L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
12. La manipulation et la nouvelle élite
Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible
En envisageant l'arrivée d'une élite à la tête d'un Etat autoritaire et manipulateur pour pallier le vide créé par l'abandon des principes chrétiens, il conviendra de chercher autre chose que les exemples classiques de Staline et Hitler. Les gouvernements modernes disposent de moyens de manipulation inimaginables naguère, des moyens liés à des techniques psychologiques, à la recherche biologique, aux médias capables d'influencer les comportements.
Quand Sigmund Freud (1856–1939) enseigne que les relations du jeune enfant avec sa mère fixent le modèle de la constitution psychologique de l'enfant, il ouvre la voie au déterminisme psychologique.
Quand Burrhus Frederic Skinner, psychologue et psychanalyste né en 1904 en Pennsylvanie, soutient, en 1971, dans son ouvrage Beyond Freedom and Dignity, que le conditionnement de l'environnement explique le caractère, il provoque un large débat autour du déterminisme sociologique, qui comprend à l'origine le behaviorisme.
Quand Francis Crick, né en 1916, Prix Nobel, réduit l'homme aux propriétés chimiques et physiques constitutives de l'échantillon ADN, il trace la voie au déterminisme génétique.
La société joue un rôle particulièrement important dans l'environnement; par conséquent, elle peut et elle doit employer des stimulants pour faire naître le genre de groupe social désiré. En 1948, Skinner publie Walden Two, un roman où l'utopie génère une société complètement conditionnée. Le regard sur tous les détails, le directeur T. E. Frazer manipule les individus jusqu'au point où ils en viennent à penser qu'ils désirent ce que Frazer lui-même avait décidé qu'ils devaient être, eux et la communauté. Ici, comme avec n'importe quelle autre forme de déterminisme, on assiste à la mort de l'homme. Skinner l'admettra : «A l'homme en tant qu'homme, nous disons volontiers: bon débarras!»
Pour Skinner, la continuité biologique est la seule valeur qui subsiste: «La seule valeur avec laquelle on peut, en fin de compte, juger une culture, c'est la survivance; toute habitude qui favorise la survivance a, par définition, une valeur de survivance.» Mais, comme Bertrand Russell et George Wald, qui ont adopté un point de vue identique, Skinner est incapable de vivre à partir de son propre système. Inconséquent avec lui-même, il rappelle le souvenir des valeurs chrétiennes qu'il a superbement ignorées dans son oeuvre.
Le christianisme peut admettre que des éléments de conditionnement font partie de l'existence humaine. Mais, à la différence d'un déterministe, pour qui le retrait de tous ces éléments de conditionnement signifierait de toute façon la disparition de l'homme comme tel, le chrétien insistera plutôt sur l'existence propre de chaque personne comme un être particulier créé à l'image de Dieu, avec sa dignité.
Aveuglé par son orgueil, l'humaniste cherche à tout prix son autonomie. N'importe quelle technologie est nécessaire pour se débarrasser des limitations inhérentes à l'environnement et à la nature humaine – une prison insupportable pour l'homme autonome!
On discerne une tension chez l'homme moderne, parmi les étudiants en particulier. Tout en aspirant à régler leur propre destinée en toute liberté, ils ne peuvent cependant s'empêcher de penser qu'ils sont déterminés.
A la base du sadisme du marquis de Sade, on retrouve sa conception du déterminisme. On peut la résumer très sommairement, en quelques mots: ce qui existe est bien. Toute personne qui adopte une forme quelconque de déterminisme doit reconnaître que cette conclusion du marquis est la seule logique, même si tous les déterministes ne la partagent pas. C'est le spectre qui les hante: ce qui est considéré comme bon ou acceptable est arbitraire.
Les déterministes modernes ne se sont pas contentés d'exposer des théories abstraites. La progression croissante des idées déterministes sur la nature humaine a eu une première conséquence, la plus importante sans doute: consciemment ou inconsciemment, les hommes se sont montrés prêts à se laisser traiter comme des machines, et à traiter les autres comme des machines. Ensuite, chaque théorie déterministe a entraîné avec elle une méthode de manipulation, même si la plupart des gens refusent l'idée que l'homme n'est que le produit d'un conditionnement psychologique, sociologique ou chimique. De telles techniques manipulatrices représentent toujours un réel danger, par le simple fait qu'elles sont toutes, à un degré ou un autre, à la disposition d'Etats autoritaires. Et il ne s'agit pas de science- fiction!
