Terres glacées
Avec James Evans chez les Indiens de la Baie d'Hudson
par Robert Vittoz
Editions de la Concorde - Lausanne 1943
Présentation du livre
A Noël 1944, - j'avais 10 ans - j'ai reçu ce livre du groupe de jeunesse de l'Action Biblique. Il m'avait fort impressionné, et je l'ai relu plusieurs fois.
Désirant présenter aux 10-15 ans des récits passionnants, j'ai choisi ce livre qui aura le mérite, pour les surfeurs européens, de décrire un épisode de l'évangélisation des Indiens au Canada, entre 1828 et 1846.
James Evans avait tenu un journal de ses voyages. Malheureusement il a été brûlé. Robert Vittoz l'a reconstitué le mieux possible à partir des ouvrages suivants:
- L'apôtre du Nord, biographie écrite par le missionnaire Young
- Sur les pistes glacées, récit des voyages de Young
- Diverses publications de la Mission Morave
- Du Groenland au Pacifique, de Rasmussen
Depuis 1943, Terres glacées a été réimprimé plusieurs fois. Je suis persuadé que ceux qui liront ici le début de ce livre, voudront le posséder dans leur bibliothèque. Parents! Quel beau cadeau à faire à vos enfants!
S.L.
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CHAPITRE PREMIER: L'INDIEN A FUI
La Clairière
Le cours de ma vie fut décidé par une aventure de ma jeunesse. Nous habitions Québec, au Canada. C'était en 1811, j'avais dix ans.
Notre père nous dit un soir: «Enfants, faites attention; une tribu d'Indiens campe dans le bois, Ce sont des voleurs d'enfants. Ne vous écartez ni de la maison, ni de la route de l'école».
Le lendemain, à l'école, nous ne causions que Peaux-Rouges. Notre curiosité était surexcitée, chacun désirait voir les Indiens, leur parler, les toucher. Dans les rues de Québec, nous croisions constamment des Indiens; mais ceux-là vivaient au milieu des Blancs, ils n'étaient plus intéressants. Une tribu de Peaux-Rouges campant dans la forêt, que ce devait être magnifique!
A la maison, nous racontions ce que disaient les camarades; mon enthousiasme d'enfant effrayait mes parents. «Prends garde, ne t'éloigne pas, ils sont très méchants. Les Indiens sauvages sont terribles à voir... Ils ont déjà volé des enfants!»
En vérité, j'étais plus exposé que mes camarades; nous habitions à la limite de la ville, près de la forêt. La crainte de mes parents se comprenait. Cependant, les recommandations attendries n'atteignaient pas ma curiosité; mon désir de voir ces Indiens ne faisait que croître. Je fus satisfait plus tôt que je ne le pensais.
16 juin 1811. – C'est arrivé si brusquement, j'ai été tellement surpris, que je n'ai même pas pensé à crier: Un grand corps bronzé a bondi hors du bois, dans un tourbillon de plumes colorées comme un arc-en-ciel; avant même que j'aie pu me retourner, il me saisit. Il court à grands sauts; il me porte comme un simple lapin. Ai-je peur? à peine; il m'entraîne assurément au campement: je suis plus curieux de le voir qu'effrayé.
Aïe! une branche m'a éraflé au passage. «Faites donc attention, Monsieur l'Indien!» Ah, maintenant, je hurle, non pas de peur, mais de colère. Je désire bien voir les Peaux-Bouges, mais je ne veux pas qu'on me râpe contre les arbres! D'ailleurs, les Indiens sont fiers; je veux arriver chez eux dignement, sur mes pieds. Je hurle, je cherche à me retenir aux branches.
Pour me mater, ce brigand me serre plus fort. Mes jambes battent l'air furieusement; j'étouffe, et je me sens stupide: «Allons, l'Indien, pose-moi! Je te suivrai, mais je veux aller la tête haute».
Ainsi est fait. Je suis si surpris de me retrouver d'aplomb sur le sol que, tout étourdi, je titube. Mi-fâché, mi-rieur, l'Indien me regarde. Il s'étonne: «Que tes yeux sont clairs, enfant». Son sourire a raison de ma mauvaise humeur; je mets ma main dans la sienne, et nous continuons bons amis.
Entre les arbres, j'aperçois de hautes huttes coniques; de légères fumées s'échappent à leur sommet. Nous sommes arrivés.
Je regarde de tous côtés: que c'est merveilleux, ce petit village blotti dans la clairière. J'entends des appels; cet horrible langage déchire mes oreilles. Les visages par contre sont étrangement calmes. Malgré les accents gutturaux, une tranquillité mystérieuse entoure ces huttes.
