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Juif errant... Juif héraut

Deuxième partie: voyages d'un juif héraut - Les Juifs et la Nouvelle Alliance.

Chapitre 7

Il faisait beau, dans la cité phocéenne, et je découvrais, en ce mois d'avril 1926, tout en haut des murs infranchissables, le bleu pur du ciel méditerranéen. Des "libérables" transitaient par notre caserne: avant leur retour définitif à la vie civile, ils savouraient de précieux instants à nous intimider avec des histoires plus cruelles les unes que les autres. Nous, les "bleus", en entendant ces récits insolites de la guerre du Rif qui opposait Français et Marocains, nous tremblions de peur. Nous imaginions les formidables assauts ennemis, leurs "tam-tam", les longs fusils qu'ils maniaient en guérilleros experts, les dunes mouvantes sous le sirocco, un vent sec brûlant et abrasif, et dont les caprices nous désorienteraient dans le désert, la soif. A leur description déjà fantaisiste, les "vétérans" ajoutaient une démesure de détails invraisemblables. Ils nous promettaient la mort sous les huit jours, conformément d'ailleurs à la devise des légionnaires! Avec un de mes nouveaux amis, Neiman, nous fîmes plusieurs fois le tour de la caserne pour tenter d'en trouver la faille qui faciliterait notre fuite! Rien à faire, nous étions prisonniers volontaires de ce nouveau ghetto. Il nous fallait désormais suivre les ordres.

Première étape: Oran, en Algérie.

Pour la première fois de ma vie, je montais en bateau.

Je ne pus guère admirer Marseille, sinon depuis le pont du navire qui m'emportait vers l'inconnu. J'eus à peine le loisir d'admirer, de loin, le Vieux Port dominé par le Pharo et le pont transbordeur, et dans son prolongement, adossée mollement à la Plaine, la réputée Canebière dont les charmes nous furent vantés par les permissionnaires.

En arrivant à Oran, nous fûmes étonnés de découvrir, encadré de falaises abruptes, ce port aux allures modernes, à l'activité continuelle et organisée. Nous imaginions l'Afrique autrement . Une fois débarqués, nous fûmes aussitôt acheminés, en train, jusqu'à Sidi-Bel-Abbès, le berceau de la Légion étrangère. Nous quittâmes donc cette première ville – trop civilisée à nos yeux – dont les colons européens, partout présents à cet endroit, semblaient très fiers.

A mesure que nous approchions de notre destination, notre crainte augmentait, l'angoisse nous saisissait dès que nous repensions aux récits fabuleux des légionnaires libérés à Marseille. Nous remarquâmes à peine, quand le train s'enfonça dans l'arrière pays, le couloir de Mercier-Lacombe, puis la plaine de la Mleta banalement couverte de céréales, criblée cependant d'orangers regroupés près des fermes.

La dernière partie du trajet nous échappa totalement, quand le chemin de fer sillonna ensuite les monts de l'Atlas tellien, parsemés de bruyères, de palmiers nains, plantés de superbes vignobles sur les versants exposés au soleil, et assombris de chênes lièges à moitié dépecés sur ceux plus humides.

Nous découvrîmes enfin, sans vraiment la voir ce jour-là, la haute plaine de Bel-Abbès, dominée par la chaîne de Tessala. Les céréales couvraient toute cette région de terres fertiles soigneusement cultivées. Dans les endroits mieux irrigués par les eaux apprivoisées de la Mékerra, des vergers et des jardins maraîchers, des palmiers épars, pigmentaient cette large plaine livrée au soleil africain. Sur les coteaux, la vigne et l'olivier dessinaient un damier géant. Les villages tissaient entre eux un réseau de fils invisibles, à peine matérialisés par une multitude de routes et de chemins. Seuls quelques rares espaces dénudés, où végétaient encore des palmiers nains isolés, subsistaient après le défrichement des laborieux ouvriers espagnols et des colons français. A cet endroit, la population locale était rare, et les colons s'étaient installés avec plaisir sur cette terre qu'ils s'étaient acharnés à mettre en valeur. A bien des égards, n'était la végétation typiquement méditerranéenne et africaine, nous nous serions crus en France, dans quelque plaine des côtes varoises, fit remarquer l'un d'entre nous!

