La fille du roi de la mer
Chapitre 9: LA REVANCHE DES DlEUX
On approchait des fêtes du Solstice d'été. L'air était tiède et parfumé. Les libellules aux ailes de gaze dansaient un ballet aérien au-dessus de l'étang, et la fauvette des roseaux construisait son nid, frêle berceau de feuilles tressées suspendu au-dessus des eaux, où bientôt elle déposerait ses oeufs tachetés. Dans les fourrés, les faons nouveau-nés ouvraient leurs grands yeux d'or.
C'était la fin d'un beau jour. Au Nord du Danemark, les nuits sont brèves en juin. L'obscurité dure à peine quelques heures. Le soleil déclinait lentement. Des nuages mauves flottaient dans le ciel couleur de perle.
A l'orée de la forêt, les cinq enfants étaient assis en cercle autour d'Helga qui leur narrait une histoire.
Ingrid parut sur le seuil de la maison et jeta un coup d'œil au-dehors. Elle aperçut le petit groupe et fronça les sourcils, mécontente. Il lui déplaisait de voir que cette fille indocile qui avait renié les dieux prît un tel ascendant sur les enfants. Elle se dirigea vers le petit groupe, décidée à interrompre l'histoire et à envoyer les enfants se coucher sans tarder. Un mot surpris au vol la cloua sur place. Les enfants, absorbés par le récit, n'avaient pas vu leur mère s'approcher. Et Helga tournait le dos à Ingrid. La femme du chef s'arrêta et tendit l'oreille.
Helga racontait une histoire sensationnelle où revenait le nom de «Jésus». Il était question d'une barque désemparée, au milieu de la tempête...
– La barque dansait sur les flots en furie, disait Helga, le vent rugissait, le mât craquait, les vagues passaient par-dessus bord, et la barque se remplissait d'eau et commençait à enfoncer... Et Jésus dormait toujours tranquillement, le bruit de la tempête ne l'avait pas réveillé. Alors ceux qui étaient dans la barque avec lui le réveillèrent en criant:
– Maître, sauve-nous! Nous périssons! ... Alors, devinez ce qui est arrivé?
– Il s'est levé et il a pris le gouvernail, dit Harold.
– Pas du tout! Il a parlé au vent et à la mer et il a arrêté la tempête! Comme ça, d'un seul coup!
Les enfants s'exclamèrent.
– Alors, c'était un dieu! s'écria Harold, rempli de respect et d'admiration.
– Jésus n'était pas «un dieu». C'est le fils du VRAI Dieu. dit Helga. Le Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer... Elle ne put aller plus loin. Ingrid venait de surgir, furieuse, l'injure à la bouche.
– Je t'y prends, fille maudite! cria-t-elle. Il ne te suffit pas d'avoir renié les dieux! tu veux encore pervertir mes enfants et les entraîner à abandonner la religion de leurs ancêtres. Maudite sois-tu, et maudit soit le jour où tu as franchi le seuil de ma demeure! Mais tu ne continueras pas plus longtemps ton oeuvre perfide: je vais chercher le prêtre de Wotan! Les enfants, pâles et tremblants, regardaient leur mère transformée en furie.
– Sauve-toi, Helga, supplia Harold quand Ingrid se fut éloignée à grandes enjambées. Les yeux verts d'Helga flamboyèrent.
– Me sauver? Pour que le prêtre de Wotan croie qu'une chrétienne a peur de lui! Je ne le crains pas. Mon Dieu est plus puissant que les siens, et Il me protégera! Harold était ébranlé par l'assurance d'Helga. Mais il demeurait inquiet. Les autres étaient épouvantés. La petite Solveig se mit à pleurer:
– Je ne veux pas qu'on fasse du mal à Helga! Paisible, Helga consola la petite.
–.Ne pleure plus, Solveig! Jésus me gardera. Il a arrêté, la tempête, alors, tu penses! Il se moque bien de ce vieux prêtre et de ses dieux impuissants!
(La théologie d'Helga vous paraît peut-être un peu simpliste. Alors relisez le psaume 2: «Celui qui siège dans les cieux rit, le Seigneur se moque d'eux.» (Psaume 2, verset 4.)
Solveig n'était pas rassurée. Le prêtre de Wotan, qui fracassait à coups de hache le crâne des victimes humaines, lui paraissait un personnage terrifiant, armé d'une puissance redoutable. Bientôt, des clameurs sauvages s'élevèrent et l'on vit le prêtre de Wotan, faisant de grands gestes et brandissant le marteau d'or, insigne de ses fonctions, s'avancer à la tête d'une foule hurlante. Ingrid avait prévenu le prêtre, et celui-ci avait ameuté le village.
(Ce marteau était l'emblème de Thor, le forgeron des dieux, celui qui lançait la foudre.
Les pêcheurs, les chasseurs (car seule une élite de guerriers participait aux expéditions annuelles sur les drakkars), les femmes, les jeunes gens, et même les enfants, tous vociféraient, tendaient le poing, brandissaient des bâtons.
