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L'idole de l'homme rationnel

"Regards sur l'Occident" (1/6)

Claude-Alain Pfenniger

«... ayant connu Dieu, ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces; mais ils se sont égarés dans leurs pensées...» Epître de Paul aux Romains, 1.21

Le chrétien a parfois tendance à fustiger la raison. Assimilée à la présomption intellectuelle, voire à l'orgueil, cette faculté lui apparaît comme l'alliée du péché et du malheur.

Chrétien ou non, mon lecteur s'attend pourtant à ce que l'article qu'il entame soit substantiel, clairement structuré et logique. Dans sa vie privée, ce même lecteur s'efforce sûrement de donner aux diverses entreprises dont il se sent responsable le même caractère d'ordre, de maîtrise et de clarté.

La raison serait donc tantôt nécessaire, et tantôt haïssable. Tout dépend, comme on dit, du «contexte». Mais alors, comment cerner le contexte qui permet l'épanouissement de la raison, et définir celui qui la rend délinquante? Le chrétien évangélique, se fondant sur une déclaration biblique comme celle qui figure en exergue, répondra fort justement que la raison de l'homme «naturel» est dépravée, marquée par la Chute, incapable de conduire l'homme vers le bonheur et de lui ouvrir les portes du salut. Il ajoutera que le chrétien authentique échappe à cette fatalité, car Jésus-Christ habite en lui, la Bible lui sert de boussole, et le Saint-Esprit illumine sa raison défaillante.

Pratiquement, les choses ne sont pourtant pas vécues ainsi en permanence. Un grand nombre de non-croyants parviennent à faire fonctionner leurs facultés mentales pour le bien commun de l'humanité, et les chrétiens n'ont pas toujours brillé par leur sagesse, ni par leur profondeur intellectuelle, ni même par leur bon sens.

La réalité de la vie quotidienne (qu'elle soit rébarbative ou motivante) impose que tous, croyants, athées, sceptiques, ou agnostiques, se comportent de manière aussi «raisonnable» que possible, sous peine d'être vite disqualifiés. Par ailleurs, il arrive à tous de se trouver pris en flagrant délit de déraison, ou d'inconséquence, comme si le Raisonnable (la «sagesse») ne mûrissait qu'en contrepartie d'un certains nombre d'égarements. Alors, est-ce la raison qui engendre la folie, ou la folie qui finit par imposer la raison? Et au râtelier des dons de la Providence, quelle place assigner à la raison?

Il m'apparaît qu'une réponse rationnelle à ces questions est singulièrement ardue – je veux parler d'une réponse qui soit à la fois acceptable par des chrétiens convaincus, et utile à des non-croyants. Je crois pouvoir résumer cette difficulté en quelques mots: l'Occident a pris l'habitude de croire en la souveraineté de la raison, et en même temps de la nier. Il ne sait au juste ce qu'elle est, mais il la vénère, parfois en maugréant. Malgré les «leçons de l'histoire», il ne peut s'empêcher de la brandir comme la marque de son génie propre. Il espère en elle, mais s'en méfie.

Si nous parvenons à rappeler quelques-uns des épisodes déconcertants des relations de l'Occident avec sa fille préférée, la raison, nous serons mieux disposés à entendre les paroles catégoriques de l'apôtre lorsqu'il évoque une humanité «égarée dans ses pensées». Et mieux préparés à rechercher ensemble à quelles conditions l'esprit humain retrouvera sa santé, son équilibre, sa vraie noblesse – et la raison sa place.

l. Au berceau de la fée

Commençons par une évidence: la raison est une faculté universellement distribuée. Selon Descartes, le «bon sens» (ou «puissance de bien juger») est même la chose du monde la mieux partagée. De ce fait, ni l'ingéniosité, ni l'esprit d'analyse, ni celui de synthèse, ni la capacité de déduction, ou de formalisation, ni aucune autre opération de l'esprit ne peut se présenter comme une spécialité du bastion occidental. Le rationalisme est indissolublement lié à l'histoire européenne, mais l'exercice de la «raison», en tant que faculté de juger et d'agir par raisonnement, et non par simples évocations associatives et par instinct, n'est sûrement pas l'apanage des seuls penseurs grecs et de leurs successeurs. Les mathématiques, l'astronomie et les sciences appliquées (architecture, navigation, urbanisme, science militaire, etc.) leur furent bien antérieures. Et à la lecture des recueils de littérature sapientiale de l'Antiquité égyptienne, akkadienne, hébraïque, et des autres peuples du Croissant fertile, on retrouvera tous les types de raisonnements mentionnés ci-dessus.

Toutefois, on ne peut avancer que les sciences et les sagesses pré-helléniques étaient rationalistes dans leur essence. En effet, elles reposaient toutes sur des présupposés de nature religieuse, sur des idées reçues et sur des représentations arbitraires. Ce ne fut que très progressivement que les philosophes grecs eux-mêmes apprirent à se dégager de ces supports hérités des vieilles cosmologies et des traditions. On peut discerner, dans l'apparition de nouvelles religions, le prélude à cette forme d'émancipation spirituelle. Citons pour mémoire le zoroastrisme, ou mazdéisme (du nom du dieu perse Ahura Mazda), qui enseignait dès le 6e siècle avant J.-C. l'opposition radicale entre le Bien et le Mal. Il préconisait la lutte contre les puissances mauvaises (emmenées par le dieu Ahriman), et croyait l'être humain capable d'en triompher, pourvu que ce dernier se laissât conduire par les forces divines de la Lumière et du Bien (gouvernées par Ahura Mazda). Ce manichéisme primitif n'ouvre-t-il pas la porte à une pensée rationaliste embryonnaire? A tout le moins, ce mouvement traduit une exigence croissante de clarté (clarté dont, en Grèce, Zeus, Apollon, Athéna seront les représentants mythologiques favoris), et une détermination à se débarrasser de tout ce qui maintient l'homme dans l'ignorance et dans l'esclavage moral.

