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L'héritage du christianisme face au XXIe siècle
10. Art, musique, littérature et films modernes

Francis A. Schaeffer
Editions La Maison de la Bible

Si le pessimisme moderne et la fragmentation qui l'accompagne ont pris naissance sur le continent européen, ils se sont répandus en Angleterre avant de franchir l'Atlantique en direction des Etats-Unis d'Amérique. Culturellement, ils ont influencé la philosophie, l'art, la musique, le roman, la poésie, le théâtre, le cinéma, la théologie même. Mais la nouvelle mentalité n'est pas restée l'apanage du monde universitaire; elle a gagné les gens cultivés et, grâce aux médias, toute la population.

Une partie de la classe moyenne et des personnes d'un certain âge ont continué de penser d'une manière passive, sans réflexion et en fonction de critères d'une autre époque, comme si les valeurs d'autrefois existaient encore.

Quand leurs enfants ont atteint l'âge des études, ils n'ont plus compris l'attitude de leurs parents et un fossé s'est creusé entre les générations. La nouvelle manière de penser était inoculée à leurs esprits; ils réalisaient que les valeurs auxquelles leurs parents prétendaient être attachés, en se conformant à une tradition sans vie, se contentant de suivre les habitudes du passé, ne reposaient en fait sur aucun fondement réaliste.

Avec le temps, les adeptes de la nouvelle culture se sont retrouvés environnés par un consensus quasi monolithique. Une dichotomie semblable, fondamentale, se retrouve partout: la raison mène au pessimisme et tout optimisme est recalé dans le champ de la non-raison.

Dans le domaine de l'art, une nouvelle manière de peindre apparaît chez les naturalistes dès le XIXe siècle. En général, devant un tableau, l'amateur d'art voit ce que l'artiste a représenté; mais, en même temps, il en vient à se demander si ce qu'il regarde a un sens. L'art est devenu stérile. La rupture date des impressionnistes, avec de grands peintres comme Claude Monet (1840–1926), Pierre Auguste Renoir (1841–1919), suivis bientôt par Camille Pissarro (1830–1903), Alfred Sisley (1839–1919) et Edgar Degas (1834–1917).

Ils «suivaient la nature», disaient-ils pour qualifier leur technique. Comme ils ne peignaient que ce que leurs yeux percevaient, il fallait toujours se demander si une réalité se cachait derrière les ondes lumineuses qui atteignaient leurs yeux. Pensons à la série des Peupliers de Monet, tels Peupliers à Giverny au lever du soleil, de 1888 (Musée d'art moderne de New York), et Peupliers au bord de l'Epte, de 1890 (Tate Gallery de Londres). Dès 1885, Monet fait une constatation logique : la réalité est devenue rêve et l'impressionnisme s'inscrit comme un mouvement artistique distinct. L'art, à son tour et après la philosophie, est devenu vecteur du pessimisme moderne.

Les postimpressionnistes, parmi lesquels Paul Cézanne (1839–1906), Vincent Van Gogh (1853–1890), Paul Gauguin (1848–1903), Georges Seurat (1859–1891), ont cherché à revenir à la réalité, à l'absolu caché derrière les choses particulières. Vaine tentative, hélas! Ils n'ont pu que constater la perte des universels et, finalement, ils ont échoué. Ils n'ont certes pas toujours exprimé consciemment leur philosophie de la vie dans leur peinture, mais l'ensemble de leur oeuvre reflète leur vision du monde.

Quel talent! Quels tableaux magnifiques! Comment ne pas être ému aux larmes à la lecture de lettres de Van Gogh qui trahissent sa souffrance d'homme sensible? Ces peintres occupent une place à part dans l'espace culturel, dès lors que l'art est devenu pour l'homme moderne le moyen d'expression de la fragmentation de la vérité et de la vie.

Ce sentiment de dislocation perceptible dans les tableaux des postimpressionnistes va dans le même sens que la perte de tout espoir d'unité de la connaissance en philosophie. Plus que d'une nouvelle technique de l'art pictural, il s'agit de l'expression d'une vision du monde. A la recherche d'un universel capable de relier toutes les formes de particuliers qui sont dans la nature, Cézanne a réduit la nature à ce qu'il estimait être ses formes géométriques fondamentales, même si, dans ses oeuvres, elle n'en apparaît pas moins éclatée et brisée. Considéré dans son ensemble, le tableau Les Grandes Baigneuses (peint entre 1900 et 1905, National Gallery de Londres) est éclatant de fraîcheur et de vitalité, malgré cette apparence fragmentée donnée par Cézanne à la nature et à l'homme lui-même – devenu un être éclaté.