Le lendemain de notre arrivée, en guise de bienvenue, on nous obligea à nous séparer de tous nos vêtements civils: nous devions les vendre à des Juifs qui venaient acheter ainsi les frusques des soldats fraîchement enrôlés. Le légionnaire doit en effet tout oublier de son ancienne condition, pour se donner entièrement à sa nouvelle tâche. Pour moi, ces Juifs furent une réelle découverte! Je n'aurais jamais imaginé qu'il pût s'en trouver à cet endroit! Quel paradoxe: j'allais vendre mes habits à mes coreligionnaires!

Nous vivions dans deux mondes très distincts: les Ashkénazes, originaires d'Europe centrale, et les Séfarades, issus du pourtour du bassin méditerranéen, n'avaient en commun que le mot "Juif". Nos coutumes, nos vêtements, nos langages étaient si différents que nous éprouvions quelque peine à nous reconnaître comme frères! En Pologne, nous avions bien quelquefois entendu parler des Juifs de ces contrées; mais ils nous semblaient jusqu'alors si lointains, que nous doutions presque de leur existence réelle: à nos yeux, le monde séfarade se réduisait à un mythe, une histoire ancienne, une sorte de conte des mille et une nuits peuplé de rêves et d'images extraordinaires.

Et maintenant, je les voyais, ces cousins au visage couleur de bronze, aux cheveux intensément noirs et aux yeux sombres, prêts à acheter mes habits façonnés par mes propres mains! Ils étaient revêtus d'un accoutrement hétéroclite, singulier mélange entre les habits européens et arabes. Certains, plus âgés – et plus pauvres – portaient une djellaba, et une calotte noire, ou un curieux turban tout oriental. Quand je les vis pour la première fois, je ne fis pas tout de suite le rapprochement avec les personnes espérées. Plus tard, j'aurai la même surprise, j'éprouverai le même vertige, en voyant les affiches du bal de clôture du Yom Kippour! Un autre monde...

Pourtant, eux, ils étaient français! En 1870, après vingt-sept ans de combats politiques suivis, le député Adolphe Crémieux avait rédigé un décret conférant la nationalité française aux Juifs algériens; ce qui n'avait pas manqué de susciter la colère des Arabes de ce pays – c'était compréhensible – au point, hélas, que des pogromes furent là aussi perpétrés à l'encontre de la population juive. Par la suite, cette hostilité grandit lentement, à mesure que l'antisémitisme se répandait dans la métropole. Plusieurs explosions de violence secouèrent encore notre communauté. Avant l'arrivée des Français, les Juifs d'Afrique du Nord avaient souvent souffert de multiples tracasseries et humiliations. Mais depuis la colonisation, Juifs et Arabes vivaient généralement en bonne intelligence, jusqu'à cette recrudescence de violence, qui s'éteignit en partie avec les derniers soubresauts de l'Affaire Dreyfus. Bref, on ne m'eût pas dit que les acheteurs venus acquérir nos habits étaient juifs – et français – je ne l'eus jamais su, ni même imaginé!

Je fus logé dans la caserne C.P III. Le troisième jour après notre arrivée fut employé à décliner notre identité pour nous fournir nos papiers militaires. L'employé chargé de recueillir les informations avait du mal à transcrire nos noms compliqués: nous venions de tous les pays d'Europe! C'est ainsi que je devins Pokrzywa Hillel, mon nom se transformant en prénom et vice- versa: le pauvre scribe-légionnaire avait décrété que j'avais un nom impossible à prononcer; et comme nous étions désignés par nos noms de famille, il avait trouvé judicieux de choisir mon prénom, plus facile à utiliser par un Français!