Sous un grand cèdre, des enfants jouent, presque nus. Je m'approche d'eux, ils me regardent un instant, puis reprennent leurs jeux. Qu'ils sont agiles! Quelques garçons ont placé sous un bouleau une grande écorce qui a l'apparence d'un renard; ils s'exercent à le transpercer de leurs flèches. Leur. adresse m'émerveille autant que leur force.
Comment la nuit est-elle venue? J'étais si absorbé par les jeux des enfants et par les allées et venues de ces magnifiques Indiens, que je n'ai pas pensé à rentrer à la maison. Brusquement la fraîcheur du soir me surprend; la forêt est déjà pleine d'ombres. Chacun regagne sa hutte; tout naturellement, je suis l'Indien qui m'a apporté.
Il écarte la grande peau qui recouvre son wigwam, nous entrons. Au centre brille un grand feu, je m'assieds sur un tas de branches sèches. Trois curieux sacs de peau, emplis de mousse, sont suspendus aux pieux qui supportent le toit; une plainte s'en échappe de temps en temps. Quelle petite bête loge-t-on là-dedans? Une femme s'en approche: eh, ce sont des bébés !
Autour du feu, les Indiens discutent; quelle rudesse a leur langue incompréhensible, faite pour interpeller des loups; quelle violence dans leurs gestes, qui tranchent comme une hache; les visages par contre restent impassibles, étrangement. Les lueurs mouvantes du brasier accentuent les traits, déjà si énergiques; la peau bronzée prend de curieux reflets fauves. Les hommes s'échauffent; les regards me désignent; dans les yeux noirs, pleins de feu, je sens de la haine, je vois des éclairs de vengeance... Un malaise me gagne, la peur m'envahit. Où fuir? je cherche refuge auprès de mon ami.
Est-il mon ami, celui qui m'a volé? Lui au moins je le connais, même de près; nous avons lutté ensemble dans le bois, nous sommes donc amis. Il pose sa main sur ma tête, ses longs doigts nerveux jouent dans mes cheveux... Je le regarde. Il explique je ne sais quoi; sur son visage énergique je lis un grand découragement. Il discute avec un vieillard à l'aspect féroce; l'ancêtre tempête, gesticule et ordonne; mon ami se défend, mais paraît fléchir. Il semble accablé, navré. Il me fait pitié. Je lève les yeux vers lui et lui dis:
- Pourquoi es-tu si triste?
L'hercule à peau bronzée frémit; il se penche vers moi, je crois voir qu'il tremble devant son petit prisonnier.
Maintenant il se redresse, dit un mot tranchant comme un jugement, et fait un geste large et loyal... Tous se taisent; il ne sera plus prononcé une parole.
Des cendres sont jetées sur les braises. Chacun s'enroule dans une couverture et s'étend sur une natte. Je me serre près de mon ami.
Le silence est complet, tous dorment sans faire le moindre mouvement. A la limite de la clairière un renard glapit.
Le sommeil me fuit. Je pense à ma mère,... un peu! Beaucoup d'autres visions assiègent mon esprit. Je revois chaque instant de cette journée extraordinaire; je m'impatiente d'être à demain. Je fais des projets: j'essayerai de parler aux enfants; ont-ils des animaux dans cette grande hutte, là-bas?
Mon ami a bougé; insensiblement il se soulève, écoute, attend, déroule sa couverture sans bruit. Je vois briller ses yeux; il pose un doigt en travers de ma bouche. Il me prend, me soulève doucement, enjambe les dormeurs étendus, écarte la porte. Un rayon de lune éclaire le wigwam; déjà nous sommes dans le bois.
– Où vas-tu?
Silencieux, il se hâte. Dans la forêt, tout est noir. Je crains de m'égratigner aux branches, je me blottis contre son épaule. Mais l'Indien court comme s'il faisait grand jour, sans un faux pas, sans un heurt.
Là-bas brille une lumière; n'est-ce pas chez nous? Mes parents, bien sûr, ne peuvent dormir; ils sont inquiets, leur fenêtre est ouverte sur la nuit.
Nous arrivons; l'Indien me dépose comme un objet fragile, et crie:
– Visage pâle! Voilà ton fils. Vous nous haïssez, vous nous persécutez; pourtant, je me suis dit: Tu ne te vengeras plus sur un enfant! Je te le rends. Tu lui diras, quand il sera grand, d'avoir pitié des Indiens toujours traqués, chassés de leurs villages. Adieu, petit
En quelques sauts, il gagne le bois. Surpris, je l'appelle: "Ne t'enfuis pas!"
