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LA FILLE DU ROI DE LA MER

Jacqueline Dusmenil
Collection Signe de Piste, éditions Alsatia, 1962

Quelques mots de présentation:

Alors que tous les autres textes de ce site sont des histoires authentiques, j'ai choisi un roman pour faire connaître une phase méconnue de l'évangélisation.
Ce choix doit beaucoup à des souvenirs d'enfance: fils de libraire, j'ai lu pratiquement tous les livres de la célèbre collection Signe de Piste, des éditions Alsatia.
Les jeunes de ma génération et de celle qui a suivi ont vibré aux exploits de la Bande des Ayacks, pleuré à La mort d'Eric, se sont perdus dans La forêt qui n'en fini pas, ont plongé dans Le merveilleux royaume ou se sont battus avec Les Loups de la Rivière Rouge.
Malgré les années - nombreuses - qui ont passé depuis, ces livres sont restés chers à mon cœur. A la recherche d'un texte pour les 10-15 ans, j'ai choisi cette "Fille du Roi de la mer", qui m'avait passionné jadis.
sl le 27 mars 2000

Première partie: LE PREMIER NOËL

Le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière.
Sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre de la mort,
Une lumière resplendit.

Esaïe 9,1

Chapitre 1: LE PRISONNIER

HELGA! Où es-tu, Helga?

Perchée sur l'une des plus hautes branches du gigantesque sapin, Helga fait la sourde oreille. En vain sa mère multiplie les appels. La fillette se contente de rire et ne répond pas.

Helga est une robuste fillette de treize ans. Elle possède un charmant visage, éclairé par de grands yeux bleu-vert, couleur de la mer orageuse. Ses longs cheveux, tressés en deux nattes blondes, ont la teinte chaude des épis mûrs. Helga est ravissante, et elle le sait! Elle est très fière de sa beauté, de son intelligence, de sa force, de son courage. La modestie est une vertu chrétienne. Helga est une petite païenne, la fille d'un roi de la mer. Elle vit dans la région des grands marais, dans le Nord du Danemark. Son père, le Viking, est un vaillant guerrier, un marin audacieux qui gouverne lui-même son drakkar.

(Notes: Viking signifie roi de la mer. On appelait ainsi les chefs danois et norvégiens.
Drakkar, embarcation utilisée par les guerriers scandinaves (on les appelait les Normands, ce qui signifie: les hommes du Nord).

A chaque automne, quand les cigognes prennent leur vol vers des cieux plus cléments, Olaf, le père d'Helga, revient chez lui avec ses guerriers, et leur drakkar est toujours chargé de butin... Helga est fière de son père, et se désole d'être une fille. Si elle était un garçon, son père l'autoriserait bientôt, l'an prochain sans doute, à l'accompagner dans ses fructueuses expéditions vers les rives de France ou celles d'Angleterre.

Olaf aime passionnément sa fille. Il est fier de la beauté d'Helga, de son courage. La violence de sa fille, ses instincts sauvages et batailleurs, l'amusent. Il déclare avec orgueil: «– Helga est digne d'être un garçon!» Ce compliment transporte de joie la fillette. Olaf se dit que dans un an ou deux il mariera Helga au jeune Eric, le fils d'un puissant chef du voisinage. Helga sera la digne épouse d'un tel guerrier.

* * * * *

Le vent qui souffle en tempête secoue violemment le grand sapin. Helga, solidement cramponnée au tronc rugueux, s'amuse follement. Elle s'imagine qu'elle est à bord d'un drakkar secoué par l'orage, et, comme les guerriers normands, qui chantent dans la tempête, elle lance à pleine voix une chanson de mer...

Pendant ce temps, sa mère affolée, parcourt en vain le marais, appelant Helga à tous les échos. Mais Helga, qui s'amuse royalement, se garde bien de répondre. La plainte du vent qui mugit dans les sapins couvre la voix d'Helga, et la rafale emporte sa chanson et les appels de sa mère angoissée.

«Le roi de la mer est debout à la proue de son drakkar,
Il rit dans la tempête...

chante Helga.

Et sa voix ardente s'envole dans le vent sauvage qui plie les rimes des grands sapins et tord leurs rameaux... Un éclair fuIgurant illumine le ciel noir, la foudre tombe avec fracas, et frappe un arbre gigantesque qui s'abat avec un craquement sinistre. Mais Helga ne redoute rien, ni les dieux, ni les éléments déchaînes. Elle crie:
– Salut, Thor, dieu de la foudre! Salut à toi, qui donnes la victoire à nos guerriers!

