Dieu - Illusion ou réalité ?
par Francis Schaeffer
TITRE III - Christianisme historique et théologie nouvelle
CHAPITRE 1 - Personnalité ou vacarme infernal
Nos ancêtres utilisaient le terme de "théologie systématique" pour exprimer leur conviction que le christianisme n'est pas un ensemble d'affirmations religieuses sans lien entre elles, mais qu'il constitue un ensemble cohérent ayant un commencement, un développement et une fin. Toutes ses parties sont reliées les unes aux autres et en accord avec l'ensemble ainsi qu'avec le thème central. Une perception du christianisme aussi systématique peut, assurément, engendrer une réalité morte; pourtant, il faut se garder de mépriser le mot "systématique" comme s'il ne pouvait suggérer que la pensée d'un cadavre.
S'il est bien compris, le christianisme en tant que système répond aux trois besoins fondamentaux de l'homme moderne. Il diffère en cela de la théologie nouvelle qui, dépourvue de base adéquate, ne peut pas proposer de réponse susceptible de résister soit au test de la raison, soit à celui de l'existence que nous devons mener.
Le premier besoin de l'homme provient de son manque de certitude quant au caractère réel de la personnalité humaine. Tout être humain vit dans un état de tension tant qu'il n'a pas découvert de solution satisfaisante au problème de son identité.
La solution chrétienne que l'on trouve dans la Bible nous reporte au commencement de toutes choses; elle établit que la personnalité fait intrinsèquement partie de la réalité, non selon la notion panthéiste pour qui l'univers serait une extension de l'essence de Dieu (ou de ce qui existe), mais parce qu'un Dieu, dont la personnalité est trinitaire, a créé tout ce qui n'est pas Lui. Au sein de la Trinité, dès avant toute création, il y avait amour et communication véritables. (En Jean 17:24, dans sa prière, Jésus parle de l'amour dont Dieu l'a "Aimé avant la fondation du monde". En Genèse 1:26, il nous est rapporté une communication à l'intérieur de la Trinité.) Partant de cette affirmation, la Bible déclare que ce Dieu personnel a créé l'homme à son image. Un Dieu a librement créé toutes choses sans aucun déterminisme ; et l'homme a été créé d'une manière spéciale, aspect unique de la création. L'homme est l'image d'un tel Dieu; sa personnalité en est profondément marquée. Dieu est un être personnel et l'homme aussi.
Une illustration aidera à mieux comprendre. Imaginez que vous soyez dans les Alpes et que, d'un point élevé, vous distinguiez trois chaînes de montagnes parallèles séparées par deux vallées. Dans l'une, il y a un lac, mais l'autre est désertique. Tout à coup, il se produit un phénomène que l'on observe parfois dans les Alpes: un lac se forme dans la seconde vallée. D'où vient cette eau? Si, finalement, son niveau est le même que celui du lac dans la vallée voisine, vous pourrez conclure qu'elle est peut-être venue de la première vallée. Mais si le niveau de ce second lac est plus élevé de six mètres, cette explication ne tient pas et il faut en chercher une autre. Il en va de même pour la personnalité: il est impensable qu'elle puisse avoir une origine impersonnelle.
Le christianisme biblique a donc une explication adéquate et raisonnable quant à l'origine et à la signification de la personnalité humaine: c'est le Dieu personnel et trinitaire. S'il n'en était pas ainsi, la personne humaine aurait une origine impersonnelle, elle serait le produit du temps et du hasard.
L'alternative est très claire: ou bien il y a un commencement personnel, ou bien il y a ce que l'impersonnel peut susciter, le hasard et le temps aidant. Que la substance du deuxième terme de l'alternative soit voilée par l'usage d'un vocabulaire à connotation n'y change rien. Qu'il s'agisse des mots propres au panthéisme oriental, ou de ceux de la théologie nouvelle (comme "le fondement de l'être" de Tillich), ou de la tendance profane à définir la matière en termes d'énergie ou de mouvement, tous décrivent ce que produit l'impersonnel, le temps et le hasard aidant. Si cela est vraiment la seule manière d'expliquer la personnalité de l'homme, celle-ci n'est alors rien de plus qu'une illusion, une sorte de mauvaise plaisanterie que, même en jonglant avec les mots, il est impossible de changer. Seule, une sorte de saut mystique peut permettre d'accepter que le personnel ait été suscité par l'impersonnel. Teilhard de Chardin a été contraint d'en arriver là; les mots qu'il utilise dans sa réponse en font une réponse mystique.