Ma mère déjà me serre dans ses bras; quelle passion dans ses baisers! Je l'embrasse hâtivement, puis je me libère de son étreinte: «Maman, rappelle l'Indien!»
Mes parents ne comprennent pas. Je leur parle de mon ami, ils sont stupéfaits, ahuris de mon désir de revoir celui qui m'a volé. Alors j'appelle dans la nuit; seul un renard me répond. L'Indien a fui.
Le lendemain, j'ai joué tout le jour autour de la maison, les regards fixés sur le bois. L'Indien n'a pas reparu.
J'étais heureux d'être près de mes parents; cependant, plus ils me comblaient de tendresse, et plus tout me paraissait fade: mes jouets ridicules, notre jardinet bien ratissé, l'odeur même des sucreries... J'avais l'ennui de la clairière, je voulais aspirer encore 1a fumée âcre du wigwam.
Le jour suivant, une épaisse fumée traînait au-dessus de la forêt. Qu'était-ce?
Ma mère me surveillait constamment de la fenêtre; elle ne me quittait pas des yeux. Mais tout mon désir se portait vers la clairière. Mon esprit avait reçu là une empreinte dont il ne devait jamais se dégager, et qui est exprimée par ce proverbe indien, que j'ai appris depuis lors: «Qui a bu l'eau de la Rivière Rouge... en aura toujours soif».
19 juin 1811. – Cette piste, – ce doit être par ici. Là-bas, ce grand arbre, – n'avons-nous pas passé auprès de lui?
Voici la clairière; mais les huttes, où sont-elles? Tout est désert; les Indiens ont fui!
Il y a beaucoup de cendres, les restes d'un grand feu. Sur un monticule, près du grand cèdre, j'aperçois un écriteau. Qu'est-ce donc? Sur une grande écorce est dessinée, en couleur blanche, la tête d'un renne, portant de larges cornes.
Je rentre navré. Reverrai-je jamais mon Indien?
Ma mère me reçoit tout en larmes; elle a été follement inquiète.
– A quoi donc penses-tu? n'es-tu pas heureux avec nous?
– Si, mère, très heureux; mais je cherchais mon ami, l'Indien, qui était si triste.
– Malheureux! c'est un voleur d'enfants!
– Je voulais seulement lui dire encore que je l'aime.
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14 Septembre 1811. – Je n'ai pas oublié mon ami. J'ai construit dans le bois un wigwam, petit, mais suffisant pour pouvoir y faire un feu de branches sèches. Je m'y étendais sur la terre nue, alors je revoyais mon bel Indien, sa démarche souple et fière, ses yeux noirs profonds. Je revoyais aussi les éclairs de haine qui les traversaient, et j'éprouvais encore ce besoin ardent de lui dire que moi au moins je l'aimais. Souvent j'allais à la clairière pour mieux retrouver mes souvenirs.
Juin 1812. – Je fais mon pèlerinage accoutumé. Comme toujours, je suis venu seul ici, dans la clairière. Les broussailles l'envahissent; on discerne encore l'emplacement des feux. Je m'assieds près du tertre, sous le grand cèdre; c'est là que me reviennent le mieux les impressions de ma journée chez les Peaux-Rouges.
10 mai 1813. – Les neiges ont fondu, je reviens à la clairière. L'hiver a eu raison de l'écorce peinte par l'Indien. Il n'y a plus de signe sur le tertre; maintenant il me manque quelque chose ici. C'est comme si le village avait été détruit une seconde fois.
J'ai détaché l'écorce d'un arbre, et j'ai dessiné à la craie une tête de renne. J'ai placé l'écorce sur le tertre; de nouveau la clairière s'anime à mes souvenirs, la tribu vit encore entre les grands sapins.
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Le rêve de ma jeunesse fut de devenir marin.
Né à Hull, en Angleterre, en l801, je passai mon enfance au bord de la mer; mon âme d'enfant fut bercée par le chant sauvage des vagues et par les récits des marins. Mon père était capitaine de vaisseau: j'avais l'ardent désir de suivre son sillage.
Ma mère, et mon père lui-même, firent tous leurs efforts pour me détourner de cette passion de la mer. Ils me dépeignirent les dangers et les multiples misères du matelot, me conseillant le choix d'un travail sédentaire. Rien n'y fit; je voulais voyager.
Mon père, alors, usa d'un grand moyen: il me prit à son bord comme mousse. J'avais quatorze ans; nous avions entre temps émigré au Canada. Mon père me chargea des travaux les plus rudes, m'astreignit aux plus désagréables corvées, me mit au régime de la nourriture des matelots. Je n'en eus qu'un plus grand désir de voyager.