Une heure après, alors que la mère d'Helga, ayant depuis longtemps renoncé à retrouver sa terrible fille, implorait les dieux à haute voix, Helga, triomphante, ruisselante, échevelée, ouvrait la porte d'une poussée brutale et pénétrait dans la maison. A sa vue, sa mère jeta un cri et les servantes, qui filaient leurs quenouilles près de l'âtre, s'exclamèrent toutes ensemble:

– Helga, où étais-tu, méchante enfant? s'écria la femme du Viking. Je t'ai appelée et cherchée dans tout le marais!

Pas du tout émue par l'angoisse qui se lisait sur Ie visage de sa mère, Helga se mit à rire d'un air ironique.
– Tu pouvais toujours me chercher! J'étais perchée tout en haut du grand sapin.
– Malheureuse enfant! tu aurais pu tomber et te tuer, ou te casser bras et jambes! Helga eut un sourire méprisant.
– La fille d'un roi de la mer ne tombe pas! déclara-t-elle avec orgueil.
– J'ai cru que tu avais été tuée par la foudre, ou écrasée par la chute d'un arbre!
– La foudre a frappé un sapin à dix pas de moi, mais je n'ai pas eu peur! Je ne crains ni Thor, ni Wotan!
– Il ne faut pas défier les dieux! dit la femme du Viking. en tremblant.

C'était une créature douce et craintive. L'audace et l'insolence de sa fille l'épouvantaient.
– Je suis affamée, dit Helga. Qu'y a-t-il à manger? Elle parlait d'un ton impérieux. Depuis longtemps, la femme du Viking avait renoncé à faire obéir cette enfant intraitable, que son père gâtait outrageusement. Parfois, elle lui disait:
– Quand tu seras mariée, tu seras bien obligée d'obéir à ton mari! Mais Helga lui riait au nez.
– Ce n'est pas un mari qui me fera peur! Je saurai bien lui tenir tête!
– Il te battra, si tu refuses d'obéir!
– Eh bien, je lui rendrai les coups! Je suis de taille à me défendre! Sa mère levait les bras au ciel.
– Qu'est-ce que j'ai fait aux dieux pour avoir une fille pareille! Helga se mettait à rire et haussait les épaules.

* * * * *

L'automne était arrivé. Les cigognes qui faisaient leur nid sur le toit de la maison du Viking avaient pris leur vol vers les pays du soleil, et Helga avait salué leur départ en leur criant: «– Au revoir! Bon voyage!» Elle savait que le départ des cigognes annonçait le prochain retour d'Olaf et de ses guerriers, et elle avait commencé à guetter, du haut d'une dune, l'apparition du drakkar de son père, ramenant le butin et les prisonniers. Quels beaux cadeaux allait-il lui rapporter du pays des Francs? Des bijoux, sans doute, et de riches étoffes dont elle se parerait. Car cette fille sauvage et garçonnière aimait la toilette et la parure.

L'année précédente, elle avait demandé des perles, et sa mère avait jeté les hauts cris.
– Des perles à une fille de ton âge! Cette petite est folle ! Mais le Viking avait ri et, à l'automne, il avait rapporté à sa fille un collier de perles. Cette année, Helga avait demandé un esclave.
– Entendu! avait promis Olaf. Je te ramènerai une belle petite fille qui fera, en grandissant, une robuste servante. Helga s'était récriée.
– C'est un garçon que je veux! Un fils de chef franc! Pour la première fois, son père s'était fâché.
– Allons, ne dis pas de bêtises! Les esclaves mâles sont le partage des guerriers. Je te ramènerai une petite fille, et si tu n'en veux pas, tant pis pour toi! Tu n'auras pas un garçon!

Helga avait fait une scène, mais son père était resté inflexible.

* * * * *

Un soir que la fillette guettait, à son poste habituel, elle vit des points sombres paraître à l'horizon. Un... deux... trois... Les points sombres grossirent, et la vue perçante d'HeIga distingua bientôt trois drakkars. Folle de joie, elle courut vers la maison en criant:
– Les drakkars! Voilà les drakkars! Père arrive avec ses guerriers!

