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L'idole de l'homme romantique

"Regards sur l'Occident" (2/6)

Paul Ranc

A. Redécouvrir la Nature ?

L'homme moderne est à la croisée des chemins. Face à toutes les dérives du monde industriel et technique, le simple citoyen manifeste ses états d'âme par une peur à peine dissimulée. Cela se manifeste de diverses façons, entre autres par le découragement, la lassitude, et surtout par une inquiétude grandissante face à l'avenir. En revanche, les «jeunes loups», les «décideurs», les financiers sont beaucoup plus optimistes. Pour eux, le monde actuel, même si la crise économique perdure, va retrouver son essor dans les prochaines années. Mais quelle que soit la position des uns et des autres, le tronc commun qui les unit, c'est le bonheur de l'homme sur cette terre.

Le bonheur est, selon les romantiques, la quiétude et qualité de vie morale et surtout sentimentale qui tend vers un idéalisme, voire un perfectionnisme de l'âme humaine et, par conséquent, de la Nature. Il s'agit donc de la capacité de l'homme à vivre un bonheur parfait fait d'amour et de passion. Cette quête n'est que la poursuite d'un paradis idyllique, perdu à tout jamais, du moins sur cette terre. Car la Nature est, pour les romantiques, le but ultime à atteindre, synonyme de bonheur perpétuel, sinon éternel.

Cependant, le romantique est un mélancolique. Non pas un déprimé chronique, mais un être tourmenté en recherche perpétuelle de devenir et de plénitude, mais aussi de beauté et d'esthétique. C'est la raison pour laquelle les romantiques du XIXe siècle et les néo-romantiques d'aujourd'hui ont en commun le même objectif, celui de redécouvrir la Nature, c'est-à-dire le Paradis retrouvé, source inextinguible de félicité et de bonheur.

Car l'homme moderne a le sentiment profond de s'être égaré dans les méandres d'une société sans âme ni sensibilité. Les mythes et les idéologies se sont succédés sans jamais apporter de réponse satisfaisante. Pire, il semblerait qu'en ce troisième millénaire, l'espoir de voir une société plus heureuse et épanouie s'envole et que le pessimisme ambiant gagne du terrain.

Notre société moderne, celle de l'informatique, est en train de perdre son âme. L'homme n'est plus considéré comme une personne à part entière, mais comme un numéro anonyme ou, pire, comme un code-barres. Aller dans une banque retirer de l'argent et faire une minute de causette ne sera bientôt plus qu'un souvenir du passé; l'homme, en l'occurrence le guichetier, sera tôt ou tard remplacé par la machine. Et voici la question, bête au premier abord, mais affreusement réaliste: peut-on parler à la machine? Evidemment, non! Alors, dans ce cas-là, puisque les relations humaines sont de plus en plus restreintes, ne vaudrait-il pas mieux «parler» à la Nature?

La Nature n'est autre que la création divinisée. Selon les premiers philosophes grecs issus de l'école ionienne, l'eau serait à l'origine de toute chose. Pour Thalès de Milet, l'air, la terre et le feu procéderaient de l'eau, substance vivante, et elle serait donc une matière primordiale capable de se transformer sous l'influence d'un dieu, tandis que Héraclite d'Éphèse pensait que la matière principale était l'air. En revanche, Anaximandre croyait que la seule substance primordiale était la matière infinie et éternelle et que celle-ci était seule capable de produire des êtres nouveaux. Les lignes directrices de l'école ionienne ont profondément influencé notre civilisation occidentale. La notion de «matière» était très importante. En effet, les trois philosophes ioniens croyaient qu'une substance unique était à l'origine du monde. Cette philosophie de la matière semble être le très lointain point de départ d'une autre philosophie de la vie, le Romantisme.

