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Terres glacées

Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson

CHAPITRE 3: MUSTAGAN, LE GUIDE

Jamais esclaves!

A la fin de notre troisième semaine de voyage, nous apercevons dans le lointain quelques wigwams. Je me réjouis vivement de rencontrer enfin des Indiens sauvages, heureux dans leur isolement loin des Blancs. Mon impatience nous fait poursuivre notre course après la tombée de la nuit; je veux atteindre aujourd'hui encore le village de ces Peaux-Rouges.

En approchant, nous sommes surpris d'entendre des clameurs, puis une musique sauvage accompagnée de hurlements stridents. Mes compagnons m'expliquent que ces Indiens reviennent assurément d'une expédition guerrière et fêtent leur victoire. Nous nous approchons prudemment.

Tout le village est en fête, c'est une affreuse orgie. Les guerriers de la tribu ont surpris un campement des Pieds Noirs, les Indiens farouches de l'ouest, et ont égorgé en pleine nuit une centaine de leurs ennemis héréditaires. Ils rapportent en signe de triomphe les scalps arrachés à la tête des victimes.

Mustagan souffre de cette brutalité de sa race; il me presse de poursuivre jusqu'à la forêt prochaine; il ne veut pas camper près de ces wigwams décorés de scalps sanglants. Nous fuyons la fête hideuse.

Dans la nuit, nous avons peine à trouver un emplacement favorable pour le bivouac, et campons en un lieu découvert, où le vent souffle avec violence. Le feu est misérable, le froid épouvantable. Je grelotte sans pouvoir dormir, poursuivi par les visions de sauvagerie et d'orgie.

Au matin, nous attelons les chiens en tandem; c'est mauvais signe: nous aurons à traverser des forêts! Hier, dans les plaines comme sur les lacs ils étaient attachés en éventail, et couraient joyeusement, traçant chacun sa piste. Aujourd'hui nous aurons un dur labeur.

Mustagan fraie la piste sous bois et coupe les branches. Mais il ne peut suffire à la tâche; chacun aide de la hache ou piétine et tasse péniblement la neige profonde pour que les traîneaux puissent passer. Pour suivre à pied nos traîneaux, nous utilisons des «souliers à neige», raquettes longues de un mètre et demi et larges d'un pied. Chaussé de ces engins aussi malcommodes qu'utiles, le guide court devant les chiens avec une endurance stupéfiante. Mais ce qui m'étonne le plus est que le guide ne perde jamais sa direction, quels que soient les obstacles à contourner ou les zigzags de la piste.

3 janvier 1841 – En pleine tourmente nous arrivons au milieu d'un campement indien. Comment Mustagan l'a-t-il découvert? Mystère. Nous sommes bien accueillis et ces chasseurs écoutent mon message avec respect. Le soir, dans un des wigwams, s'engage une discussion; deux hommes ont volé un cheval et chacun prétend le garder. L'un d'eux met fin à la dispute en cassant la tête de son compagnon avec son tomahawk. N'était-ce pas le plus simple? Il regagne son wigwam en tirant le cheval et en arborant fièrement le scalp de son camarade.

Indigné, je veux intervenir. Le bandit le prend de haut: «Visage pâle! nous ne sommes pas des femmes peureuses; la joie de notre vie est de combattre sans pitié pour piller nos ennemis».

Le lendemain, près du feu, je parle de l'amour de Jésus: «Obéissez à Dieu, et vous pourrez vivre en paix». Les protestations s'élèvent: «Nous n'avons jamais été esclaves de personne; obéir est pour les lâches. Que ferions-nous de la paix? nous vivons pour la guerre!» Il est vrai que nul n'a jamais pu soumettre cette race fière; par les pires cruautés, on a anéanti des tribus entières sans faire fléchir un seul de ses membres.

9 janvier. – Près du feu, je me prépare pour la nuit.
– Mustagan, où donc est ma seconde botte de fourrure ?

Nous cherchons partout, vainement. Mais que ronge donc Koona? C'est le talon de ma botte, qu'il a quelque peine à avaler; tout le reste est déjà englouti. Affreux voleur, tu vas me faire geler! Mustagan cherche à lui arracher cette épave; à quoi bon? Qu'il profite de son larcin, qu'il s'en régale jusqu'à la dernière lanière, puisque ça lui cause un si grand plaisir... et que depuis longtemps nous avons renoncé à corriger ses habitudes de rapine.