Alors que le polythéisme tend vers un nivellement des notions de vrai et de faux, de bien et de mal, de spirituel et de matériel, de transcendance et d'immanence la recherche de clarté va tendre vers la distinction des opposés (même lorsqu'ils sont perçus comme complémentaires, comme chez Héraclite), vers la séparation, vers la différenciation, et vers le rejet de l'arbitraire. L'outil de cette recherche sera le discours dialectique (selon Platon, l'art «de demander et rendre raison», La République, 533 c). Bientôt, le rationalisme élaboré des philosophes antiques va devenir leur dénominateur commun. Platon comme Aristote, les épicuriens comme les stoïciens, les pyrrhoniens comme les sceptiques, tous parviennent à leurs positions particulières (et parfois contradictoires!) en passant leurs présupposés au crible du «logos», du discours organisé autour de symboles médiateurs. But de l'opération : comprendre l'expérience humaine (la nature des sensations, des traditions, des institutions, des structures sociales, etc.) et le monde en général (les événements, la nature) pour vivre le mieux possible, et le plus justement, le plus sensément.

Il vaut la peine de noter ici que l'aspiration à la clarté ne se développe pas seulement dans le cadre des écoles philosophiques. Cet idéal connaît également la voie mystique, exprimée par les religions à mystères, spécialement par les cultes orphiques. C'est peut-être là le creuset des tendances gnostiques, si vivaces au début du christianisme et de nos jours.

Mais que la connaissance du monde soit l'aboutissement d'un processus dialectique concerté, ou d'une expérience mystique d'illumination de "l'oeil intérieur", les partisans des deux tendances se rejoignent dans la même croyance implicite en la supériorité de l'esprit (et de la forme) sur la matière, de l'âme sur le corps. Il est du ressort d'un homme "éclairé" de décrire la nature du réel, ou à défaut, de décrire les obstacles qui nous en séparent. La raison est à même de situer l'homme dans le monde, et suffit à l'élaboration d'une morale comme d'une métaphysique (certains philosophes sceptiques font exception).

Dans la joie et l'exaltation de cette espérance, l'Occident salue alors la naissance de la bonne fée qui l'élève au-dessus des ténèbres de la barbarie. On peut sourire des premiers balbutiements de l'enfant prodige, et des vestiges de superstition qui encombrent son berceau, mais cette «venue au monde» n'est-elle pas aussi le témoignage d'une exigence radicale de plénitude spirituelle? Même prévenu à l'encontre de l'attitude rationaliste, on ne peut nier la grandeur d'un Socrate (pour ne citer que cet exemple) qui, au moment où son ami Criton lui propose de le faire échapper au supplice et à une mort injuste, répond en substance: «Tu sais que je n'obéis jamais qu'à la raison. Or, que dit-elle? Qu'entre les opinions des hommes, il ne faut avoir égard qu'à celle des hommes sensés, et non à celles de la foule. Cela est surtout nécessaire quand il s'agit des choses les plus importantes, du juste et de l'injuste, du bien et du mal. Or la raison démontre qu'il ne faut jamais être injuste ni faire le mal. C'est de ce principe que notre discussion doit partir, pour décider si je peux sortir d'ici sans l'assentiment des Athéniens» (voir, Le Criton, de Platon). Une telle rigueur éthique assortie d'une telle démonstration pratique de sérénité face à la mort méritent l'estime. On ne peut s'empêcher de rapprocher le prince des philosophes de ceux dont parle l'apôtre Paul lorsqu'il écrit:

«Quand les païens qui n'ont point la loi [révélée dans l'Ecriture], font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n'ont point la loi, une loi pour eux-mêmes; ils montrent que l'œuvre de la loi est écrite dans leur cœur, leur conscience en rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant ou se défendant tour à tour» (Rom 2. 14,15; quant à cette manière de «dialogue juridique intérieur», voir le texte de Platon, Le Théétète, 189 e). Mais quoi qu'il en soit des hautes exigences morales et des actes admirables d'un Socrate, de tels exemples ne sauraient être produits pour défendre la puissance salvatrice de la raison. Tout au plus peuvent-ils démontrer que l'homme, être moral autant qu'intellectuel et religieux, trouve un certain apaisement à l'idée de sa propre justice. Il y a pourtant un monde d'opposition entre l'autosatisfaction morale et la possession réelle de la parfaite justice. C'est ce que feront éclater au grand jour la vie et le message de Jésus-Christ.

2. Servante de la Théologie

D'un point de vue strictement rationaliste, l'irruption du christianisme dans l'Histoire constitue une catastrophe majeure. Alors que le philosophe se flatte de pouvoir évoluer bien au-dessus des miasmes de la crédulité et de la superficialité populaires, le christianisme naissant va proclamer la faillite du processus dialectique et humilier la raison. La nouvelle «secte», violemment combattue et persécutée, propage des thèses autant inacceptables pour les chefs religieux et politiques que pour les philosophes eux-mêmes. Surtout, elle prétend que son fondateur, un certain Juif nommé Jésus de Nazareth, a vécu en homme parfaitement sage et irréprochable sans avoir été disciple d'aucun des grands maîtres de la philosophie. Plus énorme encore: on affirme que cet homme était Fils de Dieu, Dieu incarné, Dieu en personne, venu sur terre dans le but exprès de sauver l'humanité, et tout cela sans le recours à la philosophie. On attribue à cet être extraordinaire des pouvoirs surnaturels, et l'on rappelle sans cesse que le point culminant de sa mission a été sa crucifixion, parce que, expliquent ses partisans, cette mort injuste du seul juste de l'histoire a valeur de sacrifice expiatoire pour toutes les mauvaises actions des hommes, et qu'elle nous garantit une paix éternelle avec Dieu. On s'empresse d'ajouter que ce Jésus est revenu à la vie plusieurs jours après sa mise au tombeau, qu'il est monté au ciel et qu'il règne désormais de manière invisible sur tous ceux qui croient en lui, et qui attendent sa réapparition.

