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La fille du roi de la mer
Chapitre 3: LA CHASSE AU SANGLIER

Si on avait dit à Helga que, quelques jours plus tard, elle aurait besoin du dieu des chrétiens et ferait appel à lui, elle aurait ri avec insolence.

C'est pourtant ce qui arriva. Mais ni Olaf, ni le prêtre de d'Wotan n'en surent rien, et ce n'est que bien longtemps plus tard, dans des circonstances tragiques, qu'elle l'avoua à Thierry.

C'était une belle journée d'hiver. L'air était pur et sec, et le soleil brillait sur la neige, faisant étinceler les cristaux suspendus aux branches. Helga appela Thierry et partit à la chasse.

– Prends garde, Helga! lui cria sa mère. Par ce temps froid, les loups sont affamés et rôdent par bandes. Tu devrais prendre les chiens.
– Père est parti à la chasse avec Ragnar et il les a emmenés. D'ailleurs, les loups chassent rarement en plein jour. Et si vraiment nous étions cernés nous n'aurions qu'à grimper sur un arbre!
– Je ne suis pas tranquille, gémit Astrid. Tu ferais mieux; de rester à la maison, Helga...
– et filer la quenouille en chantant des sagas? Merci bien! Et Helga détala en riant, suivie de Thierry.
– Veille bien sur elle, esclave lui cria Astrid à Thierry. S'il arrivait malheur à sa fille, Olaf te le ferait payer cher!

Helga haussa les épaules, agacée. Les craintes de sa mère, ses recommandations inquiètes, l'exaspéraient. En vérité, Astrid avait bien besoin de recommander à cet esclave de veiller sur elle! Comme si elle n'était pas de taille à se défendre elle-même! L'esclave n'était là que pour porter le gibier. Certaines pièces étaient lourdes. La neige gelée craquait sous les pas. La forêt, sous son manteau blanc, avait un aspect féerique. Mais dans cette région marécageuse, il fallait prendre garde aux fondrières, que la neige dissimulait. L'œil aux aguets, l'oreille tendue aux moindres bruits, Helga avançait silencieusement, fouillant du regard les fourrés où pouvait se dissimuler le gibier. Soudain, ses yeux perçants distinguèrent une masse sombre derrière les buissons. Elle s'approcha à pas de loup, pour ne pas donner l'éveil à la bête, et fit signe à Thierry de s'avancer avec précaution.

– Un sanglier... là... chuchota-t-elle. Tu vas faire le tour et le rabattre sur moi. Thierry avait souvent accompagné son oncle à la chasse. Il savait qu'un vieux solitaire est un animal dangereux, qu'iI faut attaquer à plusieurs, avec des chiens. Il se souvenait d'une chasse tragique, où un piqueur imprudent avait été éventré par la bête furieuse... Et Thierry n'avait même pas un épieu pour frapper la bête, si Helga manquait son coup! Il protesta:

– On ne peut pas attaquer un sanglier sans les chiens! Helga trépigna, furieuse.
– Lâche! froussard! Tu n'es pas un homme! Si tu ne veux pas y aller, je l'attaquerai seule! Déjà, elle brandissait son couteau de chasse. Thierry la saisit par le bras pour la retenir. Elle se dégagea violemment et fonça vers le fourré. Thierry n'eut d'autre ressource que de la suivre en priant Dieu, et en espérant que le sanglier filerait sans demander son reste. Sans chiens, Helga ne pourrait le poursuivre.

Mais déjà Helga et l'animal étaient face à face. Le sanglier, surpris dans sa retraite, chargea l'intruse. Helga l'attendit de pied ferme, prête à frapper. Mais elle buta sur une racine recouverte par la neige et tomba sans pouvoir se retenir. Le couteau de chasse lui échappa. Déjà le sanglier était sur elle. Helga se vit perdue et ferma les yeux. Les dents serrées, elle attendit l'atroce douleur, les défenses de la bête labourant son corps... Au lieu de cela, elle sentit un corps appuyer sur le sien, l'écraser de son poids; elle sentit le sang couler sur elle. Mais ce sang n'était pas le sien. Stupéfaite, elle ouvrit les yeux.