Des pierres volèrent dans la direction de la jeune chrétienne. Helga écarta vivement la petite Solveig qui se cramponnait à sa robe en pleurant et s'avança hardiment à la rencontre du prêtre païen. Celui-ci fit un geste pour que la foule se tût. Les cris et les menaces firent place à un sourd grondement. Alors, le prêtre parla. Etendant vers Helga son marteau orné d'emblèmes magiques, il la maudit au nom des dieux. Puis il ajouta: – Moi, prêtre de Wotan, le maître redoutable, je te chasse aujourd'hui du milieu des hommes et je te condamne à errer dans la forêt, comme une maudite que tu es, jusqu'à ce que les loups et les corbeaux se repaissent de ta chair. Maudit soit, au nom des dieux, celui qui te fournira des aliments ou qui te prêtera assistance! Que sa femme devienne veuve et ses fils orphelins! Qu'il descende sans gloire au royaume de Hel ! (Seuls les guerriers tués dans le combat allaient au Walhalla, le paradis des braves. Les autres allaient dans le royaume des ténèbres, le royaume de Hel. Pour un Viking, le pire malheur était de mourir dans son lit!) |
Et, se tournant vers la foule, il cria:
– Qu'on chasse cette maudite à coups de pierre, comme une chienne l
Les villageois, surexcités, n'attendaient que cette invitation! Une grêle de pierres s'abattit sur la jeune chrétienne. Instinctivement, Helga avait levé le bras pour protéger son visage. Une pierre l'atteignit au coude, une autre au poignet, une autre à l'épaule, d'autres à la poitrine. Harold, héroïquement, et bien qu'il fût terrifié par la malédiction prononcée par le prêtre, tenta de s'interposer. Il fut hué, injurié, et finalement, roué de coups par la foule furieuse.
Bien qu'à moitié assommée, Helga réussit à gagner le couvert des arbres et se réfugia dans le marais pour échapper à la meute lancée à ses trousses. Cruellement meurtrie, tout le corps douloureux, saignant d'une blessure au genou et d'une autre à la tête, elle finit par s'effondrer au pied d'un sapin...
Quand la nuit fut venue, Helga se traîna péniblement jusqu'à la hutte en branches de sapin où elle avait célébré Noël avec Harold et les petites esclaves. Helga avait perdu beaucoup de sang et elle se sentait très faible. Elle était brûlée par la fièvre et la soif la dévorait.
Un appel traversa le silence.
– Helga! Helga! es-tu ici? C'était la voix d'Harold.
– Je suis là, dit Helga faiblement. Bientôt le garçon fut près d'elle.
– Helga, es-tu gravement blessée?
– Je ne sais pas... je ne pense pas... Mais j'ai tellement soif!
– Je t'ai apporté des provisions et je vais aller chercher de l'eau.
– Mais comment as-tu deviné que j'étais ici?
– Il y a un bon moment que je te cherche. Et puis j'ai pensé tout à coup à la hutte où nous avions fêté la naissance du Dieu des chrétiens... Je me suis dit que peut-être tu y étais allée.
– Et tu n'as pas eu peur de la colère des dieux et de la malédiction du prêtre de Wotan? Harold eut une brève hésitation.
– Un Viking n'a jamais peur, dit-il enfin.
* * * *
Harold s'était éloigné après avoir déposé près d'Helga une petite corbeille renfermant quelques aliments et un récipient rempli d'eau. Il avait lavé les blessures d'Helga et il avait promis de revenir le lendemain.
Helga était seule à présent. La solitude et le silence de la forêt ne l'impressionnaient pas. Elle avait si souvent couru les bois la nuit! Cette nuit d'été était très douce. La hutte n'avait pas de porte et Helga, couchée sur le dos, voyait les étoiles scintiller entre les branches.
Sa pensée s'envola vers Eric qui combattait au pays des Francs... Que dirait-il, que ferait-il, quand, à son retour, il apprendrait ce qui s'était passé? Les paupières d'Helga battirent, puis se refermèrent. Elle sombra dans le sommeil.
Elle eut un rêve... Elle se trouvait en France et elle était étendue dans une prairie émaillée de fleurs, au bord d'une rivière. Au loin s'élevaient les tours d'un château féodal. Deux cavaliers traversaient la prairie. L'un d'eux tournait la tête et la regardait: c'était Thierry. Il ne portait plus sa tunique d'esclave, mais de riches vêtements, semblables à ceux qu'Olaf avait bien souvent rapportés de ses expéditions en France. Il montait un cheval blanc, et le soleil jouait dans ses boucles blondes...
Helga se leva d'un bond et courut vers lui. Thierry sauta à terre et vint à sa rencontre. Au moment où ils allaient se rejoindre, Helga aperçut soudain le visage du second cavalier: c'était Eric. Elle poussa un cri et la vision s'évanouit.
Helga s'éveilla en sursaut. L'aurore teignait de rose-framboise le ciel limpide et les oiseaux s'égosillaient dans les branches.
* * * *
L'automne touchait à sa fin quand les drakkars revinrent. Sur les cinq drakkars qui avaient fait voile au printemps sous les ordres de Knut, trois avaient disparu, incendiés par les Français lors d'une attaque contre Rouen. Bien des guerriers manquaient à l'appel et les survivants ne rapportaient que peu de butin.
Eric était au nombre des disparus.
- Les dieux se sont vengés, dit Ingrid, farouche. Et, dans son cœur, elle maudit la chrétienne qui avait attiré sur les siens le courroux des dieux.