Juif errant... Juif héraut
Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.
Chapitre 15
Nous sommes restés à Tanger jusqu'en 1963. Ma fille s'était mariée avec José, un homme d'origine espagnole qui, orphelin très jeune, avait été recueilli et élevé par une famille juive: il connaissait mieux que beaucoup de Juifs toutes les coutumes de notre peuple! Ils vivaient à Casablanca. Mon fils, appelé à servir dans l'armée française dans le pays où il était né, en Algérie, avait dû interrompre ses études de sciences. Trois ans de service. La guerre.
Le monde allait mal: après la détente, le coup de poing hystérique de Kroutchev; en Algérie, tous les sigles dressés les uns contre les autres: PPA-FLN-OAS... De Gaulle visé par les balles terroristes; Gagarine qui n'avait pas vu Dieu dans l'espace, et Eichmann retrouvé, jugé et pendu. L'indépendance de l'Algérie enfin: exode. Des milliers d'hommes et de femmes qui embarquent sur le «Ville de Marseille», à Mers el Kébir...
Adeline poursuivait sa tâche avec les jeunes filles. Nous avions encore voyagé dans tout le pays, plusieurs fois, avec ou sans Leibj qui s'était installé à Paris. Notre dernier périple eut lieu en mai 1962. Le nord d'abord où, en dehors de mes excursions à Gibraltar, je n'avais jamais cessé de me rendre. Puis le sud: le choc devant les ruines d'Agadir (qui n'abritaient plus guère qu'une cinquantaine de Juifs âgés), l'émerveillement en traversant les montagnes, et les forêts de cèdres, dans l'Atlas; à Midelt où une poignée de Juifs se réunirent dans une vieille maison berbère pour recevoir nos livres. Ils étaient de moins en moins nombreux, partout.
Puis nous avions eu peine à croire que tout était fini. Les Juifs étaient peu enclins à demeurer au Maroc où l'inimitié à leur égard augmentait. Les monarques (Mohammed V, puis Hassan II), s'ils suivaient les envolées nassériennes très populaires dans le monde arabe, garantissaient cependant les droits civiques de leur sujets juifs – sauf celui d'émigrer dans l'état sioniste. Cette mesure s'était lentement assouplie, et les Juifs avaient choisi de gagner Israël, le Canada, ou la France. Nous comprîmes bientôt que nous n'avions aucun avantage à demeurer à Tanger, ni dans aucun autre endroit de l'Afrique du Nord désormais indépendante. Restait la France, mon véritable pays d'adoption. A circuler comme je le faisais, j'avais presque oublié que j'étais français depuis plus de trente ans! Et comme des milliers de Juifs nord-africains, largement escortés par les pieds-noirs déçus – et désormais nostalgiques –, nous effectuâmes le même bond de puce, mais de géant, comme beaucoup d'entre eux; un saut au-dessus de la Méditerranée qui nous ramenait vers une Alger aux couleurs françaises, toute de collines, de soleil et de mer, avec un cœur gros comme ça, et un vieux port... Marseille.
René Bloch nous avait quittés en 1950, à la suite d'une pénible maladie. Quelques instants avant sa mort, il avait murmuré: «Aujourd'hui, je serai avec le Seigneur!». Joyeuse certitude, en un aussi triste jour. Il avait cinquante-quatre ans; sa femme l'avait devancé cinq mois auparavant. Peu avant sa mort, il avait fondé un foyer d'accueil, «le Phare», à Marseille. Ce foyer n'avait plus de directeur, au moment où j'arrivais en France. Je souhaitais l'utiliser pour offrir un abri aux rapatriés d'Afrique du Nord qui continuaient d'affluer à Marseille.