B. Dépasser la Nature ?

Le Romantisme n'est autre qu'une philosophie qui met la «matière», ou plutôt l'Homme, au centre du monde et de l'Univers. Le panthéisme des romantiques n'est que la conséquence de la négation du Dieu créateur. Bien que non philosophique, le pan-théisme romantique met en évidence que l'homme recherche la vérité et un sens à son existence terrestre. Il s'agit en fait de répondre à cette lancinante question: «Quelle est la place de l'homme dans l'Univers?» La tension entre la Nature et l'Absolu est à son comble. Le romantique, tout comme l'homme d'aujourd'hui, est partagé dans son âme comme dans son intelligence. Cette fracture est que l'homme «sent» la Nature, mais ne se l'approprie jamais!
«Le panthéisme [romantique], écrit Peyre, fut rarement érigé en doctrine philosophique et n'avait pas à l'être. Implicitement, il niait une création ex nihilo par le fiat d'un dieu, puisque la nature active et la nature passive (naturans et naturata de Spinoza) étaient envisagées comme consubstantielles et toutes deux également éternelles. Il sentait l'univers comme un grand être en mouvement, aspirant toujours à plus de vie et à plus de conscience.
Chez les écrivains et artistes romantiques, ce panthéisme instinctif et sentimental exprimait l'impatience de toutes barrières, l'énergie du créateur qui veut vivre de la vie des choses, devenir elles et les laisser pénétrer en lui. L'imploration de Shelley au vent d'ouest est restée célèbre: «Sois moi, ô toi l'indomptable», et son désir éperdu de pouvoir se confondre avec le nuage ou le flot»
(H. Peyre, Q'est-ce que le Romantisme, pp. 183-184, Presses Universitaires de France, Paris 1979)

Le romantique, comme l'homme d'aujourd'hui, éprouve le besoin de se dépasser lui-même et, bien entendu, les autres aussi. Ce dépassement est propre au mouvement romantique : il consiste essentiellement à se dépasser par rapport aux «éléments de la nature» et, plus encore, à la Nature. C'est ce que Beethoven fit dans ses symphonies. Si ses premières oeuvres ressemblaient à de la musique classique, sa neuvième symphonie atteindra des sommets inimaginables et les problèmes d'interprétation sont réels, notamment pour les choristes et pour les solistes, en particulier. Ce perpétuel dépassement est conforme à l'esprit romantique. Perpétuellement insatisfait, le compositeur cherche un nouveau souffle dans la création comme dans la recherche de la beauté esthétique ou du bonheur quasi ininterrompu au travers de l'écriture musicale. Cette recherche de perfection n'est que le moteur de toute son oeuvre symphonique et son désir le plus grand est de promouvoir un espoir pour le monde entier.
À ce propos, Beethoven n'écrivait-il pas dans une lettre cette phrase qui démontre la démesure du Romantisme: «Je voudrais étreindre le monde»? Désir de spiritualité intense, certes, mais aussi désir de se surpasser par rapport à la Nature, et même à Dieu...

De son côté, Gustav Mahler, compositeur post-romantique longtemps méconnu et qui a écrit des symphonies gigantesques, dont la Troisième, la plus longue, dure près de cent minutes, avait une certaine idée de la Nature. Ne faisait-il pas remarquer à Bruno Walter qu'il lui était déconseillé d'admirer le magnifique paysage où il avait composé sa symphonie? Face à l'interrogation de son assistant, Mahler répliqua de façon surprenante: «C'est inutile, j'ai tout emprunté pour le mettre dans ma Troisième!» (M. Vignal, Mahler, p. 61, Solfège/Seuil, Paris, 1966)

Ce désir de puissance est toujours vrai de nos jours. L'homme moderne est constamment à la recherche de la performance. Il cherche à dominer la Nature, ou plutôt la Création de Dieu. Ce perpétuel dépassement représente pour l'homme un danger non négligeable. Il aurait tendance à se sentir invulnérable, à se croire meilleur que les autres, voire indispensable, et même égal ou supérieur à Dieu.
Hier comme aujourd'hui, l'orgueil des hommes est le même, et cela se manifeste aussi dans le monde des arts. Gustav Mahler disait à son amie, la violoniste Nathalie Bauer-Lechner à propos de la définition du mot «symphonie»: «Le terme «Symphonie» veut dire pour moi: construire un monde avec tous les moyens techniques existants.» (H.L. de la Grange, Gustav Mahler, p. 507, Tome II, Fayard, Paris, 1979.)

Le rêve de tous les romantiques, d'hier et d'aujourd'hui, est de créer un autre monde, un Monde Nouveau, un paradis terrestre où l'harmonie régnerait entre l'homme et la Nature. Le rêve de Mahler est aussi celui de milliers d'hommes et de femmes en quête de solidarité, de justice sociale et d'égalité.
Notre société va dans le même sens. Nos dirigeants politiques, de même que les scientifiques de tous bords, ambitionnent de recréer le monde, et même la Création! Le génie génétique, la manipulation de l'ADN, sont pour les hommes de science les plus grandes tentations humaines de notre siècle. Ces apprentis sorciers ont- ils vraiment la volonté de changer l'ordre créationnel et, de ce fait, refaire la création de Dieu ? On pourrait en douter.

