Jeannot chez les bagnards - 10
La réponse de Manuche
Depuis le jour où le petit a basculé par la fenêtre, chaque fois que Manuche l'aperçoit, il se souvient de son propre geste qui a sauvé Jeannot. Et les paroles prononcées par Lydie viennent le replonger dans ses pensées.
– D'accord, j'ai retenu le petit au dernier moment. Mais c'était mon devoir. Même si je n'avais pas aimé cet enfant, j'aurais fait ça. D'ailleurs, il n'a pas crié au secours, le gamin. Seulement... Dieu, lui, attend notre appel pour nous sauver. C'est toute la différence. Peut-être bien qu'il attend ma réponse... non, je ne peux pas le croire. Et pourtant quelque chose me dit qu'elle a raison, cette femme. Mais non. je suis complètement fou: pas possible que Dieu s'occupe d'un gars comme moi. S'il avait voulu faire quelque chose pour le misérable Manuche, il aurait agi avant que j'arrive dans l'enfer du bagne! C'est vrai que je ne me suis jamais occupé de Dieu, moi...
Manuche réfléchit à cela le matin, le soir, la nuit, n'importe quand. Mais il n'a toujours pas donné sa réponse.
– Une lettre pour toi, Manuche! dit un jour le facteur du camp. – Tiens! Quelqu'un penserait encore à moi... bizarre! Eh bien, lisons! dit le bagnard en ouvrant l'enveloppe. |
Bientôt, Manuche se frotte les yeux, tourne la feuille pour voir la signature, se passe la main sur le front, recommence enfin toute la lettre en articulant chaque mot: "Ta mère est morte. Elle a été malade quelques jours. Elle réclamait toujours son fils auprès d'elle. Elle voulait te dire que, malgré ta mauvaise vie, elle t'aimait encore et te pardonnait. Depuis le jour où tu t'es fait pincer, elle a toujours eu les larmes aux yeux quand on prononçait ton nom. On la voyait souvent lire la Bible et rester de longs moments silencieuse. Elle priait..."
Ah,! Manuche l'a toujours dans sa poche. Les plis sont devenus des fentes. Maintenant, il faut en rapprocher les morceaux pour pouvoir la lire. Mais qu'importe, elle vient de là-bas et lui parle de sa mère! Quand il est seul, sûr que personne ne le voit, il la tire de sa poche. Et chaque fois, quand il arrive à la dernière ligne, Manuche soupire et répète à voix basse: "Elle est morte, et moi qui lui ai causé tant de peine..."
Révolté d'être au bagne, jamais Manuche n'a écrit une seule lettre à sa mère. Il avait trop honte de lui décrire la vie qu'il menait en Guyane, volant et se livrant au mal avec ses compagnons de captivité. Mais depuis que Manuche a entendu les affirmations des missionnaires au sujet du ciel, il lui reste encore un espoir: si seulement il pouvait la revoir là-haut! Il n'avoue cela à personne. On se moquerait de lui. Pensez-donc! Est-ce qu'un malfaiteur peut entrer au ciel?
Un jour, alors qu'il sert à boire dans un café, Manuche voit passer Lydie. N'y tenant plus, il sort précipitamment.
– Madame! Aidez-moi à me préparer pour retrouver ma mère!
– Accompagnez-moi, Manuche ! Nous parlerons de cela!
– Non, je... je ne suis pas digne de marcher à côté de vous!
Lydie sent le pauvre homme tellement angoissé. C'est tout de suite qu'elle doit lui parler. Debout sous un soleil ardent, elle le fait comme une mère chrétienne s'adressant à son fils.
– Manuche, lorsque Jésus-Christ a été crucifié, qui était à côté de lui?
– Un brigand, si je me souviens bien.
– Oui! Tout d'abord il s'était moqué de Jésus. Mais ensuite, ce malfaiteur a réfléchi: "Que de mauvais coups j'ai faits pendant ma vie! C'est à cause de mes crimes que je suis là. Je suis un grand coupable, moi. Mais, celui-ci n'a rien fait de mal!" Et tout à coup, il a entendu ces paroles extraordinaires: "Père, pardonne-leur!" Il a compris: en mourant ainsi, Jésus payait le prix du pardon, même pour un malfaiteur. Alors, pendant qu'il en avait encore la force, le brigand a prié. Oui, Manuche, il a prié: "Souviens-toi de moi..." Et Jésus lui a répondu: "Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis!" Manuche ! ce criminel méritait-il la moindre place au ciel?
– Oh non! Et moi non plus!
– Mais si vous comprenez que Jésus est mort à cause de vous, puni à votre place, et si vous lui demandez de laver votre coeur et votre conscience, vous serez pardonné tout de suite. Et vous pourrez entrer au ciel, Manuche, comme le malfaiteur de la Bible.
Sur place, à ce coin de rue, le bagnard prie avec Lydie, demandant de tout son coeur le pardon et la paix. Il passera le reste de la journée à lire avec avidité l'évangile reçu. Maintenant il comprend l'immense amour du Sauveur pour lui. De temps en temps, des larmes de joie coulent sur son visage.
Au dernier moment, le bagnard avait saisi le petit Jeannot pour lui sauver la vie. Au dernier moment aussi, Dieu vient de saisir Manuche, lui donnant la vie éternelle. Au dernier moment? Oui, car cette même nuit tout va se passer en un clin d'œil: un coup de couteau à la gorge par un homme assoiffé de sang, et Manuche aura terminé sa triste existence ici-bas. Mais le dernier jour, il a reçu le pardon de Dieu. Vous qui avez aussi accepté d'être sauvé par le Seigneur Jésus, vous le verrez un jour au ciel, ce bagnard qui n'est heureusement pas parti sans avoir donné sa réponse.
Texte: Samuel Grandjean