric dit qu'il avait eu la tentation de se laisser mourir de faim pour échapper à l'esclavage... Ce qui l'avait retenu, c'était la certitude qu'une telle mort le condamnerait à errer éternellement au royaume des ténèbres, sans jamais pouvoir atteindre le Walhalla, le paradis des braves...
– Je ne pouvais même pas prier les dieux, continua Eric, car je savais que les dieux ne se soucient ni des vaincus, ni des esclaves... Alors je me suis dit que le Dieu des chrétiens avait été plus fort que nos dieux... Mais je haïssais ce Dieu que je ne connaissais pas.
Erie s'arrêta et reprit haleine. L'auditoire était suspendu à ses lèvres. Harold, Nils et Kari, assis au premier rang, écoutaient leur frère avec des yeux brillants. Le regard de la jolie Thora était voilé de larmes.
Eric raconta comment Thierry l'avait libéré, lui avait ôté ses fers, lui avait donné sa propre épée... Les guerriers danois grognèrent de plaisir.
Eric continua:
– Thierry aurait pu me traiter comme un esclave affranchi, comme un serviteur... tout au moins, comme en inférieur. C'est ce que j'aurais fait à sa place. Il m'a traité comme son égal, comme un hôte honoré, comme un ami. Et quand je lui ai demandé pourquoi il ne cherchait pas à se venger des coups qu'il avait reçus et des mauvais traitements qu'il avait subis lorsqu'il était esclave au pays des Vikings, il m'a répondu que Jésus-Christ, son Seigneur, a dit d'aimer nos ennemis et de rendre le bien pour le mal.
Il y eut des exclamations parmi l'auditoire et une vive discussion s'engagea. Eric leva la main pour réclamer le silence.
– Laissez-moi finir mon récit. Le château de Hauterive, où j'ai été reçu, appartenait à l'oncle de Thierry, le comte de Hauterive. Le comte avait été tué par mon père lors de la prise du château; mais cela, Thierry l'ignorait, la femme et les enfants du comte également.
- Et que serait-il arrivé s'ils l'avaient appris? cria un guerrier à l'air sauvage. Crois-tu que tu serais là, vivant, parmi nous pour nous conter tes aventures? Crois-tu qu'ils auraient obéi à la loi de leur dieu?
Eric sourit.
– La comtesse et son fils l'ont appris, Thierry également. Ils l'ont appris de ma propre bouche!
De nouvelles exclamations s'élevèrent. Knut regardait son fils avec orgueil, les guerriers avec admiration et respect. Quoi! Le fils de Knut avait osé défier en face ces Francs en se vantant d'être le fils de celui qui avait tué le comte! Cette audace était dans la pure tradition des héros vikings! Les guerriers manifestèrent bruyamment leur approbation. Eric reprit son récit. Quand il eut achevé, il y eut un grand silence. Astrid et Thora étaient très émues, et les guerriers eux-mêmes étaient impressionnés.
Ce fut Knut qui rompit le silence.
– La comtesse a épargné ta vie. Mais tu avais sauvé se fille. C'était vie pour vie.
Eric acquiesça.
– C'est vrai. Mais elle aurait pu se contenter d'épargner ma vie, et me traiter avec dureté et mépris, comme un esclave, comme un captif misérable. Elle m'a reçu à sa table, elle m'a dit: – Ma demeure est la tienne, mon foyer est le tien. Je pardonne à ton père au nom du Christ.
Des murmures s'élevèrent. Certains guerriers n'approuvaient pas qu'une femme pardonnât la mort de son mari et invitât à sa table le fils du meurtrier. Mais tous, cependant, étaient impressionnés par la grandeur d'âme dont la comtesse et son fils avaient fait preuve.
– J'ai encore une chose à ajouter, dit Eric. Avant que je quitte le Danemark, Helga m'avait demandé de faire un pacte avec elle: j'avais accepté. Nous avions décidé de prier tous les jours, elle, le Dieu des chrétiens pour qu'Il m'attire à Lui, moi, Thor et Wotan pour qu'ils la ramènent à la foi des ancêtres. Et nous avions décidé que le dieu que exaucerait nos prières serait le vrai Dieu.
– Excellente idée! approuva Knut bruyamment. Eric eut un large sourire.
– Eh bien! la preuve est faite! dit-il triomphalement. Helga n'a pas renié sa foi, et moi je sais devenu chrétien. Donc, le Dieu des chrétiens est le vrai Dieu!
Knut demeura bouche bée. Il n'avait pas prévu cette conclusion!
Eric continua: – Jésus-Christ, le fils du vrai Dieu, est venu sur la terre. Il est mort sur la croix pour sauver tous les hommes, les Danois aussi bien que les Francs. Il a envoyé vers vous deux de ses serviteurs qui viennent pour vous apprendre à connaître le vrai Dieu et pour vous enseigner la religion chrétienne. Je vous demande de recevoir ces hommes avec respect et bienveillance. Et je vous demande de recevoir comme mon frère Thierry de Hauterive, qui m'a accompagné.
L'assemblée approuva. La partie était gagnée.