Les tempêtes ne m'impressionnèrent pas plus que les fatigues. La navigation périlleuse au travers des bancs de glace me passionna; je suivis avec le plus grand intérêt tous les travaux du bord. Ma constitution extrêmement robuste supportait sans peine cette rude vie, dont l'âpreté même me plaisait.
Au retour, mon père me rendit le témoignage que je m'étais conduit comme un homme: «Il est fait pour voyager».
– Oui, père; cependant je ne veux pas pêcher des poissons, je veux chercher des Indiens.
Le Blanc criminel
Je dus attendre ma vingt-septième année avant de pouvoir me mettre à la recherche du Peau-Rouge. En l828 enfin, je partis. Nous remontons le Saint-Laurent en canot; nos rames frappent l'eau, le mouvement me berce.
- Voici des Indiens, un village. Ton Peau-Rouge serait-il parmi ceux-ci?
– Non, il n'est pas là!
– Comment le sais-tu?
– Regardez ces wigwams en désordre, ces hommes sans fierté, ces Indiens qui ne sont plus que des mendiants dégoûtants. Mon Peau-Rouge n'a rien de commun avec ceux-là!
Ces Indiens lamentables vivent trop près des Blancs; ils sont abrutis par l'alcool, dépravés parce qu'à la brutalité des sauvages ils ont ajouté les vices des civilisés. Je recherche de vrais Indiens, fiers et courageux, nobles et forts.
– Il n'en existe plus.
– Si, j'en ai vu au moins un.
Comment s'appelle ton Indien ?
– Je ne sais pas.
– Où habite-t-il?
– J'ignore.
– A quelle tribu appartient-il?
– A une tribu encore sauvage, qui a fui devant les hommes blancs.
– Quelle direction ont-ils prise?
– Ils sont partis vers l'ouest, c'est tout ce que je sais.
– Toutes les tribus fuient vers l'ouest. Le pays est immense; comment peux-tu espérer retrouver cet Indien?
– Je dois le revoir!
– T'a-t-il pris un objet précieux? T'aurait-il volé un enfant?
Je réponds avec indignation:
– Non ! mon Peau-Rouge n'est pas un voleur d'enfants!
Qu'est-ce, au fait, qui me contraint à poursuivre cet Indien? J'aurais peine à l'expliquer; depuis la rencontre qui a bouleversé mon enfance, je sens que je dois le chercher; ma vie est marquée par cette passion mystérieuse.
Nous remontons le fleuve, nous longeons les rives des Grands Lacs. Nous explorons les côtes, nous parcourons les clairières, nos yeux scrutent les pentes des collines espérant y découvrir quelque wigwam.
Dans les clairières envahies de broussailles, nous ne trouvons que des vestiges de campements, quelques pierres noircies d'anciens foyers. Où sont donc les libres Indiens?
Tous ont fui.
Un trappeur des rives du Lac Huron nous dit: «Les Peaux-Rouges sont écrasés par l'avance de l'homme blanc. Le civilisé est impitoyable; il persécute et anéantit l'indigène vivant sur la terre de ses pères.»
"Il y a quelques années, les Blancs ordonnèrent à une tribu d'Indiens Cheyennes de quitter leurs villages et de se retirer vers l'Ouest. C'était en plein hiver, le froid était atroce. Cent-quarante-neuf Indiens, dont cent femmes et enfants, implorèrent un délai; on les emprisonna dans le fort. Pour les contraindre à partir malgré le froid rigoureux, on ne leur fournit ni feu, ni vivres. Le 6 janvier, après trois jours de souffrances pendant lesquels leurs enfants criaient de faim, les Peaux-Rouges s'échappèrent au milieu de la nuit, en sautant par les fenêtres du fort. Tenaillés par la faim, exaspérés par l'injustice des Blancs, ils tirèrent sur les sentinelles et s'enfuirent à travers la prairie couverte de neige. Les soldats du poste poursuivirent les fugitifs, retardés par les enfants, et les rejoignirent sans peine. Un combat s'engagea, qui fut bientôt terminé faute de combattants du côté des Indiens. Il ne restait que neuf Peaux-Rouges vivants, atteints de blessures plus ou moins graves".
Voici pourquoi les clairières sont désertes. Les Indiens persécutés vivent sous la terreur : ils fuient. Bêtes et hommes sauvages, le Blanc chasse tout devant lui et détruit tout. Sa rapacité anime sa cruauté.
