Terres glacées
Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson
CHAPITRE 4: EN CANOT D'ECORCE
L'embarcation
Le dégel nous immobilise à Norway House. L'été approche: nous préparons un nouveau voyage. Aucune piste ne traverse, l'été, ce pays immense, coupé de forêts vierges, de lacs et de marais. Les fleuves sont les seules routes. Lacs et rivières constituent un précieux réseau de voies fluviales s'étendant sur des milliers de kilomètres: nous voyagerons en canot.
Le Nelson coule majestueux sous nos yeu; qu'attendons-nous pour partir?
– C'est encore trop tôt, missionnaire; le Saskatchewan charrie des glaçons, et le Lac Winnipeg est obstrué de banquises. Nous allons te préparer un bon canot.
Mes compagnons se mettent à l'œuvre. Ils se procurent des écorces de bouleau, souples et résistantes. Le constructeur habile s'efforce d'avoir des écorces de grande surface; il fait au long du bouleau une grande incision verticale, puis tout autour du tronc deux incisions horizontales à chaque extrémité de la première coupure. A l'aide d'un long couteau, il détache alors prudemment l'écorce, d'un seul morceau. Pour assembler les feuilles d'écorce, il les coud au moyen de fines racines de pin ou de sapinette; ces racines, mouillées et longuement frottées, deviennent aussi flexibles que des lanières de cuir.
Cette «toile» d'écorces est tendue sur une carcasse rigide, et fixée encore à l'aide de racines. De fines lames de cèdre ou, à défaut, de sapinette, courbées en demi-cercle, forment une armature à la fois assez élastique pour supporter les chocs et assez ferme pour assurer au bateau sa forme régulière et sa solidité. Les joints sont enduits de poix de sapin, de même que toutes les parties faibles ou exposées.
– Viens regarder, missionnaire! nous allons mettre le canot à l'épreuve.
L'embarcation est suspendue entre deux arbres et remplie d'eau. Toute fuite est immédiatement repérée, et toute fissure réparée avec de la poix.
Ce canot d'écorce ne m'inspire guère confiance, il est si léger et si fragile! Mais on m'assure que je ne tarderai pas à en voir les nombreux avantages.
L'avouerai-je? je suis quelque peu déçu aussi par l'apparence de celui qui conduira mon voyage d'été, Kahwonaby, le pilote. Il est solidement musclé, certes, mais il n'a pas la fierté d'allure de Mustagan, ni son air résolu. Par contre, je reconnais qu'il a dirigé la construction du canot avec autant de conscience que d'habileté; et j'ai été surpris de la douceur avec laquelle il donnait à ses ouvriers des ordres, qu'ils exécutaient immédiatement. Ce silencieux jouit peut-être de plus d'autorité que ne le laisse penser sa modestie.
A mi-juin, nous partons dans notre canot d'écorce. Nous remontons le Nelson, suivons la rive du Lac Winnipeg et nous engageons dans le Saskatchewan. Ce voyage est naturellement beaucoup plus agréable que notre expédition d'hiver. Les campements sont confortables et le ravitaillement facile.
Je prends confiance en notre canot et me laisse bercer par les vagues. Mais qu'est-ce que ce choc? Nous avons traversé un banc de glaçons en dérive; en évitant les plus gros, nous en avons heurté un petit mais tranchant. Il a entamé notre coque et l'eau pénètre à flots. En toute hâte les rameurs gagnent la rive, tandis que je puise et déverse un peu de l'eau glacée envahissante. Les rameurs allument le feu pour fondre de la résine, pendant que j'examine avec Kahwonaby la blessure de notre canot. Le pilote raccommode les écorces comme une déchirure d'habit, il les recoud avec des racines fines et souples de sapinette. Une bonne couche de poix rend le tout solide et étanche. Le temps d'un petit repas, et le canot est de nouveau prêt à l'emploi.
Le soir nous campons sur la rive, près d'un bosquet. Un grand feu flambe et chauffe les bouilloires; la tente est dressée pour la nuit. Près du brasier, nous célébrons le culte du soir, auquel se joignent les Indiens voisins, s'il s'en trouve. Récits bibliques et chants réjouissent chacun.
Au dégel, l'eau des fleuves est trouble, ce qui nous attire quelques désagréments. Un jour nous nous échouons sur un bloc immergé; les rameurs sautent dans l'eau glacée et, nageant à l'entour, poussent le canot délesté de leur poids.