Ces hommes, en refusant d'accepter la seule explication qui corresponde à leur propre expérience, sont devenus des magiciens en métaphysique. Personne n'a suggéré la moindre idée (avec démonstration à l'appui) pour expliquer comment le temps et le hasard, à partir d'un commencement impersonnel, ont pu susciter la personnalité. On nous distrait avec un flot sans fin de paroles et, tout à coup, la personnalité surgit du chapeau! C'est l'eau qui jaillit plus haut que sa source! Personne, tout au long de l'histoire de la pensée humaniste et rationaliste, n'a trouvé de solution. Aussi celui qui réfléchit doit-il conclure: ou bien l'homme est mort puisque sa personnalité est un mirage; ou bien il faut suspendre sa raison au porte-manteau qui est à l'extérieur et franchir le seuil par un saut de la foi, le nouveau niveau du désespoir.
Un homme comme Sir Julien Huxley (1887-1975) a réduit le dilemme en reconnaissant (bien qu'il fut athée) que, de toute façon et contre toute attente, l'homme vit mieux s'il agit comme si Dieu existait. Au premier abord, cette solution paraît acceptable et correspond au genre de réponses que pourrait donner un ordinateur à partir de données sociologiques. Dieu est mort, mais faites comme s'il était vivant. Pourtant, après un moment de réflexion, on voit combien cette solution est effrayante. Le norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) l'a exprimé ainsi: si vous privez un homme de mensonge, vous le privez d'espoir. Ces penseurs disent, en effet, que l'homme ne peut vivre durablement comme un homme que s'il suppose qu'un mensonge (à savoir que le Dieu personnel du christianisme existe) est vrai. Une personne sensible ne peut pas éprouver un désespoir plus profond que celui-là. Cette solution n'est ni optimiste, ni heureuse, ni raisonnable, ni séduisante. Elle est ténèbres et mort.
Imaginez un univers composé uniquement de liquides et de solides, sans aucun gaz à l'état libre. Un poisson peut y nager, car tout à fait naturellement, il est bien adapté à cet environnement et il peut y vivre. Supposons que, par un hasard aveugle, comme voudraient nous le faire croire les évolutionnistes, un poisson se voit doté de poumons alors qu'il est en train de nager dans cet univers dépourvu de gaz. Résultat: il ne pourra plus vivre et se comporter comme un poisson. Avec ses poumons, sera-t-il un être supérieur ou inférieur? Il sera inférieur, car il se noiera. De la même manière, si l'homme a surgi par hasard de ce qui est impersonnel, tout ce qui le caractérise (l'aspiration à avoir un but et une raison d'être, l'amour, les valeurs morales et la rationalité, la beauté et la communication verbale) serait, en définitive, inexistant et n'aurait donc aucun sens. Quelle serait alors la situation de l'homme : supérieure ou inférieure? Elle serait sûrement tout à fait en bas de l'échelle des créatures. Le lichen qui s'accroche au rocher serait au- dessus de l'homme car, lui, il peut atteindre son plein développement dans l'univers réel. Si le monde est vraiment ce que l'on prétend, l'homme (non seulement l'individu, mais la race humaine), étant dans l'incapacité de s'épanouir, est mort. Dès lors, il devrait non pas marcher sur l'herbe mais la respecter, car elle lui est supérieure!