Même les tribus devenues chrétiennes n'échappent pas aux massacres révoltants. Lorsque nous essayons d'apaiser leurs craintes en leur parlant de l'Evangile, ils répondent: «Si nous devenons chrétiens, nous ne nous défendrons plus, et vous nous massacrerez plus facilement encore». Pareille suspicion nous indigne: les Blancs ne sont pas fourbes à ce point! Les Peaux-Rouges alors nous rafraîchissent la mémoire.
Voici le récit que nous fit un chasseur des bords du Lac Erié, il le tenait de son père:
"Des missionnaires moraves avaient fondé un village d'Indiens chrétiens, il fut détruit. Ils le rebâtirent plus à l'ouest, ils en furent chassés. Jamais ils ne purent garder, l'espace d'une génération, les stations péniblement édifiées. Un seul missionnaire dut émigrer douze fois avec une tribu des Delawares persécutée par les Blancs, chaque fois son village était incendié. Souvent les missionnaires périrent avec des Indiens chrétiens. Dans une première station de Gnadenhütten, onze missionnaires furent tués en un soir.
Les rescapés de cette tribu fondèrent un nouveau village près du Lac Erié, lui redonnèrent le nom de Gnadenhütten. Mais la persécution reprit. Les missionnaires, couverts de haillons, furent emprisonnés et maltraités.
Les Indiens chrétiens furent chassés vers l'ouest en plein hiver, sans abri, sans ressources, sans nourriture. Le pays était couvert de neige, le froid excessif. On 1eur assura que le commandant du fort avait pitié d'eux; pressés par la faim, une centaine d'entre eux revinrent à Gnadenhütten à la recherche de leurs provisions. Une troupe armée vint leur offrir protection. Les Indiens se défièrent, on les leurra par des promesses; par des mensonges on rassura les plus craintifs.
Pendant que les Delawares rassemblaient leur misérable butin, les soldats se jetèrent sur eux et les parquèrent dans deux bâtiments. Alors on leur annonça que le lendemain ils mourraient tous.
Après un moment de terreur, les Indiens chrétiens s'inclinèrent. Ils ne firent pas un geste de défense. Ils passèrent la nuit en prières, chacun exhortant son frère à la fidélité; puis ils chantèrent des cantiques. Au matin, les assassins blancs vinrent:
– Etes-vous prêts?
– Nous avons recommandé nos âmes à Dieu, il recevra nos esprits.
L'affreuse tuerie commença; hommes, femmes, enfants, au nombre de nonante-six, tombèrent, frappés à coups de haches et de massues. Aucun ne se défendit. Seuls, deux jeunes gens échappèrent: réfugiés dans une cave, au-dessus de laquelle travaillaient les bourreaux, ils furent inondés du sang de leurs parents suintant entre les solives du plancher".
(Ces scènes sont racontées d'après les documents de la Mission Morave. Ceci date du 8 mars 1782. Tout le XIXe siècle en vit encore de pareilles.)
L'Indien conclut son récit:
«Dès lors, nous avons la terreur de l'homme blanc; nous ne nous fions jamais à lui. Un Indien est cruel quand il combat son ennemi, mais ses amis peuvent compter sur lui. En un Visage pâle, on ne peut jamais avoir confiance. Il ne nous reste plus de place pour vivre; nos cœurs sont déchirés de douleur, nous n'avons plus ni paix, ni repos».
J'appris ainsi pourquoi les Indiens fuient toujours plus loin vers l'ouest, ne laissant dans ]e pays de leurs pères que des épaves, de misérables Indiens avilis par le contact des civilisés.
Je compris aussi les sentiments de l'Indien qui m'avait volé enfant. Avec tant d'autres de sa race, traqués comme des bêtes fauves, il devait fuir devant le Blanc criminel. En lui la rage du persécuté et la soif de vengeance luttaient contre la pitié. Pouvais-je lui reprocher sa colère? Je me sentais bien plutôt irrésistiblement attiré vers lui; je pensais, comme cet enfant dont père et mère avaient été tués par les Indiens révoltés: «J'irai vers les Indiens leur dire que le Sauveur les aime, et que je les aime aussi!»
Recherche
Les Indiens indépendants ont fui vers l'ouest. Je ne pouvais les suivre dans la prairie et les bois, parce que je ne savais pas encore leur langue.
Force me fut de passer quelques années parmi les Indiens qui végètent près des Blancs, au nord du Lac Ontario. En les instruisant, j'appris leur langue, initiation si difficile qu'elle me coûta douze ans de patience. De ce temps de préparation, je ne rapporterai que quelques souvenirs.