En partant de là, on arrive soit à un naturalisme ultranaturaliste, comme celui des photoréalistes, soit à un tel degré de liberté que la réalité éclate au point de disparaître, et où l'homme en est réduit à fabriquer son propre monde. C'est ce que le peintre expressionniste Wassily Kandinsky (1866–1944) écrit dans son article «A propos de la question de forme», paru en 1912 dans Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu). L'harmonie séculaire de l'unité de la connaissance perdue, deux possibilités demeurent, un naturalisme excessif ou une abstraction poussée à l'extrême. Pour Kandinsky, les deux se valent.

Des artistes et des écrivains influents, dont plusieurs devaient connaître la notoriété, se retrouvaient régulièrement chez un auteur américain vivant à Paris, Gertrude Stein (1874–1946). Des idées nouvelles jaillissaient de leurs conversations. C'est dans le salon de Gertrude Stein que Picasso a rencontré Cézanne pour la première fois.

On retrouve chez Pablo Picasso (1881–1973) la fragmentation de la peinture de Cézanne, la conception du bon sauvage de Gauguin et la forme des masques africains alors récemment devenus célèbres à Paris. L'artiste a mélangé toutes ces données dans Les Demoiselles d'Avignon. Ce chef-d'œuvre, réalisé dans les années 1906 et 1907, marque la naissance de l'«art moderne». Il se trouve aujourd'hui au MOMA, le Musée d'art moderne de New York.

Dans le grand art, la technique s'accorde avec la vision du monde qui est offerte. En conséquence, la nouvelle technique est au diapason de la vision du monde propre à un homme divisé. Ce que Douglas Duncan écrit dans son livre Les Picasso de Picasso (Picasso's Picassos) à propos d'une série de tableaux de la collection privée de l'artiste résume une grande partie de l'œuvre du peintre: «Naturellement, aucun de ces tableaux n'est vraiment un portrait; mais c'est la prophétie, par Picasso, d'un monde en ruine.» La rupture est complète avec l'art de la Renaissance, un art qui reposait sur l'espérance humaniste de l'homme. Dans les Demoiselles d'Avignon, les personnages sont devenus MOINS que des êtres humains. L'humanité est perdue.

Mais Picasso ne pouvait pas accepter cette perte. S'il eut plusieurs maîtresses, c'est Olga, puis Jacqueline qu'il épousa et, aux plus belles heures de sa relation amoureuse avec chacune d'elles, il mit tout son génie pour les peindre telles qu'elles étaient vraiment, dans toute leur humanité, laissant de côté sa vision éclatée de la réalité. Jacqueline a conservé l'un de ces portraits dans son salon privé. A propos de ce tableau charmant, Duncan a écrit: «Suspendu très haut, de façon précaire, à un vieux clou de l'un des murs du salon du second étage de La Californie [la maison de Picasso et de Jacqueline] un portrait de Jacqueline Picasso règne en maître. Cette pièce est son domaine. (...) Peint à l'huile et au fusain, le chef-d'œuvre a pris place à côté d'elle peu de temps après sa rencontre avec le maître. (...) Elle l'aime et elle désire l'avoir près d'elle.» Quand Picasso a peint ses jeunes enfants, il a de même et souvent laissé de côté sa technique brisée et fragmentée.

Loin de moi l'idée que l'art moderne est dépourvu de sensibilité et de douceur, mais l'humanité s'est vue disloquée au fur et à mesure du développement de ces techniques nouvelles, avec Marcel Duchamp par exemple. Mais, tout en traduisant sur leurs toiles la notion d'une réalité fragmentée, ces artistes pleins de sensibilité ont pu en mesurer les conséquences : l'absurdité de toutes choses.

Hans Arp (1886–1966), sculpteur alsacien, a écrit un poème paru dans le dernier numéro de la revue De Stijl (le style), publiée par le groupe d'artistes De Stijl, ayant à sa tête Theo van Doesburg et Piet Mondrian (1872–1944). Représentant le plus connu du mouvement, Mondrian n'était pas dadaïste. Bien au contraire, il voulait peindre l'absolu. Hans Arp, lui, était dadaïste, en relation avec De Stijl.