Refaire la Création non pas scientifiquement, mais par la transformation du cœur et des sentiments, n'est-ce pas là le programme des néo-romantiques? Car, à ce niveau-là, il ne s'agit plus de science à l'état pur, mais de «science métaphysique» (Que Rudolf Steiner, le fondateur de l'Anthroposophie, appellera "science spirituelle") qui rejoint parfaitement, du moins dans l'esprit, la pensée des romantiques. Pour les «méta-scientifiques», comme pour les romantiques, la nature devient Nature. En d'autres termes, le but des hommes de tous les temps est de recréer un paradis terrestre ou, du moins, une terre où l'humanité pourra vivre enfin en paix et en osmose avec la Nature.

Ce rêve utopique n'est pas venu d'un coup de baguette magique, loin de là. C'est plutôt le fruit d'une longue évolution de la pensée philosophique à travers les âges. Cependant, la plupart des historiens situent l'avènement du courant romantique au XVIIIe siècle. Reprenant l'héritage de la philosophie grecque et de l'occultisme du Moyen Âge, les philosophes des Lumières ont ébauché un système de pensée basé sur l'Homme, et dont le Romantisme reprendra toute l'essence dans sa doctrine.

C. Les Lumières et la Nature

La philosophie des Lumières est à l'origine de tous les multiples mouvements de pensée contemporains que nous connaissons. Parmi tous ces courants: le Romantisme et, plus tard, l'Existentialisme, point ultime de la pensée des Lumières. Bien qu'il soit en désaccord avec la pensée rationaliste, le Romantisme y puise en grande partie son inspiration tout en y apportant une touche de sensibilité et d'humanité. Le Siècle des Lumières, celui des Montesquieu, Voltaire, Rousseau, mais aussi de Goethe, Novalis, Fichte, Byron, de Quincey, etc. et tant d'autres, se caractérise notamment par un puissant mouvement de révolte contre l'autorité et le rationalisme, mais aussi par le retour à la Nature et à la religion naturelle.

Le Retour à la Nature, selon les Lumières, n'est autre que la divinisation de l'homme. Il se place au centre de l'Univers et il se veut autonome, indépendant de toute forme de contrainte, religieuse en particulier. L'homme des Lumières aspire à la liberté et aux défoulements des sentiments. Un seul répondant à toutes ces soifs libertaires : la Nature ! Ou plutôt, la Nature divinisée, promue au rang de médiatrice. Le Dieu créateur, qui est aussi le Dieu de la Grâce et de la Loi, est évacué sans autre forme de procès. Désormais, le Dieu bon, (autrement dit le Déisme, c'est-à-dire la croyance en l'existence de Dieu, mais sans référence à une révélation) qui est incarné dans la Nature, et l'homme épris d'indépendance vont voguer ensemble vers une destinée faite de rêves et de tragédies.

Pour les Lumières, la Nature est assimilée à la Raison et, de ce fait, l'osmose entre ces deux éléments se traduirait par une vie heureuse empreinte de félicité et de bonheur quasi perpétuel. Pour les philosophes des Lumières, il doit y avoir un retour à la Nature, car celle-ci est bonne et elle n'est pas corrompue par les agissements des «civilisés». En d'autres termes, il faut redécouvrir le mode de vie des «sauvages» et autres «primitifs» afin d'y retrouver toutes les vertus qui animaient nos ancêtres, c'est-à-dire entre autres la liberté et le bonheur. Les délices de l'existence ou le ravissement de l'âme devant la grandeur majestueuse d'une montagne sont autant de motifs pour s'attacher à la Nature. Car la Nature serait bonne...

Non seulement la Nature est bonne, mais elle peut être vécue aux tréfonds de l'être, elle ne peut être découverte que par les sens psychiques de l'homme. La foi en un Dieu transcendant, tout comme l'intelligence, fait place à un nouveau dieu, le cœur de l'homme qui découvre la Nature. C'est l'idole de l'homme romantique. «Les nouveaux mots d'ordre, écrit le philosophe norvégien Jostein Gaarder, étaient: «sentiment», «imagination», «expérience» et «nostalgie». Certes le sentiment n'avait pas été complètement mis de côté par les philosophes du siècle des Lumières, rappelons-nous Rousseau, mais ce n'était que pour faire contre-poids à la raison. Ce qui n'était qu'accessoire devint dorénavant essentiel dans la culture allemande. (J. Gaarder, Le Monde de Sophie, p. 365)
Ce courant de pensée devait par la suite s'étendre à une partie de l'Europe occidentale, la France en particulier.