Le philosophe se voit donc dépouillé de son principal titre d'honneur: la connaissance du «logos», de la raison incarnée dans le langage, et assimilée par certains penseurs (les stoïciens par exemple) à la divinité suprême. On lui demande désormais de reconnaître en cet obscur Galiléen le Logos lui-même, la Sagesse éternelle, le seul Médiateur entre Dieu et les hommes, le Seul salut imaginable. Et si le philosophe se rebiffe, et demande pourquoi il faut en passer par là, on lui réplique que les philosophes comme les mystiques ont amplement prouvé la faillite de leurs systèmes respectifs. Non seulement ils se contredisent, et leurs manières de vivre sont rarement convaincantes, mais encore des chefs religieux et des hommes ouverts à un discours rationnel (Hérode, en Luc 23. 9; Pilate, en Jean 18. 33-38) comptent parmi ceux qui ont crucifié Jésus-Christ.

Pour mesurer l'onde de choc d'un tel message, considérons que l'enseignement de Christ condamne par avance toute forme d'illusion quant au potentiel de la raison humaine. Ce n'est pas la sagesse qui sort du cœur humain, de son être profond, mais ce sont «les mauvaises pensées, les adultères, les débauches, les meurtres, les vols, les cupidités, les méchancetés, la fraude, le dérèglement, le regard envieux, la calomnie, l'orgueil, la folie» (Marc 8. 21-23). Aussi fortes que soient les aspirations à la clarté, aussi profondes et ordonnées les réflexions pour comprendre et soi-même et le monde, aussi énergiques les efforts pour se dominer, le cœur reste ce qu'il est, et l'esprit comme les sens penchent vers la nuit (cf. Jean 1. 5, 10, 11; 3. 19). Un tel message est philosophiquement irrecevable. Or, comme le dit l'apôtre Paul, si «Dieu a convaincu de folie la sagesse du monde», et si la sagesse de Dieu (contenue dans la double Révélation de l'Ecriture sainte et de la personne de Christ) n'a été reconnue par aucune des sommités de l'époque (cf. 1 Cor 1. 21; 2. 8; Col 2. 3, 8-10), il n'est pas possible d'embrasser la foi chrétienne sans condamner la nature dégénérée et pervertie de l'être humain tout entier, raison comprise (cf. Rom 3. 9-20).

Pour autant, le christianisme ne va pas exclure la raison, pas plus qu'il ne va déprécier le corps ou ignorer les sentiments. La foi entraîne le croyant dans un processus de complète régénération : devenu «une nouvelle créature» par la venue en lui du Saint Esprit, et sous son contrôle, le chrétien est invité à mettre toutes ses facultés au service de son Seigneur divin (cf. 2 Cor 5. 17; 1 Thess 5. 23). La raison retrouve donc sa place, et prend part au grand renouveau. Elle devient capable de saisir l'essentiel et de s'y conformer, tout en rejetant les pseudo-sagesses. D'où des recommandations comme celle-ci: Je vous exhorte (... ) à offrir vos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de votre part un culte raisonnable (grec: tèn logikèn latreian). Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l'intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait» (Rom 12. 1,2 ). N'est-ce pas, d'une certaine manière, la sublimation du rêve rationaliste?

Lorsqu'au 4e siècle le christianisme devient la religion officielle de l'Empire romain, les beaux jours de la philosophie autonome semblent compromis. L'exercice de la raison n'est plus soutenable que dans le cadre d'une réflexion modelée par la pensée biblique, les anciens moules de la religion polythéiste ont été supplantés par le paradigme trinitaire, et toutes les institutions subissent peu ou prou la marque du consensus chrétien. Dans la mesure où, selon Augustin, la philosophie demeure l'ancilla theologiae, la servante de la théologie, on tolère qu'elle fournisse un certain bagage conceptuel et un support logique.

On pourrait craindre, d'un point de vue rationaliste, que la pensée philosophique «indépendante» ne soit en train de s'acheminer vers une période de stagnation, voire de régression. Pourtant, c'est de cette première période de l'ère chrétienne que date une vision du monde qui a fertilisé toute l'histoire de la pensée occidentale, et dont nous sommes encore tributaires. Celle-ci comprend une recherche de l'absolu centrée sur la Révélation du Dieu unique, l'abandon de la notion de destin (le fatum latin), la désacralisation de la nature (c'est à dire le rejet de l'animisme et du panthéisme), la conviction que l'univers obéit à des lois stables et intelligibles. Le corps est revalorisé (quoique non idolâtré). L'individu prime sur le collectif. L'histoire a désormais un début, une fin, et un sens. L'égalité des êtres humains est posée.

Enfin, un dernier facteur contribue à perpétuer une certaine tradition philosophique: la bataille contre les hérésies, à laquelle l'Eglise est contrainte. De conciles en traités d'apologétique, de défenses en réfutations, les Pères de l'Eglise auront à faire à forte partie, et trouveront tout naturellement l'occasion d'affûter leurs armes dialectiques et rhétoriques. Sans forcément tomber dans un discours purement philosophique, ils seront entraînés dans des controverses où les influences platoniciennes, aristotéliciennes, gnostiques ou païennes les amèneront à utiliser par moments une terminologie proche de celle des pollueurs du message évangélique.