En 1828, je m'installe près du Lac Rice avec Marie, ma courageuse compagne. N'ayant trouvé aucun autre abri que de misérables wigwams, nous vivons sous la tente.
Je bâtis un collège de mes mains, tout en poutres de cèdre presque brutes. Cette construction a quelque chose de sauvage; elle est aménagée très primitivement.
Les petits Indiens viennent s'instruire: ils sont aussi sales qu'ignorants. Le plus inquiétant est l'abrutissement des parents. Est-ce que vraiment nos élèves suivront leurs détestables exemples? J'en tremble. Je veux lutter contre cette dépravation des Indiens.
A Noël 1829, j'ai cinquante élèves. Je leur enseigne l'anglais et la lecture, afin qu'ils puissent lire le Nouveau Testament. Ensemble nous essayons de traduire tant bien que mal en langue indienne quelques chapitres de l'Evangile selon saint Matthieu. Je leur apprends aussi l'arithmétique, et cherche à les initier à divers travaux manuels.
En l830, j'ai commencé à faire un culte pour mes élèves. Quelques parents comprenant l'anglais y assistent chaque dimanche.
Printemps 1831: Que nous sommes pauvres! Frère Young a passé devant notre cabane: «Entrez, frère Young, entrez et dînez avec nous!»
Ma femme intervient gaiement:
– Oui, entrez! Nous avons un pot de lait et une miche de pain. La Bible dit: «Son pain lui sera donné, et toujours il aura de l'eau». Et nous avons mieux que cela, puisque nous avons du lait. Nous avons peu à offrir à nos amis, mais nous leur donnons toute la joie de notre cœur, n'est-ce pas beaucoup?
– Rire de sa pauvreté et se réjouir de son travail, dit frère Young, c'est une nourriture que je partagerai joyeusement avec vous. J'ai grand faim de votre bonheur.
Automne 1831: Que nous sommes riches, merveilleusement! Nous avons un trésor magnifique: une ravissante fillette de quelques semaines. Chaque jour nous faisons meilleure connaissance; près de son berceau je siffle des cantiques, elle me remercie par de délicieux sourires. Pourrions- nous souffrir de notre isolement, loin de nos frères, lorsque nous avons pour nous seuls toutes les joies de notre petite Eugénie? C'est un univers qui nous est accordé.
1832: J'exerce de plus en plus toutes les fonctions d'un pasteur: il n'y a aucun missionnaire à moins de cent kilomètres. Triste peuple que ces Indiens déchus! Quelle misère: avoir appartenu à cette fière race et n'être plus que des mendiants pourris de vices! Est-ce leur faute? Les Blancs sont les grands coupables; envahisseurs, ils ont pillé et abruti les anciens maîtres du pays. Nous ne pouvons blâmer les Indiens; nous avons pitié de ces misérables, et cherchons à compenser quelque peu la révoltante injustice des civilisés.
Ma femme m'aide dans cette tâche décevante; sa gaîté et son affection réconfortent ces malheureux. Mais nous rêvons du beau jour où nous nous trouverons au milieu de vrais Indiens, sauvages et fiers. Ici nous n'avons que tristesses et déceptions.
1834: Nos Indiens se sont bâti quelques cabanes. L'ouvrage n'est pas fameux, mais c'est un progrès marqué sur leurs wigwams. Avec l'Evangile, nous cherchons à donner aux Indiens une vie stable. Je leur apprends à cultiver le jardin; ma femme leur explique divers métiers. Ces Indiennes n'ont jamais vu ni filer, ni tisser la toile. De ces chasseurs misérables, nous espérons faire des paysans; ils ont déjà quelques vaches et font du beurre et du fromage.
1835: Je peine sans relâche pour apprendre la langue des Indiens; je fais si peu de progrès que par moments je suis très découragé.
Dimanche dernier, mon interprète étant absent, j'ai essayé pour la première fois de prêcher en langue indienne et je suis parvenu à faire un tout petit sermon.
1836: Marie aimerait entendre chanter nos Indiens. Je leur ai enseigné quelques airs et leurs paroles, mais comment progresser sans recueil?
– Marie, combien avons-nous dans le carton qui garde nos économies?
– Pas grand'chose. As-tu un achat nécessaire?
– Aurions-nous assez pour faire imprimer un petit recueil de chants en indien?
– Mon pauvre ami! ce serait magnifique, mais jamais nous ne parviendrons à le payer!
– Nous pourrions essayer pourtant, en n'imprimant que les paroles et en nous limitant au nombre de pages fixé par nos moyens.