T. George Harris (né en 1924) écrit, dans une recension du livre de Skinner Beyond Freedom and Dignity, parue dans Psychology Today en août 1971: «Personne ne s'affolerait quand Skinner attaque notre idée de liberté s'il ne s'agissait que de paroles. Mais Skinner a un programme, et des disciples pour l'exécution de ce programme.» En effet, les behavioristes sont nombreux et ils ont souvent pris le contrôle de l'éducation à partir du niveau le plus élémentaire. Des articles sont là pour nous rappeler sans cesse que le behaviorisme domine dans plusieurs facultés de psychologie dans les universités. Si tel professeur ou tel auteur à la mode voit son influence diminuer, le behaviorisme, lui, demeure permanent et agissant dans notre société.
Des voix se sont élevées contre les idées de Skinner et, d'une manière générale, contre le behaviorisme. Noam Chomsky (né en 1928), dans un article de Language, s'est opposé à l'un des premiers livres de Skinner, Verbal Behavior, paru en 1957.
Une forte pression pour le développement des techniques de manipulation s'exerce au niveau de la recherche et des réalisations biologiques, comme cela apparaît nettement dans l'exposé de Francis Crick (né en 1916), lauréat, en 1962, avec James D. Watson et Maurice Wilkins, du prix Nobel de physiologie et de médecine, pour ses recherches dans le déchiffrement du code ADN. Au printemps 1971, le Washington University Magazine publie une contribution de Crick intitulée "Pourquoi j'étudie la biologie", où il lance un appel en faveur du génie génétique. «Si vous voulez exprimer simplement pourquoi je fais de la recherche biologique, dites que c'est pour des raisons philosophiques, que vous pouvez appeler religieuses.»
Au centre de sa conception de la vie, Crick développe l'idée que l'homme peut être réduit essentiellement aux propriétés chimiques et physiques constitutives de l'échantillon ADN, à l'état de machine électrochimique en quelque sorte. Au point de vue philosophique, Crick est un «réductionniste». Cette notion conduit vite à l'idée que l'homme peut et doit être manipulé et dirigé.
Crick raconte qu'une étudiante d'une université de Californie lui a demandé un jour sa date de naissance en lui parlant d'astrologie et de l'Age d'Aquarius. Le scientifique avait déjà observé la grande quantité de livres sur l'occultisme dans les librairies. Voici sa réaction: «Scientifiquement, l'astrologie est une complète absurdité. J'ai fait beaucoup d'efforts pour voir s'il y avait moyen de lui donner une signification; c'est trop demander! La présence à l'université de ceux qui partagent ces idées m'étonne.»
Puis il poursuit: «La principale conclusion à retirer de la biologie moderne, c'est l'importance de la sélection naturelle. L'essence de la sélection naturelle, difficilement admise par certains, c'est qu'elle est causée par des événements dus au hasard. Elle n'est pas programmée à l'avance. Vous pouvez soutenir que le hasard est la seule source réelle de véritable nouveauté.»
Un peu plus loin dans son article, le Dr Crick ajoute cependant: «Vous ne pouvez pas fixer une tendance générale [pour le cours de l'évolution]; la sélection naturelle est plus intelligente que cela. Je pense à des combinaisons, à des manières de faire les choses qui n'ont pas été prévues.» Ce propos, intéressant, attribue une sorte de personnalité à la sélection naturelle!
Dans toute la première partie de The Origin of the Genetic Code (1968), Crick écrit nature avec une lettre capitale initiale : Nature. Dans Of Molecules and Men (1967), il la désigne, dans le texte anglais, par she (elle), plutôt que par it. Autrement dit, dans son système, il personnalise l'impersonnel.
Pourquoi? Il ne supporte pas les implications de l'impersonnel. Par cette espèce de mysticisme sémantique, Crick pense soulager ceux qui sont emprisonnés dans cet univers de l'impersonnel dans lequel, en réalité, il vit; et, même s'il cherche à le personnaliser en qualifiant la sélection naturelle d'«intelligente» – elle «pensera» –, on ne comprend plus vraiment ce qu'on vient de lire!
Dans ce même article, Francis Crick écrit que ses recherches scientifiques sont dominées par une position religieuse... qu'il reconnaît être, au sens conventionnel du terme, antireligieuse! «C'est une attitude religieuse parce qu'elle s'occupe de problèmes religieux.» Crick a raison: il introduit un système de foi basé sur le prestige de la science, même si ses suggestions n'ont aucun lien logique avec ce qui constitue le fondement de ce prestige.