3. La servante devient gouvernante

Christianise-t-on un empire? Constantin-le-Grand (305-337), par son édit de 313, et plus tard Théodose (379-395), premier empereur à imposer le christianisme et à proscrire le paganisme, ont cru l'entreprise possible. Un survol du Moyen Age, traditionnellement compris entre l'an 476 (chute de l'Empire romain) et l'an 1492 (découverte de l'Amérique), devrait pourtant nous rendre sceptiques à cet égard.

Le triomphe public et politique du christianisme au 4e siècle entraîne un mieux vivre généralisé et d'authentiques progrès sociaux. Mais on le sait, la pensée «homogénéisée» n'est qu'une façade. D'une part, les masses ne sont que partiellement et superficiellement acquises à la cause de l'Evangile: la mentalité païenne couve sous la cendre. D'autre part, les controverses théologiques incessantes ne laissent guère l'Eglise se reposer sur ses lauriers, et plusieurs conciles dits «œcuméniques» sont nécessaires pour éradiquer les hérésies et pour asseoir les fondements de la doctrine chrétienne (Nicée en 325, Constantinople en 381, Ephèse en 431, Chalcédoine en 451). Malheureusement, et même chez les Pères de l'Eglise les plus respectables, certaines résurgences de la philosophie antique (platonisme) et des structures politico-religieuses romaines pèsent parfois lourdement sur l'orientation du «clergé» naissant. Le système catholique romain, terreau de nombreuses déviations, est en train de se former. L'Eglise se mondanise.

Les spasmes de l'Empire sur son déclin, puis le schisme de ce même Empire et les invasions barbares, vont permettre l'émergence de nouveaux pouvoirs et d'un nouvel ordre européen. Seigneurs et riches propriétaires ruraux se partageront les terres jusqu'aux premières tentatives de reconstruction d'un nouvel Empire romain d'Occident, sous l'impulsion de Charlemagne (800). Profitant des recherches des érudits du 5e au 8e siècle (Bède, Boèce, Cassiodore, Isidore de Séville), et en s'appuyant sur les ordres monastiques (sur l'Anglo-saxon Alcuin en particulier), il favorise le développement d'une nouvelle culture. De son côté, la papauté va sans cesse ferrailler contre les successeurs de Charlemagne (et plus tard contre les empereurs allemands) pour imposer sa loi et sa vision sécularisée du pouvoir religieux. Elle y parviendra dès le 11e siècle. Dans son sillage, la théologie, sous diverses influences, comme celles des Arabes Avicenne et Averroès, ou du Juif Maïmonide, va évoluer dans le sens d'une remise à l'honneur de la pensée d'Aristote (bien que ce ne soit pas là le seul trait distinctif de cette dogmatique). Thomas d'Aquin (1225-1274) en sera le principal instrument. Par ailleurs, on assiste en Occident à une renaissance du rationalisme par le canal de penseurs ou de théologiens comme P. Abélard, P. Lombard, A. le Grand, R. Lulle. Certains d'entre eux sont contestés par l'Eglise, ou parfois par des anti-rationalistes tels Duns Scot, mort en 1308, ou R. Bacon, 1214-1294, un des «pères» de la méthode expérimentale. Le front rationaliste est loin d'être uni, mais on sent que la philosophie ne se cantonne plus dans son rôle de servante de la théologie, elle prétend désormais jouer le rôle de gouvernante.

Citons ici P. Courthial, auteur que nous ne suivons pas dans toutes ses conclusions, mais dont nous apprécions plusieurs analyses pertinentes (voir Le Jour des Petits Recommencements, Ed. L'Âge d'Homme, Lausanne, 1996, pages 189, 190):

«Thomas d'Aquin va magistralement (hélas!) construire un système à deux niveaux:

  • THEOLOGIE appuyée sur la Révélation christique, biblique (2e niveau)
  • PHILOSOPHIE naturelle, incorporant la pensée d'Aristote (1er niveau).

D'où une double dialectique:

  • En philosophie, celle du motif FORME - MATIERE;
  • En théologie, celle, plus complexe et générale, du motif NATURE - GRÂCE.

Comme la nature (et donc aussi l'intelligence) a été blessée par la Chute, la Révélation doit reprendre, redire, les vérités naturelles plus ou moins perdues et oubliées (celle de la création divine, celle du décalogue, par exemple).

Mais si Thomas d'Aquin reprend la vision augustinienne de la théologie comme Reine des sciences, et de la philosophie comme servante de la théologie, il s'appuie néanmoins sur une philosophie, et même sur une théologie, naturelles qui prétendent ne tirer autorité que de la seule lumière de la raison.

La philosophie thomiste se fonde ainsi sur une métaphysique aristotélicienne de l'Etre et prétend pouvoir résoudre d'une manière autonome (par rapport au Seigneur et à sa Parole) les trois problèmes fondamentaux de la philosophie:
(nous abrégeons)

  1. Celui de la relation et de la liaison mutuelles des divers aspects de l'expérience
  2. Celui de l'unité radicale du moi pensant
  3. Celui de l'origine du sens de toute la création

En fait, les apports réellement neufs du christianisme sur plusieurs points essentiels sont comme gommés par l'autonomie accordée ici à la raison naturelle. Sous prétexte que Dieu a créé l'homme raisonnable et libre, et qu'il l'a chargé de gérer la Création, Thomas d'Aquin rend à la philosophie une indépendance très large, et favorise la prééminence de la scolastique (celle que Courthial nomme «la scolastique synthétique envahissante», dont les ramifications s'étendent jusqu'à notre époque; op. cit.p.188). Dans ce système, il n'est plus déraisonnable de professer que l'achèvement du salut est entre les mains de l'homme, auquel est réservé la tâche de dégager, du sein de la multiplicité et du désordre apparent de la matière, les formes qui le conduiront à la connaissance de la Forme pure, Dieu. La porte de l'humanisme est désormais plus qu'entrouverte, et les exaltations anthropocentristes de la Renaissance ne vont pas tarder à s'y engouffrer.

