Jeannot chez les bagnards - 2
Deux étranges voyageurs
Parmi tous les paquebots amarrés dans le port de Bordeaux, le Lamartinière n'est pas le seul en partance pour les côtes lointaines de l'Amérique du Sud. Voici le Flandre, prêt à prendre le large, lui aussi.
A bord, on s'affaire. Déjà les passerelles ont été retirées. Les cordes se relâchent. On entend des ordres secs. La grosse cheminée crache un flot de fumée qui obscurcit presque le soleil. Trois fois la sirène hurle gravement. Lentement, très lentement, la coque du navire se sépare du quai, sans la moindre secousse. Sur le pont, des mouchoirs s'agitent. A terre d'autres répondent. On dirait des papillons blancs. Tiens! un groupe se rassemble sur le quai... ils entonnent un cantique. Que c'est insolite!
Peu à peu l'étendue d'eau grandit entre ceux qui partent et ceux qui restent. A mesure qu'on s'éloigne, les petits papillons blancs deviennent plus minuscules. Les dernières harmonies du cantique se perdent dans l'atmosphère du port. Des chrétiens ont adressé de cette façon un salut fraternel à deux de leurs amis...
Qui sont-ils donc, ces heureux passagers? Jean et Lydie Klopfenstein. Des explorateurs en route vers la mystérieuse Amazonie, ou des amateurs de fortune à la recherche des fameuses mines d'or du Brésil? Mais alors... pourquoi un cantique en leur honneur? Non, ils doivent partir pour autre chose... Jeunes mariés, c'est sur Cayenne, en Guyane, qu'ils mettent le cap pour y vivre la plus belle, la plus glorieuse des aventures: être missionnaires, au service de Dieu parmi les bagnards. Ils vont aimer ces misérables, ils leur apportent la bonne nouvelle du pardon de Dieu même pour les pires des pécheurs.
– Courage, Georges! De vrais amis te suivent sur l'Océan. Tu ne les connais pas, mais un jour, peut-être les rencontreras-tu là-bas...
Pendant trois semaines on ne voit que le bleu de l'eau et celui du ciel. Puis enfin, un matin, la terre apparaît à l'horizon comme une ligne violette qui s'allonge, s'épaissit, change de couleur, se garnit d'arbres... et de maisons. On touche bientôt aux rives de la Guyane française. Maintenant, on distingue nettement des palmiers, des cocotiers et plus loin des bananiers. De temps en temps on entend même les cris perçants des perroquets qui se disputent dans les feuillages touffus. Hélas, c'est sur cette terre que des milliers d'hommes condamnés pour leurs crimes, ou parfois pour peu de chose, ont déjà connu les horribles camps de travail et la vie déprimante d'un être sans liberté, sans famille, sans but. Presque tous y sont morts!
Vers midi, le bateau accoste à Cayenne. Le jeune couple s'apprête à descendre. Avant que ces deux personnes ne se mêlent à la foule colorée qui envahit le quai, vous devez savoir de qui il s'agit: ce sont les futurs parents de Jeannot.
Texte: Samuel Grandjean