D. Jean-Jacques Rousseau et la Nature

Jean-Jacques Rousseau, l'un des premiers pré-romantiques, (Avec lui, nous pouvons citer Bernadin de Saint-Pierre (1737-1814), un des créateurs de l'exotisme, et même André Chénier (1762-1794), dont certains des poèmes préfigurent Chateaubriand et Lamartine) a mis au centre de ses préoccupations l'homme par rapport à la Nature. Pour lui, le bon-heur, c'est de retrouver en soi l'âme universelle, c'est-à-dire retrouver ses «origines», sources de vertus et de pureté. Cette recherche du bonheur a conduit Rousseau dans les méandres d'une spiritualité déiste et humaniste, celle d'un christianisme acceptable et qui met l'homme au centre.

Rousseau mena une vie errante durant une bonne partie de sa vie. Ses «voyages à pied» sont justement célèbres. La vie errante et solitaire de l'écrivain fut source d'inspiration et de réflexion. Ses ouvrages autobiographiques fourmillent d'allusions à la Nature. Pour lui, la Nature n'est que Nature, c'est-à-dire le paysage sans les humains ou, plus exactement, la «nature primitive». C'est une sorte de paradis terrestre. Ses sentiments vont vers les lacs, les montagnes, mais aussi les torrents impétueux et les pentes escarpées.
Toute la pensée sur la Nature de Jean-Jacques Rousseau est notamment mise en évidence dans les Confessions et les Rêveries d'un promeneur solitaire. Plus que des pensées, il s'agit d'un témoignage à la fois saisissant et déchirant. Rousseau, l'homme solitaire et incompris de la plupart de ses concitoyens exprime en des termes poignants sa vérité devant le mystère de l'existence.

Rousseau trouve sa source d'inspiration au cours des nombreux voyages qu'il fait. Il y trouve un bonheur quasi parfait. Le temps qui passe, le vécu et le présent sont fusionnés. Rousseau l'exprime en peu de mot: «Je suis, en racontant mes voyages, comme j'étais en les faisant; je ne saurais arriver». (J.J. Rousseau, Les Confessions, Livre quatrième, p. 227, Gallimard Folio, Paris, 1973)

Rousseau est un romantique en ce sens qu'il vit le passé au présent par l'écriture. C'est plus qu'un souvenir, fût-il bon, mais une reconstitution de l'événement. Le «je suis» trouve son équivalent au «j'étais». Pour l'auteur, la notion du temps face à la Nature est abolie, et c'est là précisément que se place le bonheur rousseauiste, un bonheur illusoire et futile. Le bonheur ne se situe plus dans le temps, mais hors du temps... sur la terre ! C'est la recherche du temps heureux, mais ce temps s'évanouit dans la durée. Sans cesse, Rousseau est ramené à la réalité, mais toujours il fuit dans ses perpétuelles rêveries. Car la Nature a ses limites, elle ne saurait être l'objet d'une adoration perpétuelle. Tout voyage terrestre a une fin. Penser ou revivre la Nature au passé n'est que le signe d'une absence de vraie spiritualité.

Les voyages de Rousseau font penser au voyage de notre vie. Le passé est fini, le présent nous échappe et le futur est incertain. Nombre de nos contemporains s'angoissent face au temps qui passe et se tournent très souvent vers le passé. Un passé révolu, mais toujours vivant fait de rêves et parfois d'illusions. Les exemples de gens à la redécouverte du passé sont innombrables. Le passé devient sans cesse un sujet d'actualité.