Voici quelques vers de «Pour Theo van Doesburg», librement traduits de l'allemand :

la tête en bas
les jambes en haut
il culbute dans l'abîme sans fond
d'où il est venu.

Le mouvement dada a poussé jusqu'à sa conclusion logique le concept selon lequel tout arrive par hasard, avec pour résultat l'absurdité définitive de toutes choses, même celle de l'humanité.

C'est peut-être Marcel Duchamp (1887–1968) qui a saisi le plus clairement et de la manière la plus consciente l'absurdité totale à laquelle on aboutit. Dans Le Nu descendant un escalier de 1912 (Musée d'art de Philadelphie), il va plus loin encore dans le concept de dislocation, avec la disparition complète du caractère humain. Le hasard et le concept de la dislocation de ce qui existe ont conduit à la dévaluation et à l'absurdité de toutes choses. On en reste à une vue éclatée d'une vie qui est absurde sous tous ses aspects.

Duchamp s'est rendu compte que l'absurdité de l'art est liée à l'absurdité de toutes choses. Ses tableaux «tout faits» étaient composés d'un objet quelconque qui se trouvait à sa portée, une bicyclette, ou un urinoir, avec une signature. L'art lui-même était qualifié d'absurde.

Résumons le déroulement historique des événements. A partir de Rousseau, Kant, Hegel et Kierkegaard, les philosophes, ayant perdu tout espoir d'une unité de la connaissance et de la vie, présentent une vue fragmentée de la réalité. Si les artistes ont emprunté la route tracée par les philosophes, ils ont cependant été les premiers à comprendre que cette conception conduirait à l'absurde. Ces artistes sont venus après les philosophes, comme leurs prédécesseurs avaient suivi Thomas d'Aquin. A la Renaissance, en effet, on assiste à un mouvement identique, qui voit défiler, avec les philosophes, des peintres tels Cimabue et Giotto et des écrivains tel Dante. Même élan au XXe siècle, où les philosophes sont les premiers à formuler intellectuellement ce que les artistes représenteront dans l'art.

Aux Etats-Unis, Jackson Pollock (1912–1956) reste, incontestablement, le meilleur exemple d'une peinture qui, par sa technique d'exécution, veut affirmer que tout est hasard. A partir de pots suspendus, la peinture dégouline sur des toiles disposées à l'horizontale sur le sol. Mais des tableaux exécutés d'une telle manière sont-il vraiment le résultat du hasard? N'y a-t-il aucun ordre dans les lignes de la peinture, puisqu'un ordre existe dans l'univers, qui n'est pas un univers de hasard? Ainsi, quand le liquide s'égoutte sur les toiles de Pollock, ses traces ne font que suivre l'ordre de l'univers lui-même. L'univers n'est pas ce que ces peintres disent qu'il est!

Et maintenant, après la philosophie et la peinture, la musique va jouer le rôle de vecteur des idées modernes. La musique classique d'abord, la musique populaire, le rock, ensuite. En musique classique, on distingue deux courants, le courant allemand et le courant français.

C'est dans les derniers quatuors de Beethoven (1812 et 1825) qu'on note pour la première fois un changement dans la musique allemande. On ne qualifiera pas ces quatuors de «modernes», mais l'évolution est néanmoins sensible par rapport à la musique antérieure. Pour Leonard Bernstein (1918–1990), Beethoven est le «nouvel artiste, l'artiste considéré comme prêtre et prophète». Joseph Machlis écrit, en 1961, dans Introduction to Contemporary Music: «Schönberg prit son point de départ dans les derniers quatuors de Beethoven.» Et Stravinski dira : «Ces quatuors sont mes plus grands articles de foi musicale (une autre manière de parler tout au moins de l'amour), aussi indispensable que la température est indispensable à la vie, au développement et à la signification de l'art, lorsqu'un musicien de ma génération pense à l'art et doit l'apprendre.»