Nos excellents chiens sont tous d'abominables voleurs; leur plus grande joie est de dérober tout objet qui nous est utile. Ils dévorent tout, même ce qui paraît incomestible: harnais, fouets, bonnets de fourrure, vieilles bottes les font hurler de satisfaction gourmande. Et ce que, rassasiés, ils ne peuvent plus manger, ils l'enfouissent avec ruse. Leurs frasques nous causent bien des désagréments, et parfois des rires joyeux.

10 janvier – Dans la plaine glisse un point noir. Les yeux perçants du guide distinguent un traîneau, dont la piste croisera la nôtre. Mustagan nous conduit de façon à atteindre l'Indien inconnu. C'est un chasseur qui regagne son wigwam. Nous le suivons.

Auprès du feu j'essaie d'entrer en conversation; mes efforts sont vains. Une seule chose l'intéresse, – il questionne mes compagnons sur les rencontres faites. Avons-nous vu des Pieds Noirs? des chevaux à voler? Il se passionne à raconter ses derniers exploits, cherchant à donner une couleur héroïque à de simples actes de brigandage.

Il nous invite pourtant à passer la nuit dans son wigwam. Le fond de la hutte est si dégoûtant, que je m'étends sur une planche, et, fatigué, m'endors à côté de notre hôte. Au matin, l'Indien s'étonne:
– Quel homme es-tu? Tu dors paisiblement et sans défiance quand je pourrais te tuer, te dépouiller et te jeter dans le bois!
Ma confiance naïve a touché ce bandit; maintenant nous pouvons causer.

12 janvier – Sous un wigwam, je raconte la mort de Jésus, qui s'est offert en sacrifice pour sauver des coupables. Les Indiens ne peuvent admettre qu'un innocent expose sa vie. Mustagan leur répond: «Rappelez-vous l'histoire que nous ont transmise nos pères. Au moment où, sur un signe du chef, le capitaine anglais allait être massacré, Pocahontas, la fille du chef, s'est jetée sur le corps de la victime. Elle a dit à son père: Tu peux me tuer si tu veux, mais tu ne dois pas toucher à l'homme blanc  N'a-t-elle pas ainsi sauvé l'officier en exposant sa vie » Immédiatement, touchés par la noblesse du sacrifice, les Indiens écoutent l'histoire de Jésus.

Les Windegoos.

Le thermomètre indique ce soir 52 degrés sous glace. Ce froid complique notre souper. Dans les bouilloires placées près du feu la neige a peine à fondre, et nous devons attendre longtemps notre thé. Pour nous réchauffer, nous faisons bouillir la viande la plus grasse que nous puissions trouver, un morceau d'ours ou la moitié d'un castor.

Enfin nous pouvons verser dans nos tasses du thé bouillant, très fort et très sucré. La difficulté est de le boire; en deux ou trois minutes le thé gèle dans la tasse. La viande de même regèle trois ou quatre fois pendant la durée d'un repas. Il faut la replonger dans la marmite d'eau bouillante laissée près du feu pour cet usage.

12 février – Mustagan, qu'est-ce que ces trous noirs dans ce talus dépouillé de neige?
– Maître, ce sont des fours à chiens. Les Indiens font cuire vivants quelques-uns des chiens qu'ils préfèrent, puis les dévorent dans un festin destiné à commémorer quelque ancêtre.
– Pauvres chiens! quelles souffrances!
– Ils hurlent effroyablement.

Le soir, le froid est aussi vif que la veille; nous campons à proximité d'une forêt de sapins. Maître, nos chiens souffriront du froid cette nuit, malgré l'épaisseur de leur poil. Je vais leur préparer des lits. Au fond d'une tranchée creusée dans la neige, Mustagan étend des branches touffues. Les chiens se couchent sur cette litière avec autant de hâte que de joie.

20 février– Nous apercevons un petit wigwam solitaire auprès d'un bouquet de trembles. Aucune fumée ne s'échappe à son sommet, aucune trace n'est visible dans la neige fraîche alentour. Qui peut, habiter là?

A la porte surgit un Indien au regard perçant et inquiétant; son visage respire autant la ruse que l'intelligence. Un frisson me parcourt le dos à cette apparition. Mustagan me dit à l'oreille: «C'est un sorcier».

L'Indien nous explique sa solitude: «Pendant des années j'ai accompagné un vieux sorcier pour connaître ses secrets touchant les hommes et la nature. Il m'a enseigné les vertus des plantes et des animaux; je sais administrer les médecines. Maintenant, j'attends que les esprits me parlent. Pendant vingt jours je ne me suis nourri, après le coucher du soleil, que de l'eau dans laquelle avaient cuit quelques os. Dès lors je jeûne jusqu'à ce que les esprits viennent et m'entraînent à travers les cieux pour m'instruire des mystères de la vie et de la mort». Il nous raconte quelques-unes de ses visions.