Prenons le cas du Moyen Âge. Depuis des années, cette période de l'Histoire exerce sur bon nombre d'hommes et de femmes un attrait irrésistible. Et certains, dans un enthousiasme désarmant, se sont mis à l'œuvre pour construire un château féodal avec des matériaux anciens, et ceci pour une durée de 25 ans! Fabuleux projet, mais à quoi bon? Ce n'est pas la construction du château qui nous étonne, mais les moyens utilisés et surtout la durée de la construction. Consacrer plus d'un tiers de sa vie pour un château! Ce romantisme-là s'exprime dans le temps, ou plutôt dans la qualité du temps vécu! Au-delà du rêve, ces nouveaux bâtisseurs se sont donné du «bon temps», et en construisant cet édifice, ils revivent le temps d'autrefois. Ils oublient le temps présent, le béton armé et le bruit infernal des machines, pour vivre une aventure humaine loin des tumultes et des scandales de notre société moderne. Pour ces constructeurs d'un autre âge, le rêve devient certes une réalité, mais ce n'est en définitive qu'une fuite dans le temps. Car, pour un seul château, combien d'autres constructions nouvelles qui vont défigurer des quartiers entiers? Le temps aura fait d'ici-là ses ravages...

L'exemple de Rousseau est explicite sur plus d'un point. Il montre bien que notre pèlerinage terrestre est une marche vers notre Créateur, et non pas vers une hypothétique Nature. Loin d'être une corvée, la marche chrétienne est une grâce qui nous permet d'adorer et de louer le «créateur des cieux et de la terre» dans la vérité. L'apôtre Jean écrivait: «Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants marchent dans la vérité.» (3 Jean 1.4). La Bible nous parle sans cesse de joie, synonyme de bonheur vrai. L'apôtre Paul l'affirme sans détours: «Au reste, frères, soyez dans la joie, perfectionnez-vous, consolez-vous, ayez un même sentiment, vivez en paix; et le Dieu d'amour et de paix sera avec vous» (II Cor 13.11). La vie chrétienne, en effet, est une vie de progression dans la connaissance de Dieu. Et le résultat sera l'amour, la joie et la paix... Que désirer de plus?

E. Un retour à la Nature ?

L'un des signes les plus caractéristiques du nouveau Romantisme est le retour aux vieilles traditions oubliées d'autrefois. Dans sa recherche des souvenirs, l'homme scrute le passé, son passé, afin de découvrir les richesses et les beautés d'une époque à jamais révolue. Cette rétrospective des années d'or du Romantisme est une tentative de se replonger dans le passé afin de revivre des moments inoubliables. Ce fut le cas de Rousseau. Et plus encore de Lamartine.

1. La consolation par la Nature ?

Alphonse de Lamartine (1790-1869) fut sans doute le premier, à exprimer son attachement à la Nature. Ses oeuvres poétiques atteignent un sommet de sensibilité et de grandeur. Pour lui, les mots traduisent un état spirituel dans lequel l'amour brisé et l'inquiétude religieuse alternent. Mais au lieu de chercher Dieu dans la Bible, Lamartine se tourne vers la Nature. Lamartine croit, en effet, que la Nature est source de quiétude et de bonheur.
Pour lui, seule la Nature est médiatrice entre l'Homme et le monde quasi divinisé. La Nature peut en effet le comprendre et le consoler. Cette confusion entre le créé et le Créateur est pour lui fatale. Et pourtant, «Lamartine, écrit Henri Peyre, multiplie les hymnes au Créateur en 1820 et 1830, mais avec une facilité qui éveille bien des soupçons sur la sincérité et l'intensité de sa foi» (H.M. Peyre, Ibid, p. 164)

Son poème Le Vallon illustre fort bien sa confiance envers la Nature, symbolisée ici par ce vallon situé dans les montagnes du Dauphiné, près du Grand-Lemps, chez son ami Virieu. Ce poème, «conçu un 8 août» en souvenir de Julie Charles, décrit la quiétude, mais aussi le mystère de la Nature représentée par un magnifique vallon au fond duquel coulent deux ruisseaux. Lamartine compare sa propre existence à ces ruisseaux. L'écoulement des filets d'eau l'émeut, son «âme est troublée», car la vie «coule» si vite. La strophe quatre exprime les sentiments à la fois profonds et contradictoires du poète:
«La source de mes jours comme eux s'est écoulée;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour;
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour.»

(Note: Julie Charles, femme d'un physicien anglais. Elle rencontra Lamartine en 1816 à Aix-les-Bains et elle eut une brève liaison avec lui. Ils promirent de se rencontrer l'année suivante. Mais, atteinte de tuberculose, elle ne put venir dans la cité thermale et Lamartine l'attendit en vain. Julie Charles devait mourir quelques mois plus tard. Par la suite, Lamartine écrira son fameux poème intitulé Le Lac tandis que Julie Charles deviendra dans son œuvre "Elvire", la femme idéalisée.)