Je découvris alors que nous étions trois jeunes Juifs originaires de Pologne, dont mon ami Neiman, et un certain Warszawski. Plus surprenant encore, nous étions en compagnie d'éminents officiers: le Prince Aage de Danemark, arrière petit-fils de Louis-Philippe 1er, le fondateur de la Légion étrangère; Louis II, Prince de Monaco; et dans nos rangs, le violoniste lituanien Ulrich, premier prix du conservatoire de Moscou, obligé lui aussi de servir dans cette incontournable machine à naturalisation française, pour ne pas retourner dans son pays. Mais le corps des légionnaires était largement composé de "têtes brûlées", qui buvaient et se saoulaient abondamment, et dont la violence souvent aveugle restait difficile à canaliser, même dans l'exercice militaire. Chez eux, l'alcool faisait des ravages, et il n'était pas rare de les voir avaler de l'Eau de Cologne quand les liqueurs faisaient défaut! Joyeuse compagnie, pour tout dire...

Pendant trois mois, nous fîmes nos classes. Soldats au 1er Régiment Etranger. C'était très dur. Marches forcées dans le désert, sous un soleil implacable qui vous grillait la nuque, ou sous une pluie battante, un véritable déluge qui gonflait les oueds en deux ou trois heures, qui transformait les rues de Bel-Abbès en un bourbier épouvantable; entraînement intensif, maniement des armes, ordres et contrordres, humiliations gratuites – mais chères pour nous –, un vrai plaisir, quoi, pour un homme désireux d'éviter l'armée! Et puis, un beau matin, lors du rassemblement, un appel: "On cherche un tailleur, et un cordonnier!". Etait-ce là l'une de ces ruses, propre à l'armée, visant à recruter quelque pauvre type pour nettoyer les toilettes à la brosse à dent? Naïvement, avec un brin de fierté, je levais la main pour cette place inespérée de tailleur, et mon ami Neiman levait la sienne pour celle de cordonnier. C'était vrai! Les légionnaires qui occupaient ces fonctions avaient terminé leur temps d'engagement: il fallait les remplacer! Je devins donc le bras droit du maître tailleur.

La Légion me fut dès lors moins pénible à supporter. Je repris mon ancienne activité: je recousais surtout les vêtements déchirés, et plus rarement, je confectionnais des costumes. A côté de nous, un homme fabriquait les képis destinés aux officiers. A son tour, il dut nous quitter pour retrouver la vie civile: il lui restait six mois de service à accomplir, et il devait trouver et former un remplaçant. Je m'offris aussitôt: la tâche me convenait à merveille!

Pendant de longues années, j'ai modelé des milliers de ces képis arborés par les officiers français! Cela me permit même de me constituer un petit pécule, car certaines de ces tâches étaient rémunérées. Ce n'était pas grand-chose, mais grâce à cet argent, je pus échapper aux pénibles gardes nocturnes dans le "village nègre". c'est à cet endroit truffé de caboulots où l'on jouait sa solde, où l'on servait de redoutables alcools (dont une meurtrière absinthe), que les légionnaires se rendaient pour passer leurs permissions. Comme les rixes n'étaient pas rares, compte tenu de cette brillante activité, il fallait que les légionnaires en service – et donc à priori lucides – aillent garder en permanence le quartier. Je m'arrangeais avec un camarade, et le rétribuais honnêtement pour qu'il me remplace, chaque fois que c'était possible.