Par vent favorable, nous ajustons une grande voile carrée, auxiliaire apprécié des bateliers. Alors la navigation est pleine de charme au long des rivières pittoresques.
2 juillet – Depuis trois jours la pluie nous tient trop fidèle compagnie. Le mauvais temps est une épreuve pénible à supporter dans nos canots, qui n'offrent aucun abri, ni pont, ni tente, ni cabine. Chaque averse tombe comme un déluge: habits, bagages, provisions et voyageurs sont bientôt trempés et transpercés. Le pis est de rester toujours immobile, sous la pluie comme sous le soleil brûlant, rôti un jour, inondé le lendemain. Mais nul ne songe à s'arrêter à cause des intempéries; et le soir on couche sur la terre, sèche ou mouillée.
3 juillet – Les rives du fleuve sont envahies par les marais, nous ne trouvons aucun endroit où bivouaquer. Le canot reste notre unique et précaire refuge; nous y mangerons et dormirons sans feu.
Le portage
Nous approchons des cataractes du Saskatchewan, qui vont apporter une diversion intéressante dans notre navigation. Les sourds grondements du fleuve annoncent les chutes puissantes; bientôt nous parvenons dans l'eau écumeuse de leur base; nous nous approchons même imprudemment de leurs remous.
Nous gagnons la rive à un «quai de débarquement», d'où part le sentier du «portage». Nous vidons rapidement le canot, que porteront deux Indiens. Les autres rameurs se répartissent les ballots de la cargaison; ils les chargent sur leur dos en les retenant par des courroies passées sur leur front.
Le chemin de ce portage est mauvais. Il est fort long, à cause d'une suite de rapides impraticables, et raboteux, coupé par des rochers et des arbres brisés. C'est un rude effort que de hisser ou de traîner les canots par-dessus tous les obstacles.
J'admire la démarche de l'Indien, quand il passe un portage. Il ne marche pas, il ne court pas non plus; son pas est une espèce de saut. La rapidité avec laquelle il franchit l'espace est stupéfiante; et son allure est plus rapide encore quand il retourne à vide chercher un second chargement. Quoique bon coureur, je suis vite distancé.
Le portage me repose agréablement de la monotonie du voyage; rester des heures et des jours assis immobile dans un canot, à moins d'être un Indien accoutumé à cela dès l'enfance, est plus fatigant qu'il n'y paraît.
Une promenade au long d'un sentier accidenté, dans des bois de bouleaux ou de sapins, devient un repos et une jouissance: l'air est doux et parfumé, les rochers pittoresques abondent, les mille détails de la forêt captivent les yeux et les enchantent.
L'obstacle franchi, on remet le canot à l'eau, on amarre à nouveau la cargaison, et la navigation reprend.
– Kahwonaby! n'allons-nous pas être entraînés vers les chutes? Le courant est effrayant ici; pourquoi nous embarquons-nous déjà?
– Maître, ce chemin de portage est très long, nous l'abrégeons autant que possible. Les rameurs luttent vaillamment et remontent le courant en serrant la rive de près.
9 juillet – Nous avons dressé notre tente sur la rive. Il y a peu d'arbres, mais, à perte de vue, d'immenses plaines herbeuses. C'est la Prairie, chère aux Indiens. Pendant la nuit, je suis réveillé par un curieux grondement. Serait-ce un orage? Non, c'est un roulement qui ébranle le sol. Kahwonaby s'écrie: «Sautons dans le canot !» Tout endormi, j'obéis sans comprendre pourquoi. Les rameurs s'éloignent de la rive en hâte, tandis que le roulement effrayant se rapproche. C'est comme une vague qui balaye la plaine en redescendant le cours du fleuve; des mugissements furieux l'accompagnent, et derrière elle s'élève un nuage de poussière qui s'étend sur toute la Prairie. Cette atmosphère de cataclysme me saisit à la gorge. Enfin, dans l'obscurité de la nuit, surgit une vague noire, hurlante, qui se précipite au long de la rive et broie tout sur son passage. La vague passe, une autre la suit, et se renouvelle encore. Puis le roulement s'éloigne et la plaine enveloppée de poussière retrouve sa paix.
Les bisons affolés ont passé par milliers. Entraînés par la panique, ils ont tout anéantit dans la plaine et piétiné notre campement avec une aveugle brutalité.