Je partis pour New York, travaillant en chemin pour gagner mon pain. Les travaux de traduction et d'impression m'y retinrent plus longtemps que je ne l'avais prévu, et le prix des recueils de chants dépassa mes calculs. Pour pouvoir les payer, je dus voyager dans l'entrepont d'un navire; faisant l'économie d'un lit, je dormis trois nuits sur «la planche la plus tendre» que je pus trouver. En vérité, je souffris moins de l'inconfort de ma couche que de la grossièreté de mes compagnons de l'entrepont. Quelques voyageurs de première ou de seconde classe me reconnurent et sourirent avec quelque dédain en apprenant que je ne mangerais point à leur table... Que m'importait! j'avais avec moi les recueils de cantiques fraîchement imprimés; nos Indiens pourront chanter!
1839: Pourquoi nous attarder ici, parmi ces Indiens dépravés? Les vrais Indiens ont fui vers l'ouest, beaucoup plus loin. Cherchons-les!
Ma femme hésite. Je lui ai parlé de mon Indien, elle m'a compris; seule, elle me suivrait volontiers. Mais elle a beaucoup d'inquiétude pour notre fillette. Comment l'élever au milieu des sauvages?
Eugénie joue près de la maison. Un coup maladroit fait rouler sa balle vers le bois. L'enfant n'ose pas la chercher; sa mère lui a donné la crainte des Indiens voleurs d'enfants. Mais voici qu'un Indien surgit de derrière un sapin et rapporte la balle. Il s'attarde à regarder la fillette. Marie, inquiète, suit la scène. Longtemps les yeux de l'Indien s'attachent à l'enfant; son regard haineux s'adoucit: il s'émeut de la naïve confiance d'Eugénie, et lui dit: «Pourquoi. tes pères ne nous laissent-ils pas vivre heureux avec nos enfants? Nous n'avons plus de patrie».
Marie, émue par cette tristesse, veut interroger l'Indien mais il s'enfuit, glisse entre les arbres, et disparaît comme une ombre.
Bouleversée d'avoir pressenti chez ce sauvage tant de souffrance, transpercée par le regard douloureux de ses yeux noirs, Marie me presse d'aller à sa recherche. Je m'informe, mais n'apprends pas grand'chose. L'Indien a passé au village, a tout examiné en silence, puis s'en est allé disant: «Vous rongez des os comme des chiens». Nul n'a osé répondre, tant il y avait de dignité dans son allure et de force dans son regard. Nul ne le connaissait; il vient certainement de l'ouest.
Marie soupire: «Pauvre peuple, toujours traqué! James, tu as raison: nous devons aller vers lui, lui dire que nous au moins nous l'aimons dans sa détresse».
Nous irons! Pour préparer notre voyage chez les Indiens du Nord, je redescends à Québec. Les souvenirs me rappellent à l'ancienne demeure de mes parents.
Voici la piste presque effacée; ici la bifurcation dans le bois; là se trouve la clairière. Depuis combien d'années n'ai-je pas refait mon pèlerinage? Les broussailles ont fait place à de jeunes arbres. Plus trace des feux; seules restent quelques pierres noircies, pauvres témoins des foyers d'un village abandonné. Le grand cèdre domine encore la forêt, à son pied se dessine le tertre. Mais que porte-t-il donc? – une grande écorce, placée comme un écriteau, sur laquelle est peinte en blanc une tête de renne, aux larges cornes ramifiées.
Je tremble: mon Indien a passé récemment! Serait-ce lui qu'a vu Marie? Brusquement, je me retourne: serait-il là encore, à m'observer? Personne. Je cherche partout: rien. J'appelle à mi-voix, puis à grands cris; silence! Je suis seul, aujourd'hui, à me souvenir; mais d'autres, ailleurs, n'oublient pas non plus. Je répondrai à leur détresse, maintenant; n'ai-je pas trop tardé déjà?
En souvenir précieux, je prends l'écorce mystérieuse. Je visite la tombe de ma mère. De fraîches fleurettes l'illuminent; en prendrai-je? Non; restez au cimetière, messagères d'espérance, sur la tombe de nos bien-aimés.
Mais, l'écorce de l'Indien ne serait-elle pas aussi un hommage adressé à ses morts? et toi, tu as pris ce que ton ami avait voué à la mémoire des ancêtres de sa tribu!
Voici la clairière; là-bas le cèdre. Sur le tertre je replace pieusement l'écorce peinte. Les paroles de l'Indien à mon père me reviennent au cœur: «Tu lui diras, quand il sera grand, d'avoir pitié des Indiens».