Après Beethoven, vient Richard Wagner (1813–1883), puis Gustave Mahler (1860–1911), à propos de qui, en pensant à sa Neuvième Symphonie, Leonard Bernstein dira, en 1973, lors des Norton Lectures de l'Université de Harvard: «Notre siècle est le siècle de la mort et Mahler est son prophète musical... Si Mahler le savait (mort personnelle, mort de la tonalité, mort de la culture antérieure) et si son message est si clair, comment nous, qui le savons aussi, faisons-nous pour survivre? Pourquoi sommes-nous encore là à lutter pour aller de l'avant? Nous avons à faire face maintenant à l'ambiguïté vraiment définitive : l'esprit humain, l'ambiguïté la plus satisfaisante de toutes (...) Nous apprenons à accepter notre mortalité; et pourtant, nous persistons à rechercher l'immortalité (...) On peut entendre toute cette ambiguïté définitive dans le finale de la Neuvième Symphonie de Mahler.»

Remarquez combien cela est proche du poème de Nietzsche cité à la fin du chapitre 9. C'est la situation de l'homme moderne, mentalement parvenu à la conclusion que l'homme est mort mais qui ne peut pas vivre ainsi, puisque là n'est pas sa véritable identité.

Schönberg (1874–1951) a complètement mis de côté la tradition musicale du passé en inventant la série des douze sons (dodécaphonisme). Du moderne, dit-il, parce qu'il y a une variation perpétuelle sans aucune résolution. (En musique, la résolution est une manière satisfaisante pour l'oreille d'enchaîner une dissonance à une consonance.) Pour lui, la musique est le véhicule de la pensée moderne. La vision du monde propre à l'homme moderne a façonné la musique contemporaine. Le contraste est saisissant avec Bach, dont la musique, inspirée par une vision du monde empreinte de l'enseignement biblique de la Réforme, est d'une grande richesse; elle a une résolution. Chrétien, le compositeur de Leipzig croyait à une résolution, pour la vie individuelle comme pour l'histoire.

Alban Berg (1885–1935), Anton Webern (1883-1945) et John Cage (1912-1992), disciples de Schönberg, sont restés attachés à la même tendance de non-résolution, chacun à sa manière. David Jay Grout, dans A History of Western Music, a évoqué l'isolement de Schönberg et de Berg dans le monde contemporain, leur impuissance face à des forces qu'ils ne comprennent pas, en proie au conflit intérieur, à la tension, à l'anxiété et à la peur. Une musique de non-résolution est au diapason de la situation réelle dans laquelle l'homme moderne a fini par se trouver.

Pour Joseph Machlis, toujours dans Introduction to Contemporary Music, la manière de Webern de disposer les sons les plus graves sur le temps faible et de varier sans cesse la phrase rythmique donne à sa musique son caractère indéfinissable de «suspension aérienne». Machlis ajoute que Karlheinz Stockhausen (né en 1928) en particulier et l'école allemande de Cologne en général ont emprunté à Webern la formation de musique électronique qui «produit, transforme et manipule les sons électroniquement». Stockhausen a publié pour la première fois de la musique électronique dans ses Electronic Studies. La part du hasard dans la composition est une des préoccupations de Stockhausen que l'on retrouvera chez John Cage.

En France, le changement se produit avec Claude Debussy (1862-1918). Sa musique exprime plus la fragmentation que la non-résolution et elle est largement appréciée et admirée. Elle a influencé depuis lors la plupart des compositeurs, du classique au rock, en passant par le jazz des Noirs et les negro spirituals qui ont fait la gloire de l'Amérique.

La fragmentation en musique est à mettre en parallèle avec celle que la peinture a connue. Une évolution technique, d'accord, mais plus encore, un moyen de mettre à la portée du grand public, que les seuls écrits des philosophes n'auraient jamais pu atteindre, un point de vue sur le monde.

John Cage est certainement le meilleur exemple du changement en musique. Comment exprimer un univers de hasard, sinon en composant au hasard? Et Cage a fait preuve de beaucoup de persévérance pour atteindre cet objectif! Des petits coups sur des pièces de monnaie pour le choix d'une musique; un mécanisme dressé pour diriger un orchestre à coups de mouvements exécutés au hasard, sans aucun ordre, l'orchestre lui-même ignorant la suite de la partition. Ou bien, encore, Cage plaçait deux chefs, séparés par une cloison, pour diriger le même orchestre, dans la confusion la plus totale!