Ses paroles inspirent à mes conducteurs une terreur qui me surprend. En chemin j'interroge Mustagan:
– Maître, tu ne connais pas les médecines du sorcier. Il peut guérir des malades, mais plus souvent il empoisonne les bien portants. En mêlant à la nourriture un peu des poisons qu'il fabrique, il peut tuer en un instant, ou rendre fou, ou faire souffrir atrocement. C'est pourquoi les Indiens tremblent dans la crainte du sorcier.
– Pourquoi les supportez-vous?
– Ce sont leurs jugements qui maintiennent les lois et les coutumes de la tribu. Sans cette terreur, il n'y aurait plus d'ordre.

– Et les Windegoos, Mustagan?
– Maître, c'est vrai! Les Indiens redoutent les mauvais esprits, les Windegoos acharnés à faire leur malheur. Ce sont eux qui font fuir le gibier loin du chasseur et soulèvent les tempêtes; ce sont les Windegoos qui égarent les voyageurs et même les dévorent. Pour calmer la colère des mauvais esprits, l'Indien a recours au sorcier.

25 février – Au terme de la journée, nous nous trouvons dans une plaine sans fin, balayée par la tempête, où rien ne nous protège contre la violence des rafales. Le bivouac misérable sera atroce. Le guide transporte une petite réserve de bois sec permettant de cuire le souper mais non de réchauffer les hommes.

Les jours suivants, hors de la région des forêts, nous ne rencontrons plus que des trembles. Leur protection contre les vents pénétrants est nulle et ils ne fournissent qu'un très mauvais combustible pour la cuisine; leur bois charbonne presque sans donner de chaleur. Ce sont alors de lugubres bivouacs dans les plaines abandonnées aux vents.

Le manque de vrai repos m'est une dure épreuve; je me lasse, dans cette lutte harassante contre le froid et les vents impitoyables.

3 mars – Le froid est épouvantable; le thermomètre oscille autour de 60 degrés. Pendant la nuit, les chiens pleurent lamentablement. Mustagan se lève et leur met leurs souliers en guise de chaussons; cette attention suffit à calmer leurs gémissements. Brave guide! il n'est point agréable de se lever pendant la nuit. Lorsque l'Indien s'est enveloppé dans sa fameuse couverture faite de cent vingt peaux de lapins, il a chaud et transpire même en pleine tourmente. Sortir alors de ce nid pour rechercher les chiens dans la nuit et la neige est un véritable héroïsme.

8 mars – Mustagan, qu'est-ce que cette forêt? ces troncs coupés à deux ou trois mètres du sol? Là, ne dirait-on pas que cette souche a été taillée pour représenter un ours? et celle-ci un homme?
– Ce sont les idoles de cette tribu.
– Ce vieux tronc, fendillé et rongé des fourmis, ne porte-t-il pas un visage humain; et dans sa bouche creusée n'a-t-on pas mis l'épaule cuite d'un chien, et aussi du tabac? Ce sont là vos dieux?
– Maître, tu sais que je n'ai plus confiance en ces dieux. J'entends le Grand Esprit dans la forêt; je vois sa puissance dans le tonnerre et dans la tempête; je reconnais sa bonté dans le renne, le castor et l'ours qu'il nous donne en hiver. A chaque lunaison, il nous prépare notre nourriture. J'ai réfléchi à ces choses depuis des années, et je sais que le Grand Esprit est bon. Mais mon peuple ne le comprend pas. Nous ne croyons pas que le Grand Esprit soit dans ces troncs desséchés, mais nous ne savons pas comment il est, nous ne l'avons jamais vu et ne pouvons deviner à quoi il ressemble. A travers la plaine dénudée, les chiens trottent gaiement au soleil. Mustagan s'assied à côté de moi, et longuement nous parlons de Jésus et de l'amour du Père.

15 mars – En approchant d'un village, nous entendons les cris aigus des vieux conjureurs de sorts, accompagnés des roulements lugubres de leurs tambours. Mustagan dit en grommelant: «Les pauvres, c'est ainsi qu'ils s'imaginent faire fuir les Windegoos et éloigner le malheur!»

Dans le plus grand wigwam du village, près du feu, j'explique aux Indiens assemblés la parabole de l'enfant prodigue et l'amour de Dieu. Ils écoutent intéressés, mais restent craintifs: les sorciers sont là et surveillent toute parole, prêts à défendre la croyance des pères. Un Indien déclare: «Mon père n'a jamais entendu raconter ces histoires, pourquoi les écouterais-je? Comme mon père est mort je veux mourir». Mustagan alors se lève: «Notre vieille religion n'a-t-elle pas toujours été notre ennemie? elle n'a pu que nous faire souffrir; mon ancienne mauvaise vie a été comme une terrible maladie qui me faisait crier. Tant que vous la garderez, vous serez malheureux. Pour moi, je l'ai jetée hors de mon cœur, et maintenant je suis heureux, parce que je sais que le Grand Esprit nous aime».