Nous partons au printemps de 1840. Nous remontons le Saint-Laurent dans de légers et fragiles canots, ramant au long du fleuve magnifique, puis traversant le Lac Ontario. Par un chemin pittoresque entre les arbres et les rochers, nous contournons les chutes du Niagara; nos rameurs indiens portent les canots au-dessus de leurs têtes. L'obstacle surmonté, la navigation reprend, magnifique mais interminable, au long des lacs immenses, jusqu'à l'extrémité du Lac Supérieur. Une rivière nous conduit jusque près de la ligne de partage des eaux. Le fameux "portage" de Savan, semblable à un «passage» des Alpes, nous permet de franchir la chaîne des collines. On porte les canots pendant trois ou quatre heures, pour atteindre une rivière coulant au Nord. Nous descendons au fil de l'eau, évitant par les sentiers de la rive rapides et cataractes et gagnons enfin le Lac Winnipeg. C'est au delà de son extrémité nord, sur la rive de son émissaire, le fleuve Nelson, que se trouve notre but, Norway House. Ce voyage de trois mois nous a fait parcourir 4000 kilomètres en petits canots.
Norway House est le principal centre établi par la Compagnie de la Baie d'Hudson pour le commerce des fourrures. Ici aboutissent les transports venant de l'ouest du Canada par les voies fluviales étendues sur des milliers de kilomètres, et d'ici se préparent les expéditions pour l'Angleterre. Norway House est pour nous le centre rêvé pour faire rayonner l'Evangile à travers les solitudes immenses du Canada.
Dès notre arrivée nous sommes émerveillés. Voici des Indiens, des vrais, magnifiquement sauvages! Mon rêve se réalise; à chaque pas, entre les wigwams, au long des fleuves, au hasard des sentiers sous bois, partout je rencontre de beaux Indiens, à la démarche souple et fière, aux profils énergiques. Tous ont l'allure de chefs; en eux respire toute la fierté de leur race. La plupart ne s'arrêtent à Norway House que quelques jours; ce sont des équipages de rameurs convoyant des fourrures des Montagnes Rocheuses à la Baie d'Hudson. Parmi eux se trouvent des Iroquois réputés pour leur habileté, des montagnards Stonies, de farouches Chippewayens; à l'écart, dans la plaine, campent même quelques Pieds Noirs, redoutés de tous à cause de leur férocité. Les Indiens de cette région sont des Cries, appartenant à la grande famille des Algonquins; ils se distinguent par leur intelligence et leur relative douceur.
Nous apprenons rapidement à discerner les signes distinctifs des tribus, de même que le caractère particulier de chacune. Autour de Norway House, près des fleuves et des lieux de campements, nous rencontrons de nombreuses tombes; chacune porte l'emblème d'une tribu; je cherche avec fièvre, mais en vain, le signe du Renne.
A tous ces Indiens, j'annonce l'amour de Dieu, le Grand Esprit; les récits de l'Evangile de Jésus-Christ les passionnent plus que je n'osais l'espérer. Les rameurs de passage colportent au long des fleuves la grande nouvelle: «Ayumeavookemou – le «maître de prières» – est venu! » Ce que ces messagers occasionnels racontent de l'Evangile excite la curiosité des Indiens; ces païens sont affamés d'une espérance nouvelle. Sous les wigwams et autour des feux des campements, on répète et commente quelques mots rapportés par les chasseurs: le Grand Esprit a donné, dit-on, une Parole magnifique pour tous ses enfants, les rouges comme les blancs.
A Norway House arrivent bientôt des députations envoyées par les tribus voisines. Les Indiens s'informent, s'asseyent en cercle, écoutent avec surprise et ravissement les merveilleuses histoires de l'amour du Grand Esprit, puis s'en retournent à leurs lointains campements pour chercher leurs familles. Ils réunissent tous les leurs, prennent tout ce qu'ils possèdent, filets, trappes et armes, et viennent planter leurs tentes dans le voisinage de la station missionnaire. Tout un village mobile se forme ainsi.
Les délégués des tribus lointaines nous supplient d'apporter à leurs villages la bonne Parole du Grand Esprit. Tous ces Indiens manifestent un grand désir d'être instruits. Leurs sollicitations répondent à mes vœu; je ne tarderai pas à visiter les tribus proches et lointaines. Le pays à explorer est immense; les voyages compteront des milliers de kilomètres. Je me déplacerai comme les Indiens: en traîneaux à chiens l'hiver, et l'été en canots d'écorce. Je partagerai la belle vie des Indiens, libres et heureux dans les forêts et les plaines glacées. Et peut-être retrouverai-je l'Indien de mon enfance!