Thierry s'était jeté sur elle, lui faisant un rempart de son corps. Il avait ramassé le couteau de chasse et frappé la bête furieuse. Mais le sanglier avait eu le temps, avant de tomber, de déchirer le flanc de Thierry, et le sang de l'esclave coulait à flots d'une large blessure...
– Ne crains rien, Helga, dit Thierry d'une voix blanche, il est mort! Et il s'évanouit. Helga s'était relevée. Elle regarda, interdite, le corps inerte de l'adolescent. Thierry tenait encore l'arme qu'il avait ramassée. Il avait l'air d'un guerrier couché sur le champ de bataille.

Helga sentit basculer le monde autour d'elle, le monde où régnaient la vengeance et la haine, le monde dans lequel on offrait des sacrifices humains à des dieux sanguinaires... Le garçon qui gisait là obéissait à d'autres lois: il obéissait à un dieu d'amour, dont les lois enseignaient le pardon des offenses et disaient de rendre le bien pour le mal... Au lieu de chercher à se venger sur la fille de ses ennemis, qui l'avait battu et insulté, ce garçon avait risqué sa vie pour elle. Par une brusque détente, Helga éclata en sanglots, elle qui n'avait jamais pleuré...

* * * *

Thierry n'avait pas repris connaissance, le sang coulait toujours de sa blessure, et Helga s'affola. La vie d'un esclave comptait peu et, dans des circonstances ordinaires, Helga n'aurait éprouvé de la perte de son esclave rien de plus qu'une vive contrariété. Mais ce garçon venait de lui sauver la vie, il avait agi avec courage, Helga ne voulait pas le laisser mourir. Elle ne savait comment arrêter le sang qui coulait en abondance. Ils se trouvaient loin de la maison; le temps qu'Helga courût au village et en ramenât du secours, le garçon pouvait mourir. Pour la première fois, Helga se trouvait placée dans une situation à laquelle elle ne pouvait faire face par ses propres moyens. Elle pensa à invoquer les dieux, mais elle se dit : «– A quoi bon? Thor et Wotan ne se soucient pas de la vie d'un esclave!» C'est alors qu'elle pensa au Dieu des chrétiens. Puisque ce garçon était chrétien, peut-être que son dieu voudrait bien lui venir en aide. Le prêtre de Wotan avait dit que c'était un dieu impuissant, qui n'avait même pas pu empêcher les hommes de tuer son fils. Mais après tout, on pouvait toujours essayer. Helga ne savait trop en quels termes il convenait de s'adresser au Dieu des chrétiens. Elle leva les yeux vers le ciel, comme elle l'avait vu faire à Thierry, et dit à haute voix
– Dieu des chrétiens, si tu existes, viens au secours de Thierry, si tu le peux...

Elle resta un instant silencieuse, ne sachant qu'ajouter. Quand on demandait une faveur aux dieux, on promettait toujours quelque chose en échange: un sacrifice ou un présent. Ignorant quelle sorte de présent pouvait plaire à ce dieu inconnu, elle ajouta:
– Si tu m'exauces, je te ferai un beau présent.

Cette promesse lui parut suffisante: ou bien le Dieu des chrétiens était impuissant, et elle se trouverait dégagée de sa promesse; ou bien il exaucerait sa prière, et, dans ce cas, elle demanderait à Thierry ce qu'il convenait d'offrir à son dieu.

Comme elle achevait cette étrange prière, elle entendit des aboiements. Elle s'élança en courant dans cette direction et se mit à appeler. Les aboiements se rapprochèrent et, bientôt, deux des chiens d'Olaf arrivaient en bondissant. Helga appela encore, de toutes ses forces, certaine cette fois que son père ne pouvait être bien loin. En effet, des voix répondirent à ses appels. Helga reprit sa course, escortée des chiens, et aperçut bientôt son Père qui s'avançait vers elle, suivi de Ragnar et de plusieurs valets. Elle arriva près d'eux, hors d'haleine.
– Père, viens vite! cria-t-elle. Thierry est blessé, il perd son sang, il va mourir!

Mais Olaf, au premier regard qu'il jeta sur sa fille, poussa un cri rauque en voyant le sang qui couvrait la robe d'Helga.
– Helga! tu es blessée?