Un autre lien étroit avec la peinture apparaît encore. En 1947, Cage composa une Musique pour Marcel Duchamp, en partie constituée par le silence, un silence interrompu par des sons produits à proximité, et au hasard. Dès le moment où Cage a cherché à appliquer ses méthodes de hasard, il n'en résulta que du bruit.

Cage a attesté l'impossibilité d'un tel fondement de vie; en considérant l'univers comme un hasard, il n'était pas en harmonie avec la réalité de cet univers. Détail piquant, Cage, en mycologue averti qu'il était, a dit un jour: «Je me suis rendu compte que si je m'occupais des champignons comme je travaille ma musique, au hasard, je ne tarderais pas à mourir.»

Et comment se fait la cueillette des champignons? Avec d'infinies précautions et beaucoup de discernement. Pour le moins, les théories de Cage ne semblaient pas adaptées à la réalité de l'univers!

L'édition européenne de Newsweek du 16 février 1976 a publié une entrevue avec sir Archibald Russel, l'homme qui a dessiné les plans de l'avion Concorde. «Bien des gens trouvent que le plan du Concorde est une oeuvre d'art. Avez-vous pensé à son allure au point de vue esthétique quand vous l'avez dessiné?» A cette question du journaliste, Russel répond: «En faisant le plan d'un avion, il faut se tenir aussi près que possible des lois de la nature, avec lesquelles, en réalité, vous jouez en essayant de ne pas les violer. Le fait est que nos idées sur le beau sont celles de la nature. Chaque forme, chaque courbe du Concorde est façonnée de manière à être conforme au courant naturel produit par ces lois. Voilà pourquoi je doute que l'avion supersonique russe soit un plagiat du nôtre. La nature impose aux Russes les mêmes phénomènes de base qu'à nous.»

Les ingénieurs ont mis au point des avions d'une grande élégance, construits avec beaucoup de soin et de méthode. On est loin de cette approche intellectuelle de l'art pour qui l'univers, c'est le hasard, et de cette musique qui s'achève en bruit absolu. Comme l'a souligné sir Archibald, un avion doit s'adapter aux lignes de vol bien ordonnées de l'univers s'il veut décoller, voler, déchirer les cieux et atterrir!

En fait, la musique de Cage et la vision du monde qu'elle exprime ne correspondent pas à la réalité de l'univers. On pense ici à Einstein et au principe d'incertitude et de quantum de Werner Heisenberg (voir chapitre 7). Si l'univers ne correspond pas à ce que Cage dans sa musique et Pollock dans sa peinture voulaient qu'il fût, la musique de Cage n'est pas non plus en harmonie avec l'homme. Pour ne pas lasser, cette musique est devenue de plus en plus spectaculaire... à un point tel qu'un violoncelliste a pu l'interpréter sous l'eau, et nu!

Cet art est-il vraiment de l'art? Ou n'est-ce pas plutôt une simple affirmation intellectuelle et philosophique sans rapport avec le caractère fondamental des hommes et de la réalité de l'univers? En se limitant à n'être qu'une affirmation intellectuelle, l'œuvre d'art, plus vite encore, devient de l'anti-art.

La culture – c'est-à-dire la poésie, le roman, le théâtre, le cinéma – est le quatrième support de diffusion des idées modernes.

Dans son poème La Terre vaine (The Waste Land), publié en 1922, T. S. Eliot (1888–1965) réunit une forme de poésie et un message fragmentés. Voici la cinquième et dernière section de «La Terre vaine», dans le texte original:

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
Je veux de ces fragments étayer mes ruines
Why then lle fit you. Hieronymo's mad againe.
Datta. Dayadhwam. Damyata.
Shantih shantih shantih.
(ELIOT, T. S., La Terre vaine, édition bilingue, traduction de Pierre Leyris. L'école des lettres, Seuil, Paris 1995).

Eliot a ouvert la voie à la poésie moderne, comme Picasso ouvrira celle d'un concept disloqué de la vie avec ses Demoiselles d'Avignon. Quand Eliot devint chrétien, en 1927, son écriture se transforma, mais sans jamais se démoder. Et comme la musique populaire, le rock a apporté aux jeunes du monde entier la conception d'un monde éclaté et d'un optimisme accessible dans le seul domaine de l'irrationnel.