4. Pandore au foyer

Selon l'auteur grec Hésiode, la première femme avait été richement dotée par les dieux: beauté, charme, habileté manuelle; mais elle avait aussi reçu des talents redoutables: ruse, fourberie, parole séduisante et art de tromper, ainsi qu'une jarre remplie de tous les maux imaginables. Or, Zeus avait destiné la charmante créature à servir de châtiment pour les hommes, coupables d'avoir accepté le feu dérobé par Prométhée. On sait ce qu'il advint: Pandore ouvrit la jarre et le malheur envahit l'humanité.

L'esprit de libre entreprise et de conquête, l'attirance pour la beauté, l'amour de la vie, la curiosité intellectuelle, et surtout la glorification de l'humain, sont autant de termes qui caractérisent la mentalité de la Renaissance. Cette ivresse d'autonomie et d'indépendance, cette soif de connaissances, contribuent fortement à promouvoir la pensée rationaliste, tout en favorisant de nouvelles formes esthétiques (quête idéaliste du Beau et de l'Harmonieux), la survalorisation de l'individu et de son énergie créatrice (la virtù), le retour aux valeurs païennes de l'Antiquité (néoplatonisme), le développement de la méthode expérimentale, des sciences et des techniques.

Ce bouillonnant melting-pot n'est pas sans danger. Un monde qui obéit à la devise de Rabelais: «Fay ce que vouldras» («fais ce que tu auras déterminé», cf. Gargantua, chap. 57) peut donner l'impression qu'il a enfin réalisé la synthèse entre la liberté chrétienne (le «tout m'es permis» de l'apôtre Paul) et l'épanouissement total de la nature humaine auxquels aspirent les Marcile Ficin, les Pic de la Mirandole, les Valla, et autres Léonard de Vinci. En réalité, c'est la vanité et l'égocentrisme qui revendiquent la préséance. Le christianisme est alibi. Et là où la raison avait projeté de gouverner, c'est souvent le cortège de toutes les passions, de toutes les fantaisies qui déboule, affublé à l'occasion des oripeaux des vieilles traditions ésotériques (cabale, alchimie). Rien d'étonnant donc que la Renaissance soit destinée à s'étouffer de ses propres excès, car la Raison n'est ni maîtresse d'elle-même, ni indépendante des sens. Elle ne peut enfanter de vérité universelle et intemporelle (même les concepts dits «scientifiques» doivent être revus et corrigés). Pire encore, elle est capable de se mettre au service des causes les plus inavouables, et de fortifier les despotes (Machiavel et son illustre ouvrage, Le Prince, dédié à Laurent le Magnifique en 1513, en est le meilleur exemple).

En bref, plus la raison s'émancipe et tend à s'affranchir de la Révélation biblique, plus l'arbitraire menace. C'est Pandore qui ouvre sa cruche.

5. A la croisée des chemins

Ce que nous venons de rappeler en termes trop succincts pour prétendre au parfait équilibre sonne durement. J'entends vos objections: Quoi! la Renaissance, cette aube magnifique de l'esprit européen, vaudrait-elle moins qu'une époque d'obscurité? N'avions-nous pas pour principe de dater la «modernité» à partir de là? La Renaissance n'a-t-elle pas marqué la «promotion de l'Occident, à l'époque où la civilisation de l'Europe a de façon décisive distancé les civilisations parallèles» (J. Delumeau) ? Cette nouvelle atmosphère culturelle n'a-t-elle pas contribué au surgissement de tant de génies: Dante, Marlowe, Shakespeare, Cervantès, dont les oeuvres semblent tellement plus fortes que les traités de scolastique? Et les premiers fondateurs de l'esprit scientifique moderne: Francis Bacon (1561-1626), Nicolas Copernic (1473-1543), Jérôme Cardan (1501-1576), Juan Luis Vives (1492-1540), Paracelse (1493-1541), et bien d'autres, n'ont-ils pas fait avancer l'histoire par leur rupture d'avec le monde de la scolastique aristotélicienne, voire des autorités ecclésiastiques?

De telles questions méritent une mise au point

  1. Nous croyons que la Renaissance a contribué de manière décisive à secouer les institutions et les paradigmes hérités d une hégémonie religieuse souvent imméritée. Sur bien des chapitres, les emprunts à la logique et à la physique aristotéliciennes avait mené l'Eglise à des positions absurdes, et sans justification biblique. Il était donc normal et bienvenu que l'on en revienne à une pensée moins encombrée de présupposés et de fausses catégories, et plus objective.
  2. Le «libre examen» cher aux humanistes ne nous apparaît pas comme malsain. Si ce droit nouvellement revendiqué a conduit les uns ou les autres à des procès avec l'autorité ecclésiastique ou judiciaire, nous ne saurions le déplorer, si ce n'est pour regretter les traitements arbitraires auxquels ils furent soumis.
  3. L'effervescence provoquée par la découverte de mondes nouveaux (au propre et au figuré), la créativité qu'elle a engendrée dans tous les domaines, l'attente de temps meilleurs qui habitait bien des esprits (souvenons-nous de l'Utopie, de Thomas More), tous ces éléments ne nous apparaissent pas, en eux-mêmes, comme des signes de dégénérescence, quoiqu'ils ne garantissent pas non plus le progrès spirituel et moral. Ils expriment le plus souvent un légitime besoin de changement et d'en avant.
  4. Enfin, il faut admettre que les excès de l'humanisme de la Renaissance sont en partie la conséquence des conceptions religieuses impérialistes de l'Eglise. En cherchant à imposer la théocratie au monde, Rome finit par favoriser le despotisme humain en son sein, et à le justifier à l'extérieur. En effet, la conception catholique romaine du «Royaume de Dieu» entraîne la création d'une caste de dirigeants, de privilégiés, d'une nomenklatura culturelle et économique, que l'exercice du pouvoir finira immanquablement par corrompre, dans ses doctrines et dans ses mœurs. Or, en ce qui regarde le clergé officiel, l'époque de la Renaissance est riche en souvenirs et en démonstrations d'abus de pouvoir, d'inconduite et de collusion avec les forces de Mammon, et l'on comprend que les meilleurs esprits de ce temps aient cherché à se distancer d'un tel système.