Plus loin, Crick examine comment le comportement mental est déterminé. «Nous voudrions en savoir davantage sur la santé mentale, ce qui est déterminé génétiquement et ce qui dépend de l'environnement. Nous aimerions aussi connaître cela dans le domaine de l'intelligence et de l'esprit de création.» A l'évidence, l'homme n'est-il pas en train de disparaître? Deux facteurs subsistent: primo, l'hérédité; secundo, l'environnement. Avec une part de 90% pour l'un, de 10% pour l'autre? ou l'inverse? Peu importe... Chacun de ces deux facteurs (ou les deux ensemble) est mécanique. L'homme a un code génétique et il vit dans un milieu qui influe sur le produit du code génétique. Tout le monde est ainsi fait.
Dans la dernière partie de son article, Crick aborde un nouveau sujet : «Nous voilà arrivés dans un domaine dans lequel je ne me sens pas très à l'aise – il ne correspond pas à mon caractère –, la question de la biologie et de la politique.» Autrement dit, quel est le rôle de l'Etat en matière de biologie?
Je pense que nous savons tous, ou, du moins, que nous commençons tous à réaliser que l'avenir est entre nos mains, que nous pouvons, jusqu'à un certain point, faire ce que nous voulons. Que se passe-t-il à l'heure actuelle? La technologie rend la vie des êtres humains plus facile, elle permet d'opérer des changements. En réalité, tout ce que nous faisons, c'est d'apprendre à «bricoler» avec le système. Mais on réfléchit très peu à une question fondamentale : quel genre d'hommes aimerions-nous avoir? A la longue, c'est la question que vous serez obligés d'affronter. Vous devez réaliser, me semble-t-il, qu'en bien des circonstances, si nous poursuivons dans la même direction, ce qui se produira ne sera pas conforme à notre attente réelle.
(...) La recherche médicale a pour objectif de guérir autant de maladies que possible, en particulier les maladies cardiaques et le cancer, sans doute les plus meurtrières. Dès lors, que va-t-il arriver? Ceci: on peut facilement agir sur la répartition des âges, dans une population stable, à partir du taux de mortalité. L'âge moyen de la population augmentera graduellement. Le but de la recherche médicale est, à l'heure actuelle, de mettre le monde à l'abri de la sénilité.
Crick dit en substance ceci: modifions le concept humanitaire de la médecine; commençons aujourd'hui. Puis il poursuit:
Ceux qui ont aujourd'hui entre 15 et 25 ans affronteront cela; mieux vaut donc qu'ils y réfléchissent dès maintenant!
(...) Nous venons de voir qu'il est aujourd'hui tout à fait admis de débattre le chiffre idéal de la population mondiale. On ne veut pas, pour le moment, discuter la question de savoir qui seront les parents de la prochaine génération, qui naîtra et qui aura des enfants. D'une manière générale, on pense qu'en cultivant de bonnes relations les uns avec les autres et en observant une moyenne de 2,3 enfants par couple, tout ira bien. Je ne crois pas que ce soit vrai. Pour de bonnes raisons génétiques, même si l'on a davantage de soins médicaux, de transplantations d'organes par exemple, la situation ne serait pas saine biologiquement. Un groupe déciderait que certaines personnes devraient avoir davantage d'enfants, d'autres moins (...) Vous avez à décider qui va naître.
Vue sous cet angle, la biologie est vraiment une discipline révolutionnaire, en fait la plus révolutionnaire de toutes. Elle va faire passer les nouveaux concepts dans la pensée de la société. La biologie ne consiste pas à savoir ce que l'on peut faire avec des troupeaux de bétail. Il y a des choses beaucoup plus compliquées qui engagent les hommes sur le plan de l'interréaction psychologique dans la société; mais je ne crois pas que l'on puisse résoudre tous ces problèmes seulement en «bricolant» avec l'équipement génétique. Je crois que le moment viendra où il faudra réfléchir dans cette direction; si on ne le fait pas ici, en Amérique, le point de départ sera donné ailleurs.
En guise de conclusion à son article «Pourquoi j'étudie la biologie», Francis Crick écrit:
Je voudrais ajouter un point essentiel: l'éducation est absolument primordiale, l'éducation au niveau des plus jeunes. Lire des articles de Time Magazine ou de Life, c'est utile, mais apprendre quelque chose à l'école exige un apprentissage méthodique. Vous l'«absorbez», pour ainsi dire, pendant une période où vous êtes plus réceptifs, avec des exercices à la clé. Je crois vraiment qu'il faut réfléchir pour savoir si nous voulons nous approprier cette nouvelle façon de voir l'homme.