L'aboutissement logique de la négation de la personnalité
Un jour, alors que je donnai une série de conférences dans une Faculté américaine, j'ai reçu d'un des étudiants le billet anonyme ci-après: "J'aimerais que vous répondiez à la question suivante au cours de l'un de vos entretiens radiodiffusés. Vous avez dit que certains artistes détruisent l'homme; que dois-je faire car, moi aussi, j'ai envie de détruire?" Beaucoup de jeunes gens des années '60 ont eu envie de détruire (comme d'ailleurs les Punks des années '80). Et si cette volonté de détruire cesse sans que l'on ait trouvé de meilleures réponses aux questions vitales, alors c'est l'apathie de la fin des années '70 et du début des années '80 qui s'installe.
Face à ce nihilisme moderne destructif ou apathique, les chrétiens manquent souvent de courage. Nous donnons souvent l'impression de vouloir rester attachés aux formes extérieures quoi qu'il arrive, même si Dieu n'existe pas. Or, c'est l'attitude inverse qui est la bonne; il faudrait que les gens voient que nous exigeons que la vérité soit dite à propos de l'existence et que nous ne nous soucions pas d'entendre uniquement des lieux communs. Autrement dit, il faudrait que l'on comprenne que nous prenons tellement au sérieux cette question de la vérité et de la personnalité que, si Dieu n'existait pas, nous serions les premiers à avoir le courage de quitter la queue. Dans la mesure où nous saurons montrer que telle est notre attitude, ceux qui se sont éloignés commenceront peut-être à nous prendre au sérieux et à écouter ce que nous avons à dire. Ils ne voudront et ne pourront nous écouter que s'ils sont persuadés que, si nous n'étions pas assurés du fondement solide de notre personnalité et de nos règles de morales, nous les rejoindrions pour détruire ou pour devenir marginaux ou apathiques.
Selon l'enregistrement de ma conférence, ce soir-là, voici ce que j'ai répondu à l'étudiant(e) qui disait vouloir détruire: "Je souhaite vous dire, ce soir, que si nous vivons dans un monde intrinsèquement impersonnel – qu'il soit panthéiste ou dans la ligne de la pensée orientale, ou dans celle de la théologie nouvelle, ou séculier –, si c'est là ce que je suis ainsi que tous les hommes avec leurs aspirations, s'ils ne sont que des produits du hasard sans possibilité de développement, des jouets sans signification, alors venez près de moi, car j'ai aussi le désir de détruire. Si ces idées sont les vôtres, approchez-vous. En tant qu'artiste, je souhaiterais détruire et je dirais avec Karel Appel: 'Je ne peins pas, je frappe' ; avec John Cage, 'Tout est hasard', avec pour résultat, du bruit et un vacarme infernal.
Allons plus loin encore et voyons ce que l'amour signifiera alors. Aimer consistera à envisager de pousser le bouton pour détruire la race humaine. Telle est la différence entre, d'une part, reconnaître une réelle signification à la personne, qui peut envisager raisonnablement d'aimer et d'avoir compassion, et avoir une vraie raison de maintenir l'humanité en vie, et, d'autre part, ne pas trouver cette signification et, par conséquent, en venir à l'amour destructeur. On serait alors plus près de la réalité véritable et de ce qui peut arriver, non seulement à l'individu, mais à la race humaine.
"La personne qui a écrit ce billet comprend quelque chose. Aussi je lui demande de me rejoindre et de détruire; mais je lui demande aussi d'être honnête et d'examiner l'autre possibilité, à savoir que les choses ne sont pas telles, mais que nous avons eu un commencement personnel et, donc, que ma personnalité ainsi que celle de tous les habitants de l'univers ont une signification intrinsèque. Voilà ce qui distingue les deux conceptions. Il s'agit là non de simples questions théoriques, mais de ce qui fonde le sens de la vie. A quelqu'un qui voudrait détruire un concept romanesque, sans aucune base, nous dirions certainement, détruisez-le. Exigez une réponse réaliste. Telle est le dilemme que nous posent la théologie nouvelle et, globalement, la nouvelle façon de penser".
Tel est le noeud du problème: ou bien il existe une réalité intrinsèquement personnelle, c'est-à-dire une création, oeuvre d'un Dieu personnel, ou bien c'est le vacarme diabolique de John Cage!