Printemps

Depuis quelques jours la température s'est élevée; le printemps approche. Avril s'écoule, poursuivi de tempêtes; nous sommes impatients de revoir des fleurs et d'entendre à nouveau le murmure des ruisseaux.

Nous nous hâtons vers l'est, mais le voyage est pénible. Dans les pays où la neige abonde, les semaines qui annoncent le retour du printemps sont les plus lugubres de toute l'année. Les rafales amoncellent encore la neige, retardant désespérément la venue de l'été. Puis les premières averses transforment les pistes en fondrières; dans la neige alourdie la marche est très fatigante. Les chiens s'enlisent dans les ravins et ce n'est que par de rudes efforts qu'on parvient à dégager le traîneau.

Au début de mai, quelques jours plus chauds et un ardent soleil ont aminci la glace qui recouvre les lacs. Ce dégel commençant nous a mis en danger. Nous conduisions nos traîneaux sur un lac, à quelque distance de la rive, sans nous douter de la fragilité de notre piste.

Subitement j'ai eu l'impression que le champ de glace fléchissait sous le poids de mon attelage; un instant plus tard un patin du traîneau de Tenagibachak s'est enfoncé. Surpris et inquiet, j'ai voulu arrêter mes chiens; mais Mustagan avait compris le danger: «Missionnaire, ne t'arrête pas; continue régulièrement, sans secousses, en te dirigeant vers la rive». Les chiens d'ailleurs ont immédiatement senti le péril; d'eux-mêmes ils ont pris un trot glissant, régulier et circonspect, et par une fuite légère nous ont conduits en lieu sûr.

Les jours suivants de violentes tempêtes ont rompu la glace du lac, la coupant en banquises séparées par des canaux d'eau libre. Nous avons alors tracé notre piste à travers bois. Puis le gel est revenu, très vif; en peu d'heures la glace s'est reformée sur les canaux, reliant les banquises. Une bonne chute de neige a égalisé les étendues de glace jeune et vieille; et le lac nous a offert de nouveau un chemin agréable.

Mais Mustagan est inquiet, il craint que la jeune glace des canaux trop fragile ne se rompe au passage des traîneaux. La neige fraîche masque le danger. Le guide précède les attelages, cherchant à reconnaître les zones dangereuses; malgré sa longue expérience, sa marche n'est point assurée. Une première fois, la glace s'ouvre sous ses pas, l'eau bouillonne; mais le guide, extrêmement agile, a gagné déjà le rebord solide et nous indique le détour à faire. Puis ce sont deux chiens qui, courant côte à côte, percent la glace; ils s'en tirent aussi, aidés par notre traction sur les harnais.

Brusquement le traîneau de Tenagibachak s'enfonce et se renverse dans l'eau. Le conducteur y plonge en même temps qu'un chien; tous deux courent grand risque de se noyer. Nous les repêchons avec autant de hâte que le permettent les précautions nécessaires. Ensuite nous procédons au sauvetage très difficile du traîneau. Pendant que nous halons de loin le lourd véhicule qui croche aux rebords de glace, Tenagibachak et son chien sont surpris par le froid intense; à peine retirés de l'eau, ils se recouvrent d'une épaisse carapace de glace, et commencent à gémir lamentablement. Dès que nous le pouvons, nous fuyons vers la rive, entraînant nos pauvres gelés vers le grand feu qui les délivrera de leur cuirasse glacée.

Puis viennent des jours moins froids; le thermomètre se maintient près de zéro degré. Le printemps approche: triste temps! Il neige chaque jour; mais ce n'est plus la belle poudre des tempêtes de l'hiver; c'est une neige lourde, très humide, qui tombe silencieuse et monotone. Sous nos pas, elle s'amollit, fondante, gluante. Elle tombe en lourds paquets des branches des arbres, en faisant un bruit sourd, étouffé dans cette ouate. Nous nous insinuons sous les branches, d'où suinte une fine pluie; nous glissons dans le brouillard, inconscients de notre route. Nous sommes imprégnés de neige, nous pataugeons dans les fondrières, nous «gogeons» dans l'humidité. La marche est harassante, le voyage lassant.