D'une certaine manière, le phénomène que nous avons décrit comme une aspiration à la clarté et à la liberté en parlant de la Grèce ancienne se reproduit à la Renaissance. A cette différence, de taille, que les hommes de la Renaissance reviennent au passé pour bâtir l'avenir. De cette prospection enthousiaste de leurs racines (bibliques ou païennes) vont naître de nombreux courants de pensée qui, en se combinant ou en s'opposant, vont modeler la culture occidentale actuelle. Nous en retiendrons quatre:

La théologie réformée «classique», qui prône une mise sous tutelle de la raison.
Le rationalisme, qui maintient la primauté de la raison.
L'empirisme, qui affirme la primauté de l'expérience.
Le mysticisme, qui vise à l'union avec le divin à travers le sentiment.

6. Sous tutelle

Sans revenir sur les causes de la Réforme et sur toutes les thèses défendues par les «protestants», il est utile de rappeler ici que la plupart d'entre eux étaient à l'origine des catholiques très au clair sur la doctrine et les mœurs du clergé. De plus, ils possédaient une solide érudition classique, et les philosophes grecs et latins leur étaient aussi familiers que les thèses humanistes du quattrocento. Le «libre examen» les prédisposaient sans doute à mieux cerner certaines questions, à comparer, à soupeser, d'un point de vue orthodoxe, mais aussi en changeant de perspective, en prenant un certain recul. On s'étonne donc que ces rescapés du grand brassage de la Renaissance et de l'école scolastique thomiste soient arrivés aux mêmes conclusions sur les dogmes essentiels, à savoir le statut unique de la Révélation biblique, l'œuvre médiatrice et expiatoire de Jésus-Christ, la nature humaine, le rôle capital de la grâce et de la foi dans l'œuvre du salut. Toutefois, nous souvenant des premiers conciles et des positions professées par l'Eglise primitive, nous constatons que le message des Réformateurs n'est pas neuf. C'est seulement l'exhumation de vérités injustement ensevelies. Tirées soudainement de l'oubli, à une époque où le pardon s'achète et où l'Eglise croule sous les superstitions, elles brillent d'un éclat incomparable.

L'une de ces vérités, c'est la dépravation totale de l'homme sans Dieu. Le péché originel n'a laissé aucune de ses facultés intacte. Par conséquent, l'observation du monde, son étude attentive, les spéculations de la raison, la méditation des notions de Beau ou de Bien, la pratique de rites ou de règles de comportement, aucune de ces choses n'amène à Dieu ni à aucun salut réel. Reprenant les termes de l'Ecriture, et spécialement de l'Evangile de Jean et de l'épître aux Romains, les Réformateurs insistent sur le fait que si la révélation générale de Dieu dans la nature, dans la conscience ou dans la raison suffisait pour s'élever par degrés jusqu'à la possession du salut parfait, les hommes n'auraient pas rejeté et crucifié la Vérité incarnée, le Logos de Dieu. Ils l'auraient au contraire accueilli. L'attitude innée de l'homme à l'égard de Dieu n'est pas celle de la soumission, mais celle du rejet et de l'insoumission (cf. Jean 1.5, 10,11; 3.19; Rom 1.18-21; 3.9-23). Le salut n'est pas simple affaire de connaissance, car ceux qui avaient la connaissance la plus exacte et la plus complète de la nature et de la volonté de Dieu ne lui ont pas été fidèles. Non, le salut est affaire de profonde repentance, d'abdication devant le Dieu souverain et trois fois saint, d'humble acceptation de la grâce, et du don du Saint Esprit. A moins que Dieu, de sa propre initiative, ne nous délivre, «nous sommes contraints de servir Satan», dit Luther en réponse aux thèses exprimées par Erasme dans sa Diatribe sur le libre arbitre (1524).

Etayons ce point en citant encore le même texte de Luther (Traité du serf arbitre, p.323): «Puisque l'Ecriture marque partout l'antithèse de Christ et de ce qui n'est pas de Christ, disant que tout ce qui est sans Christ est soumis à Satan, à l'impiété, à l'erreur, aux ténèbres, au péché, à la mort et à la colère de Dieu, – tous les passages qui parlent de Christ témoignent contre le libre arbitre. Or ces passages sont en nombre infini; ils sont dans toute l'Ecriture.»

Notons qu'il ne saurait être question, dans la pensée réformée, de condamner la raison naturelle infirme pour la remplacer par une faculté naturelle apparemment moins abîmée par le péché. Ni la conscience morale, ni la volonté, ni ce que Pascal appellera plus tard le cœur, ni les sentiments, aussi nobles fussent-ils, n'offrent en eux-mêmes le moyen de la réconciliation avec Dieu. Toutefois, l'œuvre de la Parole de Dieu dans la vie du croyant, l'activité du Saint Esprit et la puissance purificatrice de Christ en lui le transforment graduellement à l'image du Seigneur (2 Cor 3.17, 18; Rom 8.28-30). A la raison comme aux facultés de l'être tout entier s'ouvre un champ d'expression infiniment riche, pour autant que le disciple se mette à la tâche (à l'instar des inlassables Réformateurs). D'où cette exhortation de Paul aux Philippiens: «Au reste, frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l'approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l'objet de vos pensées» (Phil 4.8).