Le vallon est considéré comme une personne, un interlocuteur. Lamartine s'adresse personnellement au «vallon de son enfance» et aux «beaux lieux». Ici, la Nature est plus que de la matière, elle est une création métaphysique dans laquelle la matière et l'esprit sont fusionnés. L'idée de fusion est très présente chez Lamartine. N'écrit-il pas:

«Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure 

Tracent en serpentant les contours du vallon;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.»
Ou encore:
«De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore :
Détache ton amour des faux biens que tu perds;
Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore,
Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts,»

Le dieu de la Nature se manifeste dans ces deux ruisseaux. Lamartine est en communion avec ce «dieu». Et pourtant, ces ruisseaux se perdent... Cruelle illusion! Le dieu des romantiques, la Nature, n'est qu'un dieu impersonnel qui fuit dans l'espace et le temps. Le bonheur de Lamartine n'est déjà plus... Quant à la référence à Pythagore, elle est, à bien des égards, fort explicite. En effet, Pythagore, de même que ses disciples, se sont intéressés à la musique. Pour eux, la musique est à l'origine de l'harmonie universelle qui régit le monde par des mouvements réguliers. Le monde en tant que système cosmogonique serait donc régi par l'harmonie musicale métaphysique.

L'homme moderne est constamment à la recherche de la consolation qui pourrait soulager ses douleurs et ses misères morales ou spirituelles. La vie est dure, parfois intolérable et il est juste et louable de chercher la consolation. Une parole, une présence sont sources de tranquillité du cœur et de l'âme. Les romantiques, de même que la plupart des hommes d'aujourd'hui, cherchent désespérément la paix du cœur et de l'âme dans un lieu idyllique. Lac, rivière, forêt, montagnes, etc. Trouver refuge en un endroit bucolique, lieu de paix et d'amour, voilà le but ultime auquel l'homme aspire. Mais cette contrée paradisiaque pourrait se transformer un jour en tragédie. Car la nature se venge, dit-on, et les faits-divers relatés par la presse nous le rappellent très souvent.

Au contraire le message de la Bible est celui de la consolation. L'apôtre Paul nous le rappelle constamment. Pour lui, la consolation ne peut venir que de Dieu. Elle est source de bénédiction, d'amour, de joie, de paix dans notre être tout entier. Cette consolation n'est pas liée aux sentiments, mais à notre union spirituelle à Dieu. «Que le Dieu de la persévérance et de la consolation vous donne d'avoir les mêmes sentiments les uns envers les autres selon Jésus-Christ...» (Rom 15.5); «Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation...» (Il Cor 1.3); «Si donc il y a quelque consolation en Christ, s'il y a quelque soulagement dans l'amour, s'il y a quelque communion d'esprit, s'il y a quelque compassion et quel-que miséricorde...» (Phi 2.1); «Que notre Seigneur Jésus-Christ lui-même, et Dieu notre Père, qui nous a aimés, et qui nous a donné par sa grâce une consolation éternelle et une bonne espérance...» (2 Thes 2.16); etc. Parce que les romantiques ont cherché la consolation dans la Nature, ils n'ont trouvé que la mélancolie, la tristesse et finalement la mort. Quel contraste avec l'enseignement de la Parole de Dieu!

2. La Nature médiatrice ?

Il est quasiment impossible d'expliciter, du moins dans le détail, le Romantisme, ce vaste courant de pensée qui a embrassé tant de domaines, et en particulier, l'histoire, la littérature, la musique et la peinture. À l'origine, le Romantisme de la fin du XVIIIe siècle était un courant sentimental, né de la chevalerie et du christianisme du Moyen Âge, en réaction au classicisme du XVIIe siècle. Ce Romantisme-là se nourrissait de l'héroïsme des chevaliers et de la beauté de la création symbolisée notamment par cette fleur mythique qu'est la rose. L'esprit chevaleresque allié au christianisme sentimental a donné naissance à une nouvelle religion, le Romantisme. Bien entendu, il ne s'agit pas d'un culte révélé, mais d'un nouvel état d'esprit, d'une vision destinée à changer l'homme, et le monde. Cette motivation de changement s'exprime dans le besoin d'absolu, la soif de liberté, la révolte contre la médiocrité et aussi le renouveau de l'esthétique et de la beauté. Le Romantisme est avant tout la révolte de l'homme face au machinisme froid et à l'injustice de plus en plus criante de notre société dite «démocratique et moderne».