La femme du Viking courut au village, suivie des servantes et des voisines. La nouvelle avait couru d'une cabane à l'autre, et les épouses des guerriers arrivaient avec leurs enfants. Mais Helga avait devancé tout le monde. Debout sur la plage, elle agitait le bras en signe de bienvenue. Et quand les Drakkars accostèrent, elle fut la première à s'élancer. Entrant dans la mer jusqu'à mi-jambes, elle courut vers le Viking dont la haute taille dominait les guerriers, et se jeta dans ses bras en criant:
– Père, est-ce que tu m'as rapporté un esclave? Olaf se mit à rire.

– Tu penses encore à ça? Je croyais que tu avais oublié cette lubie! J'ai de beaux cadeaux pour toi, tu verras...

– C'est un esclave que je veux! fit Helga, boudeuse. Mais quand, dans la grande salle éclairée par la lueur des torches, le chef ouvrit les coffres qui renfermaient sa part de butin, les yeux d'Helga se mirent à briller. Que de merveilles! De somptueuses étoffes brodées d'or et d'argent, des bijoux magnifiques, étincelants de mille feux, des armes ciselées...
– Fais ton choix, petite! disait OIaf en souriant. Astrid, la mère d'Helga, et les servantes, faisaient cercle et poussaient des cris d'admiration à l'apparition de chaque nouvelle merveille. Que ces Francs étaient donc riches! Et qu'ils étaient habiles dans l'art de broder les étoffes et de ciseler les bijoux! Quel honneur pour Astrid d'être la femme d'un vaillant guerrier, d'un grand chef qui rapportait pareil butin!

Helga avait déjà essayé plusieurs parures quand; soudain, ses yeux verts jetèrent un éclair. Elle se pencha et, d'un geste vif, saisit une arme magnifique et la brandit triomphalement.
– Je prends ça! cria-t-elle.
– Ça? fit Olaf. Qu'est-ce que tu veux en faire? C'est un couteau de chasse.

– Tu crois que je ne sais pas m'en servir? s'écria Helga. Eh bien! tu vas voir!

Passant le couteau à sa ceinture, elle bondit vers la porte, l'ouvrit et disparut dans les ténèbres.
– Helgal Helga! Où vas-tu? cria Astrid, affolée.
– A la chasse! répondit la voix d'Helga qui s'éloignait.
– Reviens! fit sa mère, éperdue. Helga reviens!

Un éclat de rire fut la seule réponse. On entendit Helga siffler les chiens, des dogues à demi-sauvages, il y eut quelques aboiements, puis ce fut le silence.

– Cette petite est folle! gémit Astrid en se tordant les bras. A la chasse!... Toute seule!... En pleine nuit!... Il faut aller à sa recherche, Olaf!
– Pas du tout dit le Viking. Il est temps qu'Helga apprenne la différence qu'il y a entre une femme et un guerrier. Si elle se perd et erre dans la forêt toute la nuit, cela lui fera du bien! Avec les chiens, elle ne risque pas gand-chose, même si elle rencontrait un loup. Nous avons eu une rude journée en mer, mes hommes et moi. A table! Je meurs de faim!

Le festin se prolongea jusqu'à l'aube, au milieu des rires et des chansons. Les guerriers narraient leurs exploits, que les femmes écoutaient avec admiration. Mais Astrid ne prêtait qu'une oreille distraite aux récits de son époux. Son cœur de mère était inquiet pour sa terrible fille.

Helga reparut à l'aube, échevelée, les vêtements en désordre, couverte de boue de la tête aux pieds, mais triomphante.
– J'ai tué un élan! cria-t-elle.

Les guerriers, qui somnolaient, se réveillèrent à cette nouvelle et regardèrent d'un air de doute cette fille de treize ans qui se vantait d'un exploit dont seul était capable un chasseur hardi. Olaf fixa Helga avec sévérité.
– Je n'aime pas qu'une fille se vante et dise des mensonges! fit-il d'un ton rude.

Les joues d'Helga s'empourprèrent et son regard vert flamboya.
– Je ne mens pas! cria-t-elle, outragée. J'ai tué un élan, mais je n'ai pas pu le rapporter, c'est trop lourd! Si les hommes veulent aller le chercher, il est près de l'Etang Noir, pas loin des trois chênes.

Le Viking regarda fixement Helga, qui soutint fièrement son regard.
– C'est bien, dit-il enfin. Je te crois. Allons chercher la bête.