Ce temps déprimant me rend sensible au découragement. J'ai cherché pendant ces dernières semaines à me cacher à moi-même ma désillusion; aujourd'hui je suis abattu.

Depuis cinq mois nous parcourons les plaines enneigées; nos traîneaux y ont tracé une piste de plus de 10'000 kilomètres, en un voyage extraordinaire, passionnant. Nous avons vu des Indiens sauvages; j'ai vécu sous leurs wigwams, je les ai suivis à la chasse, j'ai observé leur vie comme leur caractère... et je suis déçu! Aucun de ces Peaux-Rouges ne ressemble à l'Indien de mon enfance, à celui que je désire retrouver.

Les Algonquins que j'ai rencontrés sont magnifiques, mais leur noblesse est avilie par leur paganisme. Partout la méchanceté, la violence et le vice commandent. Ces hommes sont malheureux, traqués par une crainte perpétuelle. Pauvre peuple! fort et superbe en apparence, son bonheur est rongé par sa sauvagerie.

En passant, j'effleure une branche lourdement chargée de neige; tout l'arbre en est ébranlé et laisse tomber sur moi son épaisse couverture blanche. Je suis presque enlisé dans la neige humide. Sous cette brume, tout est terne, désespérément; il n'y a plus ni éclat, ni beauté. Contre la tempête on lutte vaillamment, les rafales fouettent l'énergie; mais cette neige fondante anémie le courage. Je suis las: trouverai-je jamais l'Indien de mon rêve?

En débouchant dans une clairière, nous rejoignons des traces fraîches, qui, à travers le brouillard, nous conduisent vers un tertre. C'est une tombe; elle a reçu des visiteurs aujourd'hui même, la neige a été foulée tout à l'entour; les restes d'un repas sont bien visibles. Sur ce tumulus sont disposées, dans un ordre régulier, des dents et des griffes d'ours gris.

Vers le soir transparaît quelque clarté. Les nuages se font plus ténus; une lumière diffuse se reflète sur les champs immaculés. La neige livide retrouve son éclat, le relief s'accuse. Nous respirons plus librement. Puis le vent déchire les brumes; la plaine se déroule devant nous, étincelante et sans limites; les reflets du soleil couchant animent et colorent les vastes ondulations des collines. Un espoir nouveau nous éclaire.

Dans le jour finissant, nous nous hâtons vers la forêt, lorsqu'un accroc stupide m'arrête; un patin de mon traîneau s'est brisé. Tenagibachak me prête secours. Mustagan prend. les devants avec le troisième traîneau, à la recherche d'un emplacement de bivouac; nous n'aurons pas de peine à suivre sa piste, puisque la chute de neige a cessé.

La nuit était tombée lorsque Mustagan et son compagnon arrivent au milieu d'un village. La neige profonde étouffe le bruit fait par leur attelage: nul ne les a entendus venir. Ils écoutent; d'un grand wigwam leur parvient l'écho de paroles animées. Ils s'approchent, et sont stupéfaits d'entendre un chant, non pas les monotones incantations du sorcier, le médecin païen, mais un chant chrétien. Puis une voix forte et claire dit une prière: «Seigneur, envoie-nous un missionnaire»; cette requête est répétée plusieurs fois avec une grande insistance: «Seigneur, envoie-nous un missionnaire, qui te fasse mieux connaître à nous par ta parole, toi et ton Fils Jésus-Christ!»

Tout saisi de joie, Mustagan soulève la tenture de cuir qui sert de porte, entre sans bruit, s'agenouille au milieu des Indiens et prie avec eux. Quand ils se relèvent, il leur annonce la venue du missionnaire. Tous alors l'entourent ravis, ils le reçoivent avec des cris de joie et des larmes de bonheur; ils imaginent qu'il vient tout droit du ciel en réponse à leur prière. Leur clan avait reçu l'Evangile autrefois, alors qu'ils habitaient encore loin dans l'est. Ayant fui, ils avaient perdus depuis longtemps tout contact avec l'Eglise chrétienne, mais ils étaient restés fidèles à leurs croyances religieuses et intègres dans leur conduite. Ils se souvenaient encore des dimanches et les respectaient.

Lorsque, une heure plus tard, j'arrivai au village, Mustagan me reçut par ces mots: "Maître, tu es attendu".

Après être restés quelques jours parmi ces Indiens avides de connaître Dieu, nous reprenons notre course vers Norway House. Je regrette de n'avoir pu laisser au moins un Evangile à ces nouveaux chrétiens, un guide pour leur foi naissante. En chemin, Mustagan me dit: «Maître, donne-nous la parole de Dieu dans notre langue, et apprends-nous à la lire».

 


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