Il ajouta violemment, sans attendre la réponse de sa fille :
– Si tu es blessée, ce chien d'esclave me le paiera cher!
– Mais non, je n'ai rien! cria Helga, C'est Thierry qui…
– Mais ce sang?
– Ce n'est pas le mien! C'est celui de Thierry. J'ai attaqué un sanglier, mais je suis tombée, et Thierry a tué le sanglier, mais il a été blessé et... oh. père, viens vite. vite! Thierry perd son sang, il va mourir et il m'a sauvée!

Olaf vit avec étonnement qu'il y avait des larmes dans les yeux de sa fille. Il hâta le pas, remettant les explications à plus tard.

* * * *

Quand Thierry reprit connaissance, il était étendu sur une peau d'ours, devant le foyer. Astrid. achevait de panser la blessure, et Helga était penchée sur lui. Chose étrange, il crut voir briller des larmes dans les yeux d'Helga. Mais il pensa qu'il s'était trompé.

* * * *

– Thierry, quelle sorte de présent offre-t-on à ton Dieu?

Le garçon, étonné, releva la tête et regarda Helga. Pourquoi posait-elle cette question étrange?

Les deux enfants étaient seuls dans la vaste salle. Thierry, qui entrait en convalescence, était assis sur la pierre de l'âtre, Helga était couchée à plat ventre sur une peau d'ours et regardait les flammes qui dansaient joyeusement. Tous les hommes étaient partis à la chasse avec Olaf, car c'était jour de grande battue: il fallait beaucoup de venaison pour le grand festin qui se préparait dans la maison du chef à l'occasion des fêtes du Solstice d'Hiver. Astrid était à la cuisine avec les servantes qui confectionnaient, sous sa direction, des gâteaux variés avec la farine que l'on avait tirée du blé rapporté par les Vikings de leurs expéditions au pays de France.

Helga, qui se désintéressait totalement de ces préparatifs culinaires, et à qui son père avait interdit d'accompagner les chasseurs (l'aventure du sanglier avait paru à Olaf un avertissement donné par les dieux) s'était réfugiée dans la grande salle et causait avec Thierry. Depuis que le jeune garçon était en voie de guérison, Helga se creusait la cervelle pour deviner quel présent elle pourrait bien offrir au Dieu des chrétiens et de quelle façon elle devrait s'y prendre pour l'offrir. Elle avait décidé d'interroger Thierry, mais sans lui parler de la prière qu'elle avait adressée à son dieu et du vœu qu'elle avait fait. Avouer à son esclave qu'elle avait eu recours au dieu qu'il servait lui aurait paru humiliant.

Thierry réfléchit un moment.
– Notre Dieu n'est pas comme les vôtres, dit-il enfin en cherchant ses mots. On ne lui offre pas des sacrifices humains... Il le défend. Le seul sacrifice qu'il a accepté, c'est celui de Jésus, son fils, qui est mort pour nous sauver. C'est Lui qui est notre sacrifice. Cette idée-là était, pour Helga, tout à fait extraordinaire. Le fils d'un dieu qui s'offrait lui-même, volontairement, en sacrifice... Vraiment, cette religion des chrétiens était tout à fait bizarre...
– Mais enfin, insista-t-elle, quand on veut faire un cadeau a votre dieu, lui offrir quelque chose?

Thierry sourit.
– Dieu ne veut qu'une seule chose: notre cœur.
– Quoi? fit Helga, horrifiée. Il faut arracher son cœur de sa poitrine et l'offrir à ton Dieu? Wotan lui-même n'exigeait pas une chose aussi barbare!
– Non! dit Thierry, ce n'est pas ça... Je veux dire... Il chercha ses mots désespérément. – Je ne sais pas bien expliquer... Donner son cœur à Dieu, cela veut dire l'aimer, le servir, se donner à Lui.

Helga demeura rêveuse. Aimer un dieu, c'était vraiment bizarre. Ni Thor, ni Wotan ne demandaient l'amour de leurs adorateurs. C'étaient des dieux terribles, qu'on adorait en tremblant.

 


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