Jeannot chez les bagnards - 9
Dans le vide!
Deux ans d'existence, c'est déjà quelque chose. En tout cas, Jeannot semble avoir bien profité de ses repas. Regardez ce vigoureux petit bonhomme!
Savez-vous quel est le plus grand bonheur du bambin? Marcher à côté des bagnards en tenant leur grosse main rugueuse et chaude. Le plaisir est d'ailleurs partagé: personne ne peut imaginer la joie d'un prisonnier quand il sent qu'on a confiance en lui. Cette joie, Jeannot la procure volontiers à tous ceux qu'il rencontre. Aussi compte-t-il beaucoup d'amis parmi ces hommes au passé si sombre.
– Bientôt, c'est l'anniversaire du petit! ont-ils répété depuis quelques jours, se réjouissant comme des gamins.
Ce matin, plusieurs d'entre eux vont connaître leur plus grande joie depuis leur arrivée au bagne il y a des années.
A sept heures, ils sont déjà là, assis au pied d'un arbre, tout près de la maison. En grand conciliabule, ils guettent le moment où Lydie ouvrira le volet parce que Jeannot sera réveillé.
Leur attente est bien récompensée: bientôt, tout en bas dans l'encadrement de la fenêtre, apparaît au soleil la petite tête bouclée de leur grand ami. Alors, comme poussés par un mystérieux ressort, ils sont tous debout en même temps! Ce ressort, c'est celui de l'amour qui trouve encore une place dans ces coeurs parfois si durs.
Oubliant un moment leur misère, ces prisonniers se sont retrouvés là pour être les premiers à souhaiter un bon anniversaire au petit.
A présent, ils font irruption dans l'appartement, apportant à Jeannot un immense régime de bananes bien jaunes et parfumées.
Quelle fête! L'enfant, si mignon dans son petit pyjama bleu ciel, caresse l'un, embrasse l'autre. Il faut qu'il passe dans les bras de chacun.
Pourtant Jeannot ne sera guère choyé plus que de coutume en cette journée spéciale. Jean travaillera dans la forêt avec quelques forçats pour abattre de grands arbres dont le bois est précieux. Au foyer d'accueil, Lydie préparera un bol de soupe chaude pour tous les bagnards qui viendront. Elle les écoutera, elle les comprendra, elle essayera de les encourager. Et puis, le soir venu, les parents de Jeannot réuniront des libérés pour leur parler du Seigneur Jésus.
Mais si ce père et cette mère ne peuvent passer des heures à cajoler leur petit, ils prient matin et soir pour qu'il grandisse sous la protection de Dieu à chaque instant.
Dans la salle du réfectoire, deux bagnards balaient tandis que Jeannot trottine... Voilà une chaise, quelle aubaine! Grimpons et regardons par la fenêtre. Imprudent petit bambin! Tu sais bien que maman te le défend! Deux étages plus bas, au pied de la maison, un chien renifle des cactus qui étalent au soleil leurs larges feuilles grasses. Elles sont garnies d'épines longues et rigides comme des pointes d'acier. Que cherche-t-il, ce chien? La chaise n'est pas assez haute pour bien voir. Montons sur le rebord de la fenêtre...
Levant distraitement le nez, Manuche, l'un des deux bagnards, voit le petit bonhomme silencieux sur le point de basculer dans le vide. Ca y est, il tombe...
Mais l'homme se précipite. Vite il allonge le bras et, de justesse, attrape le talon de l'enfant. Il le serre de toutes ses forces et retire à lui un petit Jeannot tout blanc, pendu par un pied. Manuche est aussi très pâle. Il prend l'enfant dans ses bras et l'apporte à sa maman.
D'une voix tremblante, il raconte ce qui vient de se passer. Emue, Lydie explique comment elle prie chaque jour avec son mari pour la protection du petit.
– Alors c'est sûrement Dieu qui m'a fait lever les yeux au bon moment! dit Manuche avec conviction. Car il n'y avait eu aucun bruit pour attirer mon attention vers la fenêtre!
– Dieu vous a employé, Manuche, pour sauver la vie de notre cher enfant qui avait désobéi. Quand il a basculé, Jeannot ne pouvait plus rien faire pour éviter la chute. Mais votre main s'est tendue juste à temps. Cela me fait penser à vous, Manuche. Vous êtes en Guyane à cause d'une très grave désobéissance. Vous ne pouvez plus rien faire pour vous sortir de là. Personne ne réussit à se libérer tout seul du mal et de ses terribles conséquences. Mais Dieu est puissant. Il vous aime, Manuche. Il étend sa main vers vous pour vous sauver... peut-être au dernier moment de votre existence. Le voulez-vous. J'attends votre réponse, et Dieu aussi l'attend...
Pensif, Manuche s'éloigne.
Texte: Samuel Grandjean