On mesure à quel point un consensus presque parfait s'est dessiné dans la culture contemporaine, tant il est devenu difficile d'échapper à l'influence de cette conception fragmentée de l'univers et de la vie popularisée par l'art, la musique, la poésie, le roman, le théâtre, l'information, la théologie, la littérature comique, sans parler du cinéma, sur-tout dans les années soixante. Nos enfants peuvent-ils y échapper? Et nous-mêmes?

Le discours philosophique formel a eu tendance à s'abâtardir, sinon à mourir, au milieu des hommes modernes. Comme nous l'avons vu, la science moderne humaniste a laissé de côté la base épistémologique de la science moderne, pour laquelle l'homme peut découvrir ce qui se rapporte à l'univers par sa raison, puisque le monde a été créé par un Dieu rationnel. Après avoir mis de côté cette base, les savants ont tenté d'établir un nouveau fondement philosophique de la connaissance : le positivisme.

Le positivisme a été élaboré dans la première moitié du XIXe siècle par le philosophe français Auguste Comte (1798–1857). C'est Herbert Spencer (1820–1903) qui l'a appliqué à la science. Lié à l'empirisme de John Locke (1632–1704), le positivisme est une philosophie naïve qui dit en substance ceci: vous observez un objet et il est là. Les données qui vous atteignent par le moyen de vos sens vous rendent capables de connaître l'objet d'une manière directe et sans complication.

On n'a pas tardé, cependant, à réaliser que la science n'observe pas un objet avec une objectivité totale. Dans le Journal of Franklin Institute (1936), Albert Einstein a montré que l'homme fait des choix parmi toutes les données des sens qui l'atteignent. Autrement dit, il y a un élément subjectif dans le processus scientifique. Michael Polyani (1891–1976) a enseigné dans de nombreuses universités depuis qu'il a pris sa retraite de l'Université de Manchester en 1958 et, dans son livre Personal Knowledge : Towards a Post-Critical Philosophy (1958), il met à mal la conception naïve du positivisme; pour lui, l'observateur est toujours là, il dégage des conclusions, il n'est jamais neutre.

Mais le positivisme ne constitue plus une base acceptable pour la connaissance. En science, un homme prépare l'expérience; il a dans sa pensée une grille dans laquelle il place ses observations et il tire ses conclusions. Le positivisme que j'ai connu dans ma jeunesse, si influent dans le monde universitaire européen et américain, est désormais mort. Ses défenseurs ne sont plus aussi assurés de la relation entre l'objet de leurs observations et eux-mêmes.

Autre objection à l'égard du positivisme: à partir de ce système philosophique, il n'existe aucune certitude quant aux données qui atteignent l'observateur. Ces données sont-elles de l'ordre de la réalité ou de celui de la simple illusion? Ce problème ne s'est pas posé tant que le christianisme était à la base, avec ses conceptions de l'homme créé par un Dieu raisonnable pour vivre dans un univers créé par ce Dieu raisonnable. Mais en dehors de cette perspective chrétienne, reste-t-il la moindre assurance que ce que nous percevons par les sens correspond bien à ce qui «est là, en dehors de nous»?

L'humanisme de la Renaissance n'a pas su trouver le moyen de donner une signification et une valeur aux choses individuelles, aux particuliers. Avec le déclin du positivisme, l'humanisme a perdu le fondement apte à donner une certitude à la connaissance.

Ce problème n'a pas échappé aux artistes impressionnistes, contemporains du positivisme. Ils ont peint ce qu'ils voyaient, mais la question de savoir si une réalité existe derrière les ondes lumineuses qui frappaient leurs yeux restait ouverte. Monet franchit l'étape suivante en 1885 et la réalité a eu tendance à en être obscurcie. A un moment donné, les artistes ont été en avance sur les philosophes et les savants. Sans la base chrétienne, les artistes, les philosophes et les savants avaient perdu la certitude d'atteindre la connaissance.

Et la science? La science, telle qu'elle est envisagée généralement, n'a pas de base épistémologique apportant la certitude que les observations des savants correspondent à ce qui existe en réalité.

Cependant, une correspondance existe bel et bien, dans la science et dans la connaissance quotidienne, entre le monde extérieur et nous- mêmes, car Dieu a vraiment créé le sujet et l'objet pour qu'ils soient dans une relation appropriée, tout comme nos poumons, par exemple, sont adaptés à l'atmosphère terrestre. Oui, les hommes peuvent continuer à s'instruire sur l'univers!