De toute évidence, l'auteur désire que le sujet de la nature biologique de l'homme et l'acceptation d'un mécanisme humain soient introduits dans l'éducation, et cela à partir des classes élémentaires déjà.
Si l'homme correspond à ce que Francis Crick dit qu'il est, il en est réduit à la somme de l'impersonnel plus le temps, plus le hasard, rien d'autre que la particule d'énergie développée et plus complexe. Dans ces conditions, pourquoi notre génération devrait-elle toujours respecter la vie humaine? Avec l'avortement, on a tué l'embryon, ouvrant ainsi la porte à l'euthanasie envers les personnes âgées.
Francis Crick a compté parmi les avocats les plus fervents d'un usage immédiat de toutes les applications du génie génétique: quelques personnes sélectionnent les parents de la prochaine génération et les enfants qui doivent naître.
Même si le génie génétique peut être l'objet d'une couverture assez sensationnelle de la part de certains journaux, des hommes comme Crick doivent être pris au sérieux en raison de leur influence dans le domaine de la manipulation biologique. Tenez-vous bien: Crick n'est pas le seul à dire que la médecine moderne est une menace puisqu'elle maintient en vie les faibles, qui, à leur tour, engendreront une génération guère meilleure.
Il est impératif cependant d'examiner le génie génétique avec objectivité. Le livre Our Future Inheritance: Choice or Chance? (Notre héritage futur: choix ou hasard?), publié en 1974, soutient un point de vue équilibré, même si le titre anglais incline à l'acceptation du génie génétique: choice (choix) sonne tellement mieux que chance (hasard)! Ce livre revêt une importance particulière par l'influence qu'il a exercée sur nombre de savants dans la présentation de leurs études. La réflexion des pages suivantes est inspirée par cet ouvrage et par les questions qu'il soulève.
Pour évaluer, dans le domaine du génie génétique, la fécondation in vitro et le clonage à l'infini d'un individu qui serait dépourvu d'éléments mâle et femelle, il est nécessaire de tenir compte de la question dans son ensemble, à la fois sur le plan éthique et sur le plan pratique. On ne peut que se réjouir d'autres développements, telles les greffes d'organes, en particulier de reins, qui, dès le départ, ont été parmi les plus réussies. Mais cet exploit médical n'est pas sans soulever certaines difficultés. Un état de mort cérébrale de vingt-quatre heures au moins est exigé pour le prélèvement d'organes. Il n'y a pas ici de problème éthique au sens propre, mais le risque existe de maintenir des corps en état de mort cérébrale, dans lesquels tous les organes fonctionnent, pour tenir en réserve leur sang et leurs organes pour des greffes et des expériences. Sans la frontière établie par le christianisme pour marquer le caractère distinctif propre à chaque individu, des techniques bonnes en elles-mêmes peuvent conduire à la perte progressive de l'humain.
Autre problème, le traitement de la stérilité. Beaucoup de couples ont été aidés grâce à l'insémination artificielle du sperme du mari. Mais que faut-il penser quand le sperme est celui d'un autre donneur que le mari? Où sera la limite? Le livre Our Future Inheritance: Choice or Chance? souligne deux aspects problématiques: conformément à la législation anglaise actuelle, l'enfant à naître est juridiquement illégitime et, aux Etats-Unis, dans certains procès en divorce, les juges ont déclaré les enfants nés d'un donneur autre que le père fruits de l'adultère et ils ont refusé au père le droit de garde, ou l'ont exempté de l'obligation de verser une pension. Quelle sera la prochaine étape? L'ouvrage ose une réponse: «La suggestion la plus sensée à faire est que le concept de légitimité disparaisse complètement.» Suivre cette suggestion équivaut à changer la morale, ce qui ne serait pas sans porter sérieusement atteinte au caractère humain et à la nature même de la famille. Que deviendraient alors les relations entre parents et enfants? Pour les auteurs du livre, ce changement de la morale et des lois doit s'appuyer sur l'«obstacle social». C'est ce que j'ai appelé la loi sociologique.
Nous plaçons tous beaucoup d'espoir dans les progrès de la recherche en matière de traitement des maladies génétiques et dans le soulagement que tant de personnes souffrantes en recevront. Prudence, cependant! Ne touchons pas à ce qui, au sens du christianisme, confère à l'existence humaine son caractère d'exception!
Avec le recours de plus en plus fréquent au génie génétique, la porte est ouverte aux manipulations à une échelle très étendue: qui aura des enfants? et quel genre d'enfants? La réponse pourrait appartenir à un groupe social restreint, seul habilité à déterminer le genre d'enfants désiré et à prendre les dispositions pour les «fabriquer» génétiquement. James D. Watson, lauréat du prix Nobel avec Francis Crick, en 1962, pour ses travaux sur le déchiffrement du code ADN, a adressé une mise en garde au comité d'un congrès, invitant ses interlocuteurs à prendre les plus grandes précautions face aux dangers d'expériences dans ces domaines. Il a réitéré cet avertissement dans The Atlantic de mai 1971, sous le titre «Nous diriger vers le clonage de l'homme, est-ce bien ce que nous voulons?» (Moving Towards the Clonal Man, Is That What We Want?).
Les hommes ne sont que des machines, enseigne-t-on ici ou là et, peu à peu, s'émousse la résistance à une manipulation multiforme. L'homme moderne ne sait plus où sont les bornes, ni ce qu'il doit faire; il est limité à ce qu'il peut faire. Les obligations – tu dois! – de la morale sont réduites au sociologiquement et momentanément correct.
L'homme ne se voit plus qualitativement différent du «non- homme» après le rejet du consensus chrétien autour de l'idée de l'être humain créé à l'image de Dieu, fondement de son caractère unique. On constate donc progressivement, même dans le domaine du bien, une rupture dans la pratique de la vie comme vie humaine. En philosophie et depuis longtemps, popularisée par certains médias, s'est répandue la notion que la vérité n'existe pas comme vérité objective. Donc, la morale et la loi sont relatives. Non seulement l'idée de la manipulation est acceptée, mais sa mise en pratique, sous différentes formes, ne semble plus soulever d'objections.
En 1970, Jacques Monod (1910–1976) publie Le Hasard et la Nécessité. Ici, on s'empare de toutes les valeurs. La théorie de Monod – tout est le produit du hasard – ne repose pas sur le travail du scientifique mais plutôt sur les conceptions philosophiques du disciple de Camus qu'il était. Avec Monod, la science se noie dans la spéculation et son oeuvre suffit à lui conférer, aux yeux de beaucoup de gens, l'autorité du prestige scientifique, alors que, en réalité, il n'y a pas de lien nécessaire entre les parties spéculative et scientifique du livre. Monod soutient à juste titre que, sur la base de la nature, l'homme ne dispose d'aucun moyen de faire dériver le devoir de l'existence. Pour lui, ce qui est, c'est simplement ce qui est présent sur le plan naturel, ce qui est arrivé bon gré mal gré. Par conséquent, le choix de nos valeurs est arbitraire. Si l'on accepte cette façon de penser, il est beaucoup plus facile d'imposer des absolus arbitraires.
Arthur Koestler (1905–1983) a suggéré le développement d'un élément chimique pour procurer à l'homme une condition paisible (Horizon Magazine, printemps 1968). A partir de sa conception de l'évolution, il pose en postulat que l'homme a hérité trois cerveaux de son passé: celui d'un reptile, celui d'un cheval et, enfin, son cerveau humain, qui est unique. Koestler souhaite la découverte d'un produit chimique apte à apporter, d'une manière ou d'une autre, la paix entre ces cerveaux et préserver ainsi l'homme de toute agression. Toute la population serait obligée de consommer ce supertranquillisant, mélangé à l'eau potable. On se souvient d'une suggestion de partisans du recours idéaliste à la drogue: utiliser le réseau d'eau potable des grandes villes pour donner du LSD aux habitants. S'il y a une différence, le principe reste le même.
Kermit Kranty, directeur de la section de gynécologie et d'obstétrique de la faculté de médecine de l'Université de Kansas City, a imaginé, pour sa part, de répandre la pilule contraceptive dans l'eau afin de mieux contrôler le chiffre de la population. D'autres ont suggéré que le gouvernement distribue ensuite une seconde drogue de son choix, pour annuler l'effet du produit déjà répandu dans l'eau. Ainsi, l'Etat serait seul à même de sélectionner les futurs parents.
Ces rêves futuristes ne sont-ils pas proches de l'horrible description faite par C. S. Lewis (1898–1963) dans That Hideous Strenght, écrit en 1945 déjà? Mais ne s'agit-il que de fiction? Ces propositions rentrent dans l'actualité, comme l'attestent, hélas! les anecdotes suivantes au sujet des travaux de José M. Delgado, Kenneth B. Clark et Russel V. Lee.