Les hommes partirent vers la forêt, Olaf en tête. Helga, malgré sa fatigue, les accompagna. Elle voulait montrer à ces guerriers de quoi, elle, la fille du chef, était capable, leur montrer qu'elle ignorait la fatigue et la crainte, et qu'elle avait osé affronter une bête dangereuse; car si l'élan est habituellement un animal assez doux, il devient redoutable quand il a été poursuivi par les chiens. Plus d'un chasseur imprudent ou maladroit a été renversé et piétiné par un élan furieux, déchiré par ses redoutables cornes, avant d'avoir pu planter son épieu ou son couteau de chasse dans la gorge de l'animal.

Deux heures après, les femmes qui guettaient le retour d'Olaf et de ses hommes entendirent s'élever un concert d'acclamations, au milieu desquelles retentissait le nom d'Helga.
– Vive Helga la vaillante! Gloire à la fille de notre grand chef! Heureux le guerrier qui deviendra ton époux, Helga! les fils que tu lui donneras seront de vaillants guerriers !

Astrid et les servantes sortirent à la rencontre des arrivants. Un cortège triomphal s'avançait dans la lumière du matin.

En tête venaient Olaf et Helga, suivis de deux hommes robustes qui portaient sur leurs épaules une grosse perche à laquelle était suspendu l'élan. Les guerriers escortaient le chef et sa fille, sautant, criant et poussant des acclamations frénétiques.

Astrid joignit les mains et, au lieu de sa plainte habituelle: «– Qu'est-ce que j'ai fait aux dieux pour avoir une fille pareille?», elle s'écria, frémissante d'orgueil:
– Bénis soient les dieux qui m'ont donné une fille dont le courage égale celui d'un guerrier! 0laf l'entendit et sourit.
– Tu as bien parIé, Astrid! La fille que les dieux nous ont donnée vaut pour moi autant qu'un fil ! C'était le plus beau compliment qu'un Viking pût faire à une fille. Les yeux verts d'Helga brillèrent de joie. Et cette joie fut à son comble quand Olaf ajouta:
– Pour un pareil exploit, tu mérites une récompense: je t'accorde l'esclave que tu m'as demandé. Viens le choisir toi-même.

Helga poussa un cri de triomphe et bondit vers l'enclos où l'on avait parqué les captifs. C'était un enclos entouré d'une palissade de troncs d'arbres non équarris. Les captifs, mains liées derrière le dos, gisaient sur le sol boueux. Ils avaient passé toute la nuit dehors, exposés au froid déjà mordant dans ce pays du Nord, au vent glacial qui soufflait en rafales. Ils étaient à peine vêtus, car le premier acte des Normands avait été de dépouiller les captifs de leurs chaussures, de leurs manteaux, et même de leurs cottes, ne leur laissant que les chausses et la chemise. Les malheureux n'avaient pas mangé depuis plusieurs jours. Affamés, transis, ils se serraient les uns contre les autres pour avoir un peu moins froid. Le Viking sauta dans l'enclos, piocha dans le tas, et en tira un garçon de treize ou quatorze ans, qu'il fit lever d'un coup de pied.

– Tiens, dit-il à Helga, voilà pour toi! C'est un fils de chef franc. Nous l'avons pris dans un château que nous avons enlevé d'assaut et brûlé. Sa famille doit être riche car nous avons fait un beau butin là-dedans!

Helga, frémissante de joie, dévisagea le captif. C'était un beau garçon à l'air fier, au visage intelligent. Des cheveux blonds, en désordre, encadraient son visage pâle, éclairé par des yeux noirs. Comme les Français, à cette époque, il portait les cheveux à moitié longs, coupés à l'oreille, alors que les Normands, eux, portaient les cheveux longs, flottant sur les épaules. Olaf tâta les muscles du captif.
– Tu vois, c'est un garçon solide. Il est large d'épaules et a de bons muscles. Il fera un esclave robuste. Mais tu feras bien de le dresser, et de ne pas lui épargner le fouet, si tu veux qu'il obéisse! Ces Francs sont orgueilleux et difficiles a mater. Si tu n'y arrives pas, je le corrigerai moi-même, quand il faudra!
– Oh! j'y arriverai très bien! dit Helga d'un ton de défi. Le garçon la dépassait de la tête. Mais elle se promettait d'en venir à bout! L'idée d'humilier, d'asservir un fils de chef franc, d'en faire un esclave docile et soumis, la remplissait d'une joie sauvage.

 


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