Si la Machine communique des informations, par contre elle ne peut pas dialoguer. La Nature, au sens où les romantiques l'entendent, pourrait «dialoguer» avec l'homme et, par conséquent, lui transmettre un message. Si la Machine est logique et froide, la Nature serait sensible et vivante. En vertu de ce concept panthéiste, l'homme est irrésistiblement attiré vers la beauté et le charme sublime de la Nature et, de ce fait, va entretenir avec elle une relation intime et personnelle. Peu à peu, l'homme va voir dans la Nature le seul confident capable de l'aimer et de le comprendre. Seul au milieu de la forêt, ou au bord d'un lac, le romantique va ouvrir son âme et son cœur à la Nature. Son désespoir et sa détresse vont s'épancher et seul un écho, imperceptible aux oreilles humaines, va répondre à toutes ses peines. Une résonance venant de la montagne, du bois ou du lac va donner à l'homme une certitude quasi absolue que seule la Nature est capable de guérir les maux de son âme. C'est ainsi qu'insensiblement la Nature remplace le Dieu créateur... La boucle est bouclée: l'homme romantique a changé de dieu et désormais un autre médiateur se présente: la Nature.

Friedrich von Hardenberg dit Novalis (1772-1801) est le type du romantique mystique qui, en l'espace de cinq années (1796-1801), a écrit l'essentiel de son oeuvre. Une oeuvre tragique et fulgurante qui va laisser une marque indélébile dans le Romantisme à venir.
Le parcours de Novalis est classique. Né dans une famille piétiste, il découvre une spiritualité faite de lectures bibliques et de cultes quotidiens et fait ses premiers pas dans la contemplation. Après des études de droit à Iéna, puis à Leipzig, il travaille comme administrateur des Salines. Sa vie de fonctionnaire va basculer peu de temps après. En 1795, il se fiance avec Sophie von Kühn, alors âgée seulement de treize ans. Un merveilleux été se déroule... Mais des sombres nuages s'amoncellent. Sophie tombe gravement malade, et meurt à l'âge de quinze ans. Cette séparation douloureuse va plonger Novalis dans un océan de douleurs, mais aussi de réflexions.
Son Journal intime est un chef d'œuvre de mélancolie morbide qui met en évidence la douleur inconsolable de l'âme humaine face à la mort. Face à ce problème insoluble, Novalis part en quête d'un intermédiaire, d'une force de félicité qui est symbolisée par une «Fleur bleue» ou la «déesse voilée de Saïs». Mais, derrière ces symboles, se cache Sophie, la bien-aimée, qui, peu à peu, se mue en une sorte de déesse. Finalement, pour Novalis, il y a «Christ et Sophie», (Novalis, Journal Intime, p. 65, Mercure de France, Paris, 1997) c'est-à-dire que la place de Sophie (que Novalis appelle "notre chère morte, l'éternellement bonne!) a une telle importance dans la vie de Novalis qu'elle peut être considérée comme un mythe, et même comme une religion.

La courte vie de Novalis (il ne vécut que 29 ans) illustre le drame de l'homme romantique. Son idole est – et restera – la Nature, ici symbolisée par Sophie. Le schéma de sa courte existence est classique: le Dieu personnel de l'enfance de Novalis s'estompe et fait place à un autre dieu, le Héros romantique. C'est un être tourmenté, déchiré, meurtri qui vit une perpétuelle contradiction entre ses aspirations et son époque. De plus, le Héros romantique est toujours placé sur une ligne de démarcation, à savoir la vie et la mort, le désir de vivre et celui de se suicider ou de mourir jeune, etc. Il est évident que tout cela ne peut aboutir qu'à une impasse, voire à des dérapages. En effet, il y a chez l'homme romantique une tension perpétuelle entre deux états contradictoires: d'un côté la création, le spirituel, le Dieu personnel; de l'autre, la Nature (panthéisme), le mysticisme et le déisme. La grandeur du Créateur est réduite à la création, et même à la créature.