Le problème est donc le suivant: l'humaniste ne pouvant fonder sa démarche cognitive à l'intérieur de son propre système philosophique, son optimisme à propos de la connaissance du monde extérieur en est atteint.

De ce point de vue, la science moderne humaniste tend progressivement à devenir ou bien une forme supérieure de technologie souvent orientée vers la recherche d'une prospérité galopante, ou bien une science sociologique qui permettrait aux hommes, avec la perte de l'idéal de l'objectivité, d'aboutir plus rapidement aux conclusions indispensables à leurs objectifs pour la société.

Edmund Leach (1910–1989), conférencier et célèbre professeur d'anthropologie à l'Université de Cambridge, a donné une excellente définition de la science sociologique dans sa contribution à la New York Review of Books (1966). Leach observe deux conceptions de l'évolution dans le passé. Pour les uns, tous les hommes sont issus du même point de départ; pour les autres, il y aurait eu différents points de départ dans l'espace et dans le temps, à partir des formes biologiques préhumaines, ce qui laisse entendre que les races les plus anciennes sont les plus évoluées. La préférence de Leach va au premier point de vue, parce que le second conduit au racisme: «Cette conception de la race ne sert à rien, si ce n'est à fournir des armes à des causes politiques déplorables.» On ne saurait mieux exprimer la science sociologique. Désormais, les choix scientifiques sont faits sur la base de leurs conséquences sociologiques!

Esquissons maintenant un parallèle avec un changement indéniable qui s'est produit dans les médias. S'il est tout à fait légitime que l'éditorial d'un journal reflète le point de vue particulier de son auteur, on doit cependant déplorer la perte de l'idéal d'objectivité dans les colonnes couvrant l'actualité. La conception de la vérité est devenue plus relative. On assiste désormais à une diffusion sociologique de l'information qui ouvre la porte aux manipulateurs. C'est tout particulièrement le cas avec la science en raison de la croyance quasi «religieuse» des gens à l'objectivité, donc à la certitude, des résultats scientifiques.

En philosophie, le positivisme va perdre du terrain pour laisser la prééminence à l'analyse linguistique – philosophie de l'analyse du langage – et à l'existentialisme.

L'existentialisme s'occupe de questions importantes, mais il détache les réponses qu'il tente de donner de la raison pour les situer dans le domaine de la non-raison. A l'inverse, si l'analyse linguistique étudie le langage sur la base de la raison, elle découvre graduellement qu'elle ne mène ni aux faits ni aux valeurs et qu'elle n'aborde jamais les questions importantes. Le langage ne conduit qu'au langage!

L'existentialisme et l'analyse linguistique présentent plutôt le visage d'une antiphilosophie; aucun des deux n'offrira jamais la base nécessaire pour répondre aux questions importantes et fondamentales. De surcroît, chacun des systèmes, à sa manière, crée la confusion au sujet de la signification et des valeurs.

D'autres courants philosophiques ont suivi, certes moins influents, mais leurs réponses n'ont pas été plus satisfaisantes. On mesure le vide laissé par la philosophie officielle.

Les principaux concepts philosophiques sont progressivement devenus des expressions artistiques fuyant les affirmations officielles, et cela en musique, dans le roman, en poésie, au théâtre, au cinéma, en un mot, dans tout l'espace culturel.

Ainsi, l'existentialisme de Sartre et de Camus s'exprime plus largement dans le roman que par des déclarations philosophiques. Il suffit de penser à La Nausée (1938) de Sartre, à L'Etranger (1942) et à La Peste (1947) de Camus, comme à L'Invitée (1943) de Simone de Beauvoir (1908–1986).

Au cours des années soixante, l'expression philosophique fut particulièrement bien accueillie au cinéma. Des films comme L'Année dernière à Marienbad (1961) d'Albert Resnais, Le Silence (1963) d'Ingmar Bergman, Juliette des Esprits (1965) de Federico Fellini, Blow up (1967) de Michelangelo Antonioni, Belle de jour (1966) de Luis Bunuel et L'Heure du loup (1968) d'Ingmar Bergman ont atteint un public incroyablement large. Jamais un traité de philosophie, un roman, une oeuvre d'art n'auraient atteint autant de gens.