Dans la mesure où les héritiers de la Réforme sauront maintenir la raison sous cette tutelle, elle se révélera hautement bénéfique au développement culturel et moral des régions favorables à l'Evangile biblique. Mais dès l'instant où les chrétiens s'éloigneront de la Révélation normative de Dieu, se mettant à douter de l'inspiration de l'Ecriture, ou à lui adjoindre d'autres sources de «vérité», à en relativiser le message, ils commenceront à se placer au-dessus d'elle, et se livreront à nouveau aux velléités de leur raison naturelle. Il faut donc, pour que la raison du chrétien fonctionne sainement, une constante acceptation des décrets de la Parole, et une constante réflexion sur les tenants et les aboutissants de celle-ci, sans négliger une mise en pratique de ses enseignements (cf. Ps 1; Ps 119; Jean 16.12-15; 17.13-26). C'est ainsi qu'une vraie relation personnelle avec Christ lui-même pourra se développer, pleine de joie et de confiance, et s'épanouir en un témoignage constructif au cœur de la société civile.

7. L'idole patchwork

Les querelles philosophiques et religieuses de la Renaissance, puis de la Réforme, laissent présager quelle sera l'évolution de la pensée occidentale dans les siècles suivants. Le rationalisme moderne provient du mélange en patchwork d'influences diverses:

  • Le paradigme introduit par la dichotomie nature/grâce (Thomas d'Aquin)
  • Le leitmotiv des humanistes de la Renaissance: «l'homme est la mesure de toutes choses»
  • L'héritage des nominalistes (rationalistes scolastiques) du Moyen Age (Roscelin, fin du 11e siècle; Guillaume d'Occam, 14e siècle)
  • L'héritage des conceptualistes (Abélard, 12e siècle), et leurs tentatives de réconcilier le rationalisme (tendance nominaliste) et l'empirisme (tendance réaliste)
  • Un certain nombre de valeurs et de concepts empruntés au christianisme primitif (notions de liberté, de cohérence du monde, de finalité de l'histoire, de responsabilité, d'individualité etc...)

Avec le temps, le rationalisme moderne imposera des concepts qui infiltreront toute la pensée occidentale. Parmi ceux-ci:

  1. L'homme est responsable de donner un fondement et un sens à son existence; l'homme honnête et sage s'efforcera de suivre des principes mûrement établis, particulièrement dans les situations qui risquent de le détourner de son devoir ou du bien public (R. Descartes, 1596-1650; E. Kant, 1724-1804)
  2. L'homme peut parfaitement analyser tous les phénomènes religieux et les comprendre par sa raison (P. Bayle, 1647-1706; Malebranche, 1638-1715; A. Renan, 1823-1892; et d'une manière générale, toute la critique biblique libérale)
  3. L'homme peut éventuellement tirer quelque profit de la lecture de la Bible, comme de l'étude de n'importe quelle religion, mais il lui appartient de ne retenir que ce qui lui semble raisonnable (déisme et syncrétisme des Lumières et des Encyclopédistes; culte de la Raison et de l'Etre Suprême des Révolutionnaires français, années 1790)
  4. L'homme possède en lui-même suffisamment de discernement et de sens critique pour orienter ses investigations dans le sens d'une meilleure con-naissance de soi et du monde, et d'une amélioration de sa nature (positivisme d'A. Comte, 1798-1857; philosophies du Progrès)
  5. L'homme ne se réalise pleinement que par son travail et par l'accroissement de son bien-être (J. Locke, 1632-1704, dans ses Traités du gouvernement civil; capitalisme libéral, économisme)
  6. L'homme, être social, ne peut se réaliser totalement que dans une société libre et équitable; l'histoire se construit rationnellement et inéluctablement dans le sens de cette réalisation (matérialisme dialectique, socialisme, communisme; Hegel, 1770-1831; Marx, 1818-1883; Lénine, 1870-1924).
  7. L'homme se rendra maître de la nature par la science, et assurera ainsi sa survie, sa sécurité et sa prospérité (scientisme, technicisme).

Entre la fin de la Renaissance et le 20e siècle, ces présupposés seront modulés d'innombrables manières, mais les options de base resteront bien présentes. Remarquons d'emblée que certains articles énoncés ci-dessus sont complémentaires, mais que d'autres sont antinomiques. Et comme nous le rappellerons maintenant, ils sont tous, pris isolément, fortement remis en question par les partisans des tendances radicales de l'empirisme et du mysticisme.

8. La Raison chahutée

Les nouveaux absolus du rationalisme, leur éloignement du Dieu de la Bible et de la notion de salut enseignée par l'Ecriture, les impasses historiques et les naufrages idéologiques dont notre histoire occidentale est jalonnée, tout cela peut expliquer qu'en dépit du succès des philosophies rationalistes, des voix ne cessent de s'insurger contre leurs partis pris réducteurs. Au Culte de la Raison succèdent souvent des comportements irrationnels, et là où semblaient triompher des principes, des lois, des «impératifs catégoriques», et toute une armada de symboles verbaux et de représentations mentales, c'est l'humain le plus élémentaire et le plus instinctif qui prend un malin plaisir à rappeler son existence.