– Kahwonaby, pourquoi n'avons-nous pas détourné les bisons à coups de fusil?
– C'est impossible; rien ne peut arrêter ces troupeaux innombrables. Les premiers sont poussés irrésistiblement par les milliers d'animaux qui les suivent et les pressent.
Notre tente est en lambeaux. Nous tirons le canot sur la rive et le retournons, il nous servira d'abri.
17 juillet – Nous rencontrons à un portage un grand canot de la Compagnie de l'Hudson, admirablement construit. Long de douze mètres et large de deux en son milieu, il n'a pas un mètre de profondeur; il s'amincit et se termine en pointe aux deux extrémités. Ce canot transporte, avec trois passagers et six rameurs, un millier de kilos de bagages; et pourtant il est si léger que deux hommes le portent aisément.
Curieux contraste: nous croisons aussi un chasseur solitaire qui, tenant d'une main son bagage assure de l'autre son petit canot au-dessus de sa tête comme un casque.
Le rapide
Le temps est beau; la brise favorable; nous nous engageons sur un lac. Subitement la tempête fond sur nous; j'ai peine à m'accoutumer aux brusques changements de temps qui rendent périlleuse la navigation sur les lacs canadiens. Le vent se déchaîne avec une violence extrême sur ces étendues d'eau de plusieurs centaines de kilomètres; les vagues s'élèvent aussi puissantes que sur la mer. Le lac est bouleversé si soudainement que les bateliers se laissent surprendre.
Secoués par les vagues énormes, nous nous hâtons vers la rive, et abordons au plus près. Chacun court vers l'abri des sapins, où nous transportons canot et bagages. Nous dressons difficilement notre tente dans la tempête cinglante et hurlante.
L'orage s'abat dans les forêts et sur les rives du lac. Les éclairs nous aveuglent; le tonnerre siffle, perce et assourdit. Surpris et enveloppés par la tempête, nous restons anéantis par l'effrayante puissance de l'orage.
Notre tente est entourée des flammes de la foudre et ébranlée par les grondements du tonnerre. Des vagues énormes, blanches d'écume, se déchirent dans le vent, et se brisent sur la rive. La pluie tombe sur nous en véritables trombes; un vieux proverbe indien dit qu'il ne pleut jamais sans qu'il «déluge». Nous avons besoin de toutes nos forces pour empêcher l'ouragan d'emporter notre tente.
Puis l'orage passe, s'éloigne, et l'on est stupéfait de se retrouver dans une nature subitement apaisée. Le silence retrouvé émeut autant que le tumulte.
Une impression toute semblable attend le navigateur à la descente des rapides. Plusieurs passages torrentueux, évités à la montée par les chemins de portages, sont franchis en canot à la descente. La proximité d'un rapide surexcite les voyageurs, et même les terrifie. C'est intéressant, parfois hallucinant et rarement sans danger.
Lorsqu'ils approchent du point où le courant devient tumultueux, les bateliers font tous leurs efforts pour imprimer au canot une vitesse supérieure à celle de l'eau, de manière à pouvoir toujours bien le diriger. Le pilote et les rameurs se tiennent debout pour guider la frêle embarcation vers les zones les moins dangereuses. Le fleuve gronde et mugit, de tous côtés l'eau rejaillit en se brisant sur les récifs. Parfois le bateau s'élance avec la rapidité d'une flèche vers un roc, contre lequel l'eau rebondit en jets d'écume. Celui qui n'est pas habitué à cette manière de voyager croit à chaque instant que le canot va se briser et s'abîmer dans les tourbillons furieux. Mais, par un vigoureux coup de rame du pilote, le léger esquif échappe au péril, Il plonge dans les eaux affolées, frôle les récifs. Par moments, il flotte doucement dans un remous, comme s'il hésitait, cherchant la meilleure manière de sortir de cet abri momentané. Puis il s'élance de nouveau dans le dédale des vagues furieuses, échevelées, dans le vacarme assourdissant, jusqu'à ce qu'il parvienne enfin dans les eaux calmées du fleuve au bas des rapides. La navigation reprend alors étonnamment paisible.
Nous nous arrêtons le samedi soir dans une anse du fleuve abritée et pittoresque; nous passerons là un dimanche tranquille, bienvenu après le tumulte et les luttes de la semaine.