La vie à Sidi-Bel-Abbès n'avait rien de très attrayant, mais elle n'était pas totalement désagréable pour qui le voulait bien. L'air était sain, le climat plutôt agréable, en dépit de la chaleur et la sécheresse estivales, car la plaine reposait à une altitude déjà sensible. L'ancienne cité intra-muros était réduite à un quadrilatère, dont le cercle des officiers était le centre, élargi encore par la caserne et l'hôpital. A l'extérieur, des faubourgs (dont le fameux village nègre) étaient littéralement posés sur les routes, comme des satellites, conférant ainsi au centre un aspect de noyau dur, plus irréductible encore. Peu à peu, la ville s'était développée, sous des allures européennes très prononcées, pour former une cité bien établie, au coeur des champs soigneusement cultivés tout alentour par les colons français et les paysans espagnols.

La visite de ces quartiers constituait à elle seule une source d'étonnement et de découvertes: Arabes, Juifs, Espagnols et colons français vivaient-là, sans véritable mélange, mais en contact permanent les uns avec les autres. Le marché couvert, d'environ cinquante mètres de côté, offrait sans doute l'occasion unique de cohabitation, certes momentanée, de tous ces peuples ensemble. On y trouvait de tout: des légumes et des fruits à profusion, de la viande exposée en plein air et chatouillée par les mouches, du poisson relativement frais, du fromage bien fait, des frusques plus ou moins neuves, du bétail vendu par les Espagnols les plus pauvres...

Au sein de cette activité fébrile, je crois que mon étonnement atteignit son comble devant la passivité de certains d'entre eux, tout juste préoccupés de gagner les trois sous nécessaires à leur survie et celle de leur famille, souvent nombreuse. Une fois assurés de ce strict minimum, ils avalaient un petit "kawa", un café, ou fumaient une pipe (de kif éventuellement), jouaient avec des sortes de dominos, se lançaient dans des palabres sans fin, ou se livraient à une éternelle nonchalance. Etonnement encore, quand je découvris les femmes arabes du village nègre, voilées, aux chevilles cerclées de larges anneaux en cuivre, aux fronts tatoués, aux têtes surchargées de colis posés en forme d'Everest imposant; étonnement enfin devant une certaine misère qui n'était pas sans me rappeler celle que j'avais si souvent côtoyée en Pologne, à Lodz, ou dans nos campagnes. Et comme partout dans le monde, une société, dite haute, se taillait la part du lion: toilettes luxueuses, réceptions, concerts, théâtre, en vase clos. Moi, avec les copains, j'allais au "beuglant", un caf-conc de seconde catégorie, ou pire, à la "cantine", mais ça, passés les premiers mois, j'évitais. Pas bon, l'absinthe, je préférais l'anisette!

Dans un atelier voisin, j'avais un ami roumain, Iorga. Il n'était pas juif, mais il parlait yiddish aussi bien que moi! Orphelin très jeune, il avait été recueilli par une famille juive en Roumanie, et ses parents adoptifs l'avaient élevé comme les autres enfants de la maison. Il connaissait donc bien le monde juif, et ses coutumes. A vrai dire, il était difficile de le prendre pour un non-Juif! Et même, il fut apprenti-tailleur, comme tant de Juifs de nos contrées! Tout cela nous avait rapprochés, et nous étions presque inséparables. Un jour, un "libérable" me demanda de lui confectionner un costume, car il ne voulait pas du costume "Clémenceau" que l'armée offrait systématiquement aux légionnaires sortant du rang. Démuni des instruments adéquats, je refusai, en lui indiquant toutefois que mon ami Iorga se chargerait volontiers d'une telle tâche. J'accompagnai Iorga en ville pour choisir le tissu, et l'aidai à confectionner le costume. Le légionnaire vint bientôt pour un premier essayage, puis une seconde fois; mais quand il revint pour chercher sa commande, Iorga avait disparu, avec le costume! Il avait tout simplement déserté, en civil. Je fus accusé de l'avoir aidé à s'enfuir, mais aucune poursuite ne fut engagée à mon encontre. Quant à Iorga, il n'était ni le premier ni le dernier à prendre la tangente, et l'on ne s'en inquiéta pas davantage. Je devais le retrouver, en des circonstances peu banales, vingt-six ans plus tard...

 


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