C'est ainsi que les courants empiriste et pragmatiste, ou encore le sensualisme, vont sans cesse faire valoir leurs droits, dans la ligne de Locke, Hume, Condillac, Husserl, Scheler, Heidegger, et de tant d'autres. Ils avanceront l'idée que l'homme est capable de déduire tous les grands principes de la raison (et d'un comportement raisonné) à partir de l'expérience et (ou) de la sensation brute. L'ironie de telles positions, c'est que pratiquement tous ces penseurs défendront leurs thèses, et construiront leurs systèmes, d'une manière rigoureusement rationnelle ! Les formes contemporaines de l'existentialisme (qui est aussi un humanisme, comme l'a déclaré J.- P. Sartre) vont dans ce sens. En refusant de reconnaître la réalité d'une essence humaine (c'est à dire d'une nature humaine préétablie et universelle), et en affirmant que l'homme n'est pas, mais qu'il devient ce qu'il se fait, les existentialistes marchent à la fois dans les traces du rationalisme hégélien, et dans celles des pragmatistes les moins favorables au rationalisme. Du reste, notre siècle offre d'autres exemples de rationalismes bizarrement mâtinés d'empirisme, tel l'«empirisme logique», ou néopositivisme, de R. Carnap (1891-1970), selon lequel tout peut être connu scientifiquement pourvu que l'on renonce à parvenir à la détermination illusoire d'une nature des choses qui serait cachée sous les phénomènes.

On peut essayer d'expliquer la confrontation rationalistes/empiristes de différentes façons. L'une d'entre elles est la mise en évidence de certains déraillements du rationalisme. Par exemple, le rationalisme s'est souvent permis d'appliquer des modèles logico-mathématiques à des objets qui ne pouvaient se laisser saisir par de tels instruments. Ou il s'est cru autorisé à utiliser ces mêmes modèles pour statuer sur l'essence des choses, de Dieu, de la nature, etc. A force de spéculer sur ce qui ne le regardait pas, le rationalisme s'est souvent discrédité. Nous croyons pour notre part que l'origine de tous les déraillements est essentiellement à l'endroit où l'apôtre Paul l'avait localisée : les humains ont délibérément tourné le dos à la Révélation de Dieu (présente dans la nature, mais aussi dans le Logos incarné et dans le Logos de L'Ecriture). De ce fait, «ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres» (Rom 1.21).

Quant à l'approche mystique, elle a ses représentants à toutes les époques (nous avions mentionné la gnose antique, remise au goût du jour par les dévots du Nouvel Age). Rappelons quelques noms: Saint Jean de la Croix (16e siècle), Maître Eckhart (14e siècle), Jacob Böhme (16e siècle), Sainte Thérèse d'Avila (16e siècle), et l'écho qu'ils ont produit chez des penseurs comme Bergson ou Simone Weil. Chrétienne ou non, cette approche diffère de l'approche rationaliste en ce qu'elle cherche à se fondre dans un «Autre» tout différent et supérieur, alors que le rationaliste recentre tout sur le sujet pensant. Mais l'histoire en général a prouvé l'insuffisance d'une telle attitude, susceptible d'élans sublimes, mais aussi des pires déviances idéologiques, sectaires ou obscurantistes. Or, les grandes remises en question de l'esprit cartésien, les grands doutes au sujet de la toute-puissance de la science, la méfiance actuelle à l'égard de l'ordre, des structures, et des institutions, participent de cette quête mystique d'un absolu directement sensible et accessible, d'un bonheur de nature purement expérimentale et religieuse.

Les hippies et Mai 68 se sont coulés dans ce mouvement, et la mode toujours plus prisée des religions orientales, de l'ésotérisme, de l'irrationalisme, et des disciplines du «bien-être» indique où souffle le vent. Pour une plus ample étude de ces tendances, nous recommanderons deux ouvrages. Le premier, d'un penseur chrétien bien connu: Francis Schaeffer, et son classique Démission de la Raison (Ed. de La Maison de la Bible, Genève, CH); le second d'une philosophe contemporaine de bon sens: Dominique Terré-Fornacciari, Les Sirènes de l'Irrationnel (Albin Michel, Paris, 1991).

9. Il faut savoir raison garder

Le monde moderne ne peut se passer d'un recours intense et quotidien à la raison pratique. Renoncer aux outils logiques, aux concepts éminemment subtils de la science, ou tout simplement à tous nos choix quotidiens fondés sur des décisions rationnelles, projetterait la terre dans le chaos.

Mais comme nous l'avons souligné dans notre introduction, il règne dans les esprits une forme sourde de rejet et d'irritation à l'égard de cette puissante idole. Elle n'a manifestement pas rempli toutes ses promesses, ni satisfait tous les besoins.

Cependant, le monde moderne sait qu'il serait mal avisé de sombrer sans restriction dans des systèmes fondés sur les seuls critères du pragmatisme ou sur les chimères du mysticisme. Il semble tenir à conserver quelques valeurs morales, et quelques garde-fous, malgré son attirance pour l'utilitarisme, pour l'hédonisme, et pour le pluralisme. Bref, il assure ses arrières.

Le seul chemin hors de l'ambiguïté et de la perte totale d'un sens cohérent ne passe pas, pour nos sociétés déchristianisées, par l'abandon de la raison, mais par le constat raisonnable dont parlait Pascal: que la raison avoue son insuffisance, reconnaisse qu'elle ne parvient jamais à l'essentiel, à Dieu, au salut, et encore moins à la vraie paix et à la vraie sécurité.

Comme l'enfant prodigue, il faut que la raison s'humilie, et revienne au Père, car «toute grâce excellente et tout don parfait descendent d'en haut, du Père des lumières, chez lequel il n'y a ni changement ni ombre de variation» (Jac 1.17).

Alors seulement, sous le regard du Père, dans sa présence, et avec l'assurance de son amour miséricordieux, la raison comme les sens, l'esprit et le cœur, apprendront à coexister en harmonie, et à vivre pour de bon.

Texte tiré de la revue PROMESSES.

 


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