Jeannot chez les bagnards - 3
Au pays du bagne
Comme une prison ne ressemble à aucune autre maison, Cayenne ne ressemble à aucun autre port du monde. Partout d'anciens bagnards errent çà et là, visages mornes, sans expression. Pour beaucoup d'entre eux, ce triste pays sera le tombeau après avoir été la prison!
Devraient-ils mourir sans rien savoir du ciel? N'était-il pas aussi coupable qu'eux celui qui, de la croix voisine, a entendu Jésus lui dire: "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis"? Seul l'Evangile peut encore leur apporter le goût de vivre. C'est pourquoi ces missionnaires viennent en Guyane.
– Regarde! Oh... que ça fait mal de les voir dans cet état! dit la jeune femme en apercevant des prisonniers qui se traînent lamentablement, affaiblis par les fièvres.
– Et là derrière! tu vois ces longs bâtiments? Les malheureux bagnards y sont enfermés de six heures du soir à six heures du matin, quarante par case! Ils débarquent ici, cent, deux cents, cinq cents à la fois. Pour qu'on les reconnaisse du premier coup s'ils tentent de s'échapper, tous ont la tête rasée et portent une sorte de pyjama à raies rouges!
– Que fait-on d'eux, quand ils arrivent?
– On les répartit dans les différents camps du bagne. Les plus grands criminels vivront enchaînés comme des bêtes dans une cage. Les autres travailleront comme bûcherons en pleine forêt vierge, abattant d'immenses arbres dont le bois est exploité. D'autres encore seront manœuvres au port ou employés à des travaux pénibles.
– Et chacun restera définitivement à cette place?
– Non! souvent, au bout de six mois déjà, certains bagnards succombent aux fièvres. On les transporte dans un camp de malades, mais le médecin n'y passe qu'une fois par mois... les misérables ont le temps de mourir avant qu'on ne vienne avec des médicaments!
– Pauvres hommes! Il faudra que nous allions les visiter, eux aussi! Ah quel beau jour ce doit être quand un bagnard, ayant résisté à la maladie, arrive enfin au bout de sa peine!
– On l'appelle "libéré", mais c'est alors que commence pour lui l'étape la plus pénible. En réalité, il est libre de mourir bien plus que de vivre! En quittant le camp, il se voit tout à coup sans gîte et sans pain! Il n'a qu'une ressource: trouver du travail. Ce n'est pas facile: les "patrons" exigent beaucoup et paient peu. Si le nouvel employé ne donne pas satisfaction, on aura vite fait de le mettre à la porte puisque dix autres viendront offrir leurs services à sa place! Certains anciens bagnards préfèrent se construire une petite masure et cultiver un coin de terre pour avoir des légumes à vendre. Mais quand ils réussissent péniblement à mettre de côté l'argent destiné au voyage de retour en France, ils risquent d'être victimes d'un mauvais coup et dépouillés de toutes leurs économies. Alors, découragés, ils se mettent aussi à voler ou, las de lutter, lancent un pavé dans une vitrine pour pouvoir être repris au bagne!
– Si seulement quelqu'un de la famille leur envoyait la somme nécessaire, juste au moment de la libération! Au moins ils pourraient quitter cette terre maudite!
– Pas si facilement! Il faut encore tenir compte de la terrible loi du "doublage". Après trois ans de bagne, par exemple, un libéré est tenu de passer sur place une nouvelle période aussi longue avant de pouvoir quitter la Guyane!
– Heureusement qu'un foyer d'accueil se construit pour les libérés! Il y a une grande salle. Nous y recevrons tous ceux qui viendront!
– Oui, quel bonheur de pouvoir leur offrir autre chose que la fumée et l'alcool des bars où tant de petites économies se volatilisent chaque soir!
– C'est là que nous habiterons. Et nous allons certainement vivre des heures inoubliables avec ceux que la société ne veut plus!
Le jeune couple s'installe. Le foyer peut s'ouvrir. Au début, les premiers libérés sont assez méfiants, mais ensuite ils viennent plus nombreux, puisqu'on ne les repousse pas. On leur offre même de prendre soin de leurs économies.
Texte: Samuel Grandjean