3. Une Nature froide et ingrate ?

Si Lamartine ou Novalis voguent au gré de sentiments quasi religieux envers la Nature, il n'en est pas de même pour Alfred de Vigny. Revers de la médaille ou tout simplement retour à la réalité, la pensée de Vigny étonne. Alors que, pour tous les romantiques, la Nature a une âme, il semblerait que Vigny prenne le contre-pied de ses collègues.
Le poème La Maison du Berger exprime en effet au plus haut degré la déception d'Alfred de Vigny face à la Nature. Pourtant, et Vigny partage ici l'opinion de tous les écrivains de son temps, la Nature, décrite ici comme une personne, est belle et magnifique. Cependant, la Nature est dépourvue d'âme, ou du moins de sensibilité.
Vigny n'y va pas par quatre chemins. Pour lui, la Nature est «froide» (vers 1) et ses «splendeurs vaines» (vers 5), autrement dit vides. Cette Nature, autrefois chérie, devient insensible, voire égoïste devant la douleur de l'homme mortel. Vigny n'écrit- il pas cette pensée qui manifeste réellement un état de crise chez lui: «Vivez et dédaignez, si vous êtes déesse» (vers 4). La douleur du poète envers cette «terre ingrate» (vers 16) et «muette» (vers 14) est profonde. Il ne comprend pas, et, à défaut de comprendre, il s'écrie: «Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi» (vers 7).

La douleur de Vigny est aussi celle des gens que nous côtoyons chaque jour. Combien d'hommes et de femmes ont vainement cherché dans la Nature une consolation, une espérance, une certitude. Tout comme Lamartine et ses condisciples, ils ont cru de tout cœur que le bonheur se trouvait en un lieu idyllique près d'un bois ou d'un cours d'eau, loin du bruit et du vacarme urbains. Les citadins sont en effet de plus en plus nombreux à quitter les villes pour aller habiter à la campagne. Alors qu'au XIXe siècle, la ville était le lieu de la réussite sociale, du moins pour certains, le phénomène est de nos jours inverse.

Selon une enquête récente, les Français aspirent de plus en plus à «retourner aux sources». Près de 43% préféreraient vivre à la campagne contre 16% à la ville; ceux qui désireraient habiter une petite commune rurale sont de loin les plus nombreux (44%) contre 9% dans les grandes villes de province et seulement 5% dans une ville de la banlieue parisienne. Ces chiffres sont révélateurs de la transhumance ville-campagne.

La vie est un perpétuel recommencement, un incessant aller-retour. Trouver une raison de vivre en ville ou à la campagne, tel est le leitmotiv de tous les hommes. L'homme a mal à son lieu, il a mal à sa vie quotidienne, il a mal à son être... Ce mal-vivre est réel et nul ne peut l'ignorer. Le malaise et la déprime sont croissants et personne n'ose faire un diagnostic, sauf quelques courageux intervenants, comme Jacques Neyrinck (Ancien professeur de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), auteur d'un excellent ouvrage intitulé Le Huitième jour de la Création) ou Jan Marejko (Professeur de philosophie à Genève, auteur de la Cité des morts). Ainsi va notre monde... À la dérive !

En guise de conclusion

L'Ecclésiaste avait écrit ces paroles d'une brûlante actualité: «Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera, il n'y a rien de nouveau sous le soleil» (Ecc 1.9).
Le Romantisme est de retour. Sous l'impulsion du courant écologiste et du Nouvel Age, le néo-romantisme se manifeste maintenant au milieu de nous. Nos contemporains ont la hantise que le "Printemps silencieux" (Rachel Carson) devienne un jour une réalité et que la Terre devienne invivable. Comme les romantiques d'autrefois, nous souffrons de voir notre société sombrer dans un matérialisme de plus en plus dur et empreint de libéralisme sauvage. Mais, loin de nous réfugier dans la Nature, nous tournons les regards de la foi vers le Dieu vivant, et son Fils Jésus-Christ.

Si les promesses de la Nature sont illusoires, celles de Dieu, en revanche, sont vraies. Paul l'apôtre, une fois de plus, le souligne avec force: «Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle création. Les choses anciennes sont passées; voici, toutes choses sont devenues nouvelles» (II Cor 5.17).

Pour l'avoir ignoré, les Romantiques n'ont connu que le désespoir et le néant. Quelle leçon!

A nous d'en tirer les conséquences et de vivre une spiritualité pleine et épanouie en Christ, notre Sauveur et Seigneur. Alors, le romantisme ne sera plus...

Paul Ranc

Texte tiré de la Revue Promesses

 


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