Tous ces chefs-d'œuvre cinématographiques illustrent avec talent la destinée de l'homme devenu une machine vivant dans la sphère de la non-raison, privé de catégories, sans moyen propre à distinguer le bien du mal, l'objectivement vrai de l'illusion et de la fantaisie.

Dans cet ordre d'idée, voici en quels termes Blow up fut salué par la critique: «Meurtre sans culpabilité, amour sans signification.» Dans ce film, Antonioni montre comment, dans le domaine de la non-raison, il n'y a ni certitudes au sujet des valeurs morales ni davantage de catégories humaines. Blow up n'a pas de héros. Quelle distance a été franchie depuis le David de Michel-Ange, cette proclamation de l'orgueil humaniste de l'homme autonome de la Renaissance! Le non-héros d'Antonioni a pris la place du David de Michel-Ange! Dans ce film, l'humain a disparu; la seule présence est celle de la caméra et de son «clic, clic, clic». Le personnage principal prend en instantanés des choses individuelles, des particuliers. Les modèles qu'il saisit au passage ont perdu toute humanité et toute signification.

Après une scène où des clowns jouent au tennis sans balle, une prise de vues à distance et en arrière marque la fin du film. Le personnage principal disparaît complètement; seule l'herbe subsiste. Les hommes de notre temps se considèrent, en tout et pour tout, comme de simples machines; mais à peine sont-ils passés dans le champ de la non-raison, à peine cherchent-ils l'optimisme, qu'ils se trouvent séparés de la raison et privés de toute valeur humaine et morale.

Juliette des Esprits, L'Année dernière à Marienbad, L'Heure du loup et Belle de jour ont exprimé quelque chose de plus profond: les hommes modernes, par leur saut dans le domaine de la non-raison en quête de l'optimisme, n'ont plus de catégories humaines ou morales permettant de distinguer l'illusion de la réalité.

A cet égard, Bergman est tout à fait typique. En 1963, il produisit Le Silence. Dans une entrevue filmée, il disait être parvenu à la conclusion de la mort de Dieu, explication du silence dans l'univers. Ce film est le reflet de cet état d'esprit. L'Heure du loup a suivi en 1967. On y cherche en vain la différence entre le réel et l'imaginaire. Ce qu'on y voit se déroule-t-il dans la réalité ou seulement dans l'esprit des héros du film? Après avoir vu Juliette des Esprits, L'Année dernière à Marienbad et Belle de jour, le spectateur se pose les mêmes questions. Verrait-il ces films cent fois qu'il resterait dans l'incertitude par rapport à ce qui relève de l'imagination d'un personnage. Si nous nous prenons nous-mêmes comme point de départ et si nous vivons dans un univers sans Dieu personnel qui nous parle, nous ne possédons aucune certitude quant à la différence entre la réalité, la fantaisie ou l'illusion.

Mais Bergman, à la suite de Sartre, de Camus et de tous les autres, reste incapable d'assumer, et de manière absolue, la position qu'il a choisie.

Quand, dans cet entretien, on oriente Bergman sur la musique, il déclare qu'il y a une petite partie de l'être humain qui est sainte et à laquelle la musique s'adresse. Il a écrit Le Silence au son des Variations de Goldberg de Bach, qui remplissaient toute sa maison. Cette musique se mêle à l'exposé du film et elle en constitue le fond sonore.

L'homme créé à l'image de Dieu – et non le produit du hasard! – comprend pourquoi la musique est de la musique et pourquoi elle lui adresse un message. A la lumière de la révélation de Dieu en Christ et dans la Bible, et à la différence de l'humanisme, il sait que le silence n'est pas le dernier mot dans l'univers.

Il existe des certitudes sur les valeurs humaines et morales et des catégories pour distinguer entre l'illusion et la fantaisie. Il y a une raison pour que l'homme soit un homme. Cependant, les hommes modernes, avec leur position humaniste, ne comprennent plus cela. Les films philosophiques que nous venons de mentionner l'ont montré clairement.

Nos contemporains sont vraiment dans la peine. Il ne s'agit pas de choses enfermées dans les musées, les salles de concerts, les festivals de rock, sur scène, dans les cinémas ou les facultés de théologie. Le comportement des hommes s'appuie sur leur vision du monde. Voilà pourquoi la société a changé si radicalement.

Comme un homme pense, tel il est.

 


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