José M. Delgado (né en 1915), de l'Université de Yale, est l'un des chercheurs qui ont utilisé des électrodes sur le cerveau d'ânes et d'épileptiques pour maîtriser leur comportement. Delgado a déclaré, devant le Comité de l'UNESCO sur les agressions humaines, que ces méthodes nous permettront d'assister dans le futur à une révolution dans le traitement médical de l'agressivité, une révolution aussi importante que celle provoquée naguère par le traitement des maladies infectieuses par les antibiotiques. La société de demain sera, dit-il, psycho-civilisée grâce à la stimulation électrique du cerveau (EBS, Electrical Stimulating of the Brain).
En 1971, le socio-psychologue Kenneth B. Clark (né en 1914), alors président de l'Association américaine de psychologie, a suggéré que tous les dirigeants politiques perdent leur agressivité en étant obligés de prendre des pilules antiagressives! Un peu plus tard, il a prôné des expériences sur la maîtrise du cerveau, la psychotechnologie.
Les journaux ont fait état d'une autre idée, celle du professeur honoraire de chirurgie Russel V. Lee, de la faculté de médecine de l'Université de Stanford: exiger annuellement de tous les fonctionnaires un test psychologique complet. Pour les hauts fonctionnaires du gouvernement fédéral, et si les examinateurs le jugent nécessaire, le résultat pourrait être transmis à un comité du Congrès habilité à les révoquer. Clark et Lee ont oublié un (petit) détail: le pouvoir absolu conféré à l'individu appelé à distribuer les pilules ou à diriger le test psychologique...
Parler de manipulation sociale, c'est être confronté à trois questions. Immanquablement. Qui surveillera les contrôleurs? Qu'arrivera-t-il quand les gens auront perdu la ligne de démarcation entre ce qu'ils doivent et ce qu'ils peuvent se permettre de faire? Enfin, si l'humanité est vraiment réduite au point de vue de l'homme moderne, pourquoi attacher de l'importance à la perpétuation biologique de l'espèce humaine?
Les médias ont consacré une large place aux techniques de manipulation. Mais ces informations ne doivent pas être assimilées sans une analyse attentive, sinon nos contemporains finiront par admettre d'eux-mêmes une idée différente de la réalité. La manipulation serait illimitée.
On n'a pas oublié les asiles psychiatriques où étaient enfermés les prisonniers politiques de la défunte Union soviétique pour être «reconditionnés». Valeriy Tarsis, dans Ward 7: an Autobiographical Novel, paru en 1965, décrit la condition de l'opposant au régime. Déclaré malade, il devient une «non-personne», il perd ses droits civiques, oublié quelque part dans un hôpital psychiatrique.
Mais le conditionnement n'a pas toujours été aussi brutal qu'au camp 7. Même en deçà du rideau de fer, on l'a déjà vu, certains n'ont pas manqué d'en appeler à une élite pour manipuler la société. Des recherches appropriées en ce sens ont bien avancé! N'importe quel gouvernement autoritaire utilise pratiquement sans limites des moyens de manipulation.
Autre technique encore, à la télévision ou au cinéma, avec la projection répétée d'une image à une vitesse telle qu'elle s'imprime dans le subconscient à l'insu du spectateur. Ainsi, une publicité pour une boisson gazeuse avec image subliminale a été projetée à un public inconscient de ce qui se passait. Résultat: le spectacle terminé, les stocks de sodas du quartier furent rapidement épuisés! Cette technique est proscrite dans les pays occidentaux, mais une simple retouche à la loi suffirait à l'autoriser. D'ailleurs, la tendance des législateurs n'est-elle pas justement d'accepter ce qui est sociologiquement bon au moment opportun? Bien entendu, le public ignorerait quand ces messages seraient diffusés.
En réalité, la télévision manipule par sa présentation des sujets. En créant une illusion de la réalité, elle donne à nombre de téléspectateurs le sentiment d'avoir été vraiment témoins d'une scène. Ils savent parce que leurs yeux ont vu; ils ont l'impression de posséder une connaissance objective directe plus grande que jamais auparavant et ce qu'ils voient sur le petit écran devient plus vrai que ce qu'ils peuvent voir de leurs yeux dans le monde extérieur.
Pourtant, ils ont bel et bien affaire à une illusion... Chaque minute d'un programme télévisé, d'un magazine d'actualité est minutieusement préparée. Le téléspectateur n'assiste pas à l'événement. Il ne voit qu'un aspect préparé, un symbole préparé, une image préparée de cet événement, sur lequel se superposent une atmosphère, une authenticité et une objectivité illusoires. Le cadrage de l'image oblige à ne présenter qu'un aspect de l'ensemble. Déplacez l'objectif de 10 mètres à gauche ou de 10 mètres à droite et le point de vue subjectif du reporter image et des réalisateurs entre en jeu, donnant un aspect tout différent de la situation. Et quand un responsable politique passe à l'écran, que voyons-nous? Le personnage tel qu'il est réellement ou l'image qu'on a décidé de nous présenter?
Le film documentaire Triumph of the Will, de Leni Riefenstahl, sur le rallye nazi de Nuremberg de 1934 a été un instrument de propagande terriblement efficace entre les mains d'un gouvernement diabolique. Si cela a pu se produire à cette époque déjà, imaginez quel peut être l'impact d'un programme télévisé soigneusement préparé pour créer l'illusion de la réalité quand il est regardé pendant de longues heures par toutes les générations et dans tous les foyers!
Mais la télévision n'a pas le monopole de la manipulation. On peut discuter la question de l'existence d'une connivence entre l'élite et les gens de la presse, voire même crier au complot, au risque de perdre de vue le fond des choses: une même vision moderne et humaniste du monde, partagée à la fois par les dirigeants de haut niveau et les faiseurs d'opinion d'un ensemble de grands médias, suffit; leur vision du monde est une grille qui détermine leur façon de présenter les choses.
Un exemple, tiré de l'histoire tragique du XXe siècle. La majeure partie des journaux et plusieurs diplomates ont vu les crimes du régime nazi et les ont dénoncés. A l'inverse, ils ont mis plus de temps avant d'admettre les répressions du stalinisme. Si les journaux étaient plus lents à ouvrir les yeux sur la situation en URSS, faut-il en déduire nécessairement que la presse était communiste? Non. La plupart des journalistes ne l'étaient certainement pas. En revanche, leur vision du monde – leur système de présuppositions – les amena à considérer les événements de l'Allemagne hitlérienne et ceux de la Russie de Staline avec deux types de lunettes totalement différents. Edward Behr (né en 1926), correspondant de l'édition européenne de Newsweek, dans sa critique du livre d'Olivier Todd Les Canards de Ca Mao (1975), pose parfaitement le problème: «Voici le dilemme libéral: comment être contre l'injustice (...) et demeurer cependant assez lucide pour combattre les formes autoritaires de gouvernement qui, par le processus révolutionnaire, remplacent cette injustice par une tyrannie d'un ordre différent.»
Ne cédons toutefois pas au confort des généralisations abusives du style «la presse» ou «les médias». Il est peu équitable de les mettre en cause globalement, comme s'ils formaient un bloc monolithique. Tous les journaux ne sont pas manipulateurs.
Des agences, des journaux, des magazines deviennent des «faiseurs de nouvelles». Leur capacité de produire de l'information repose sur une sorte de syndrome, de psychologie ou d'état d'esprit, non seulement dans la corporation des journalistes, mais également dans les milieux influents de parlementaires, de fonctionnaires et d'universitaires. La notoriété de ces médias ne repose pas avant tout sur leur tirage mais sur leur diffusion auprès de l'élite.
Ces «faiseurs de nouvelles» ne se contentent pas de sélectionner les sujets – pensons à tout ce qui ne retient pas l'attention de la presse, à tout ce qui se «perd»! Ils habillent l'information qu'ils diffusent d'une coloration particulière. L'effet voulu peut être obtenu par un chapeau en tête de l'article, quelques lignes destinées à «accrocher» le lecteur et à retenir son attention. Habilement rédigé, ce hard lead donne le ton au sujet et devient le vitrage teinté au travers duquel il sera compris.
Nous allons tout droit vers une science sociologique, une loi sociologique, une diffusion de l'information sociologique. L'objectivité, vieil idéal journalistique, tend à disparaître, mais, comme Forrest Boyd, alors correspondant à la Maison-Blanche de la radio Mutual Broadcasting, me le fit remarquer un jour, «l'objectivité en a pris un coup au cours des dernières années». La distinction entre le traitement de l'information proprement dit et le commentaire éditorial a perdu de sa netteté, même dans les meilleurs journaux. Un point de vue idéologique sans rapport avec la question abordée peut être subrepticement introduit dans la rubrique société ou dans la critique d'un film. Les «faiseurs de nouvelles» disposent d'un pouvoir phénoménal; si l'élite s'en empare, ou s'il y a convergence entre leur vision du monde et celle de l'élite, les médias deviennent alors l'instrument rêvé au service de l'autoritarisme manipulateur.
L'informatique présente aussi un risque potentiel de manipulation. En tant qu'outil, elle est neutre. Elle peut être utilisée autant pour des objectifs louables que nuisibles. L'ordinateur ouvre de larges perspectives en matière de recherche scientifique et dans les affaires et il facilite l'établissement rapide de diagnostics médicaux, mais il n'est pas sans présenter des dangers, notamment par sa capacité de stockage de données dépassant tout ce que les hommes et les gouvernements ont jamais connu. L'histoire complète d'une personne peut être affichée sur un écran... Restera-t-il encore à l'individu et à la famille un espace d'intimité, un chez-soi?
Qui nous protégera de l'influence de la télévision sur le subconscient? des pressions croissantes qui s'exerceront sur la société? de la toute-puissance de l'informatique? Quel usage des gouvernements autoritaires feront-ils de l'ordinateur? Et, dans nos pays, quelles seront les conséquences de ces techniques?
A l'évidence, certains n'acceptent pas de bon gré ce renforcement de l'autorité et cette manipulation, surtout dans le contexte d'un siècle relativiste, mais sauront-ils trouver les garde-fous? Paradoxalement, nombre de ces avocats des libertés civiles sont des partisans de l'intervention de l'Etat en vue de résoudre tous les problèmes de la société. On peut entrevoir le jour où les pressions deviendront trop fortes et où – avec la perte moderne de toute distinction qualitative entre l'homme et le «non-homme» – leur sentiment de gêne s'évanouira.
Aux Etats-Unis, par exemple, un pouvoir autoritaire manipulateur pourrait très bien émerger au niveau administratif ou législatif. Un fonctionnaire qui a travaillé à un échelon élevé du gouvernement de Washington a observé avec perspicacité que «la dictature législative n'est pas meilleure que la tyrannie de l'exécutif». Mais cette tyrannie pourrait tout aussi bien venir du pouvoir judiciaire compte tenu de la notion que les lois sont appelées à changer et que les tribunaux font la loi. La Cour suprême a le dernier mot dans les affaires administratives et législatives et la justice pourrait bien devenir le centre de gravité du pouvoir. On assisterait alors au gouvernement des juges. Coupée de sa légitimité historique, la Cour suprême n'est rien de plus que l'instrument d'un pouvoir illimité. On en est là quand viennent s'y ajouter ce que l'ancien juge à la Cour suprême Oliver Wendell Holmes a appelé «les forces dominantes de la société».
L'autorité? Pour faire face à la menace de chaos intérieur, elle pourrait aussi émaner d'une organisation semi-officielle, comme il l'a été suggéré en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, voire même d'une institution internationale; ou encore, être imposée par une puissance étrangère avec un mélange approprié de force d'un côté et de faiblesse de l'autre.
La structure du gouvernement américain est spécifique et distincte de celle des autres pays. Mais cela ne change rien à la pression exercée par une partie du pouvoir en vue d'installer aux Etats-Unis un gouvernement manipulateur et autoritaire, dont l'émergence sera facilitée par l'abandon du consensus chrétien, source de la liberté à l'intérieur du cadre biblique.
Le message central du christianisme biblique, c'est la possibilité offerte à des hommes et des femmes de s'approcher de Dieu grâce à l'œuvre du Christ. Mais ce message a d'autres implications: des libertés tout à fait exceptionnelles qui peuvent devenir une force de destruction et de chaos quand elles sont séparées de leur inspiration chrétienne. «Lorsque la liberté détruit l'ordre, l'aspiration à l'ordre détruira la liberté.» (Eric Hoffer.)
A ce point, les termes «droite» ou «gauche» ne changent rien. Seules subsistent deux routes menant à une même destination. Autrement dit, il n'y a pas de différence entre un gouvernement autoritaire de droite ou un gouvernement autoritaire de gauche. Leur finalité est identique. Une élite imposera peu à peu une organisation de la société telle qu'elle ne tombera pas dans le chaos.
Dans leur désir de paix et de confort, par apathie, par souci du fonctionnement régulier du système politique et du rendement des affaires, la plupart des gens s'en accommoderont. Il n'en fut pas autrement